Le plan de Trump pour Gaza, reflet de la vision du monde des oligarques de la tech

Au mépris des règles internationales et des procédures démocratiques, les « broligarques » (oligarques de la tech) états-uniens veulent refaire non seulement leur pays, mais aussi le reste du monde, y compris Gaza.

Fév 19, 2025 - 17:53
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Le plan de Trump pour Gaza, reflet de la vision du monde des oligarques de la tech

Elon Musk et plusieurs autres oligarques de la Silicon Valley jouent un rôle clé dans l’entourage de Donald Trump. Leur idéologie libertarienne ne se manifeste pas seulement en politique intérieure ; elle se propage également à la politique extérieure, et le plan consistant à vider Gaza de ses habitants pour faire du territoire une « nouvelle Riviera » correspond pleinement à leur vision.


Le retour à la Maison Blanche de Donald Trump a été ponctué de plusieurs déclarations annonçant sa volonté de mener des coups de force unilatéraux. Les propos tenus par le président des États-Unis le 4 février dernier lors d’une conférence de presse conjointe avec le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou et réitérés à plusieurs reprises depuis sur une potentielle prise de contrôle de la bande de Gaza pour la transformer en nouvelle « Riviera » et en expulser les quelque 2 millions de personnes qui y survivent aujourd’hui dans des circonstances épouvantables symbolisent de manière spectaculaire une approche qui consacre la primauté de la force sur le droit.

La politique de Trump pour le Moyen-Orient se dessine avec plus de précision et dissipe l’illusion d’un « non-interventionnisme » dans cette région qui serait nourri par la présence d’un courant isolationniste au sein de la nouvelle équipe ou encore par la rhétorique officielle de priorité à la confrontation stratégique avec la Chine.

Au-delà des sympathies pro-israéliennes d’un large courant religieux et politique soutenant Trump, cette approche interventionniste offensive de l’administration états-unienne est étroitement liée au projet de la nouvelle élite qui vient d’accéder au pouvoir.


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Les oligarques de la tech, qui jouent un rôle central soit au sein de l’équipe en place à Washington, soit à ses marges, rejettent l’architecture de sécurité internationale et les institutions afférentes, les considérant comme obsolètes ; surtout, profondément méfiants envers l’État sous toutes ses formes et dédaigneux des procédures démocratiques, ils voient le monde avant tout comme un agglomérat de zones dont le potentiel économique doit être exploité. Gaza, pour eux, est donc dans une large mesure une opportunité à saisir.

Une idée avancée avec insistance

La proposition avancée par Donald Trump consistant à déplacer la population de Gaza résonne agréablement à l’oreille de Benyamin Nétanyahou, qui l’a d’ailleurs rapidement qualifiée de « révolutionnaire ». D’autant que le président états-unien a comparé, lors de ladite conférence du 4 février dernier, le « petit territoire » d’Israël au Moyen-Orient à la taille d’un stylo sur son bureau, estimant qu’il n’était « pas bon » qu’Israël dispose d’un si « petit morceau de terre ».

Cette nouvelle sortie sur Gaza s’inscrit dans une suite de déclarations controversées depuis plusieurs mois. Le 17 août 2024, à Bedminster (New Jersey), Donald Trump affirmait qu’Israël était un « tout petit point » sur la carte et se demandait s’il n’y avait pas « moyen d’en obtenir plus ». Idée déjà suggérée en mars 2024, si l’on en croit le gendre du président Trump, Jared Kushner, qui percevait alors dans le contexte de la guerre à Gaza la promesse d’un horizon favorable à la fois aux intérêts d’Israël et aux investissements économiques américains, et faisait l’éloge du potentiel « très précieux » des « propriétés en bord de mer », suggérant qu’Israël déplace les civils pour « nettoyer » la bande.

Au-delà du parti pris idéologique en faveur d’Israël, assumé par certains membres de l’administration Trump (comme le secrétaire d’État Marco Rubio, le conseiller à la sécurité nationale Mike Waltz, ou encore le secrétaire à la défense Pete Hegseth), et la conviction de l’« exception israélienne » de la tendance isolationniste, courant représenté notamment par le futur sous-secrétaire à la défense chargé des questions politiques Elbridge Colby, ces déclarations, qui reflètent assurément le solide consensus existant au sein de l’administration sur le soutien continu et sans faille à Israël, corroborent le nouveau projet des oligarques de la Silicon Valley, proches de Trump.

Quand les « demi-dieux » veulent refaire le monde

Ces oligarques de la tech, parfois qualifiés de « broligarques », souhaitent imposer leur propre système de valeurs et s’affranchir des normes existantes – et cela, non seulement en politique intérieure, mais aussi en politique étrangère.

Derrière la figure ultramédiatisée d’Elon Musk, nommé à la tête du département de l’efficacité gouvernementale en compagnie d’un autre homme d’affaires richissime, Vivek Ramaswamy, il y a aussi le vice-président J.D. Vance, avocat d’affaires proche des milliardaires de la Silicon Valley, dont Peter Thiel et Steve Case ou encore Steve Witkoff, magnat de l’immobilier qui entretient des relations avec les investisseurs les plus influents de ladite vallée californienne et qui a été nommé envoyé spécial pour le Moyen-Orient.

Ces personnalités incarnent le courant libertaire radical axé sur les possibilités offertes par la révolution numérique, dont l’idéologie et le projet sont mis en lumière dans le livre de l’historien canadien Quinn Slobodian Crack-up Capitalism: Market Radicals and the Dream of A World Without Democracy.

L’auteur dresse le constat d’une croissance fulgurante des zones économiques spéciales — zones géographiquement délimitées, soumises à un régime juridique spécifique qui offre des incitations fiscales, administratives et douanières pour attirer les investissements et libérer l’esprit d’entreprise –, passées de quelques centaines en 2009 à 5 400 en 2019. Dans une formule métaphorique, il rappelle que ces zones économiques « perforent la tapisserie » économique et politique conventionnelle des États-nations.

Selon Slobodian, le point saillant de ce courant libertaire radical est son aversion à l’égard de l’État-nation libéral et démocratique. Cette réflexion est partagée par l’ancien ministre grec des finances Yanis Varoufakis, qui signe dans le Monde du 3 janvier un article intitulé « Les géants de la Big Tech se sont installés dans le bureau Ovale » où il rappelle que la bible de Patrick Thiel, l’investisseur le plus influent de la Silicon Valley proche de Donald Trump et des principaux membres de son équipe est The Sovereign Individual: Mastering the Transition to the Information Age, un livre de James Dale Davidson et Lord William Rees-Mogg, paru en 1997, comparant les ultrariches aux dieux de l’Olympe et légitimant leur domination.

L’ouvrage proclame la suprématie de l’individu souverain libéré de toute contrainte. Varoufakis souligne ainsi dans son article :

« Quant à Thiel lui-même, il explique qu’il aime ce mauvais livre parce qu’il offre une prédiction “exacte” d’un futur qui n’inclut pas les États puissants qui nous gouvernent aujourd’hui. Ce qu’il oublie de mentionner, bien sûr, c’est que dans le futur dont il rêve, le pouvoir exorbitant sera monopolisé par des hommes comme lui. Au moins, il reconnaît que sa version de la liberté est incompatible avec la démocratie. »

Les deux auteurs mettent en exergue le fait qu’au sein de cette nouvelle élite il existe une opposition entre démocratie et liberté, le système démocratique apparaissant comme un système qui encadre, régule et, par conséquent, qui limite voire étouffe la liberté des entrepreneurs. Pour préserver la liberté, il devient donc nécessaire de se défaire de la démocratie.

À cet égard, le 17 janvier dernier, dans son discours d’adieu à la nation aux accents prophétiques, le président sortant Joe Biden a mis en garde contre les « conséquences dangereuses » d’une « concentration du pouvoir entre les mains d’un très petit nombre de personnes ultrariches » (le complexe techno-industriel) qui ne serait pas suffisamment contrôlée et qui mettrait en péril la démocratie – des propos qui font écho à ceux de Dwight Eisenhower qui avait, en 1964, tiré la sonnette d’alarme contre la création d’un « complexe militaro-industriel ».

Si l’action des « demi-dieux », décrits dans l’Individu souverain tend à « perforer » les États dans des zones de plus en plus nombreuses, elle semble davantage encore encline à faire main basse sur les territoires, là où il n’existe pas d’État, comme c’est le cas aujourd’hui dans la bande de Gaza.

Dans les relations internationales, cette vision se traduit par la fin de la négociation et du compromis, une volonté de gouverner par la force, comme le résume de façon éloquente le slogan favori de Donald Trump « Peace Through Strength ». Elle n’accorde aucune voix à l’opposition des peuples réduits à l’impuissance, comme en témoignent les déclarations répétées du président états-unien sur la prise de contrôle de Gaza et le déplacement de ses habitants.

Gaza deviendrait donc un laboratoire d’essai de la politique du coup de force, de la confiscation de territoires et de l’expulsion des populations, une zone où l’utopie de l’affranchissement de toutes les contraintes du droit devient possible.

Un projet voué à l’échec ?

Toutefois, malgré le solide consensus existant aujourd’hui au sein de la nouvelle équipe Trump – tous courants confondus – sur le soutien à apporter à la politique du gouvernement Nétanyahou qui entend définitivement enterrer la perspective de la création d’un État palestinien et vider la bande de Gaza de ses habitants, plusieurs facteurs font concrètement obstacle à la mise en œuvre de ce projet.

Les propos de Donald Trump ont été vivement critiqués par tous les Palestiniens interrogés par les médias, qui ont écarté catégoriquement toute hypothèse d’un départ :

« Nous ne quitterons ni nos terres ni nos maisons, malgré les destructions massives et tout ce qui s’est passé à Gaza, nous sommes ici et nous resterons ici. »

Par ailleurs, malgré l’insistance du président des États-Unis pour que l’Égypte et la Jordanie acceptent d’accueillir sur leur territoire la population gazaouie dont il a planifié le départ, les deux pays ont fermement rejeté cette option.

Enfin, il est frappant de constater que même la position de l’Arabie saoudite a notablement évolué depuis le début de la guerre de Gaza. En dépit des effets d’annonce du premier ministre israélien qui « pense que la paix entre Israël et l’Arabie saoudite n’est pas seulement possible, (mais) qu’elle va se produire », les déclarations officielles saoudiennes écartent toute perspective de normalisation en l’absence d’une solution à deux États.

Le prince Turki Al-Fayçal, ancien directeur général de l’agence saoudienne de renseignement, s’est fendu d’une lettre ouverte à Donald Trump pour lui rappeler que :

« Le peuple palestinien n’est pas un immigrant illégal à expulser vers d’autres terres (…). S’ils doivent être déplacés de Gaza, ils devraient être autorisés à retourner chez eux et dans leurs orangeraies et oliveraies à Haïfa, Jaffa et dans d’autres villes et villages qu’ils ont fuis ou dont ils ont été chassés de force par les Israéliens. »

En conclusion, si, avant la guerre à Gaza, Riyad a pu considérer que la question palestinienne ne constituait plus un obstacle à la normalisation de ses relations avec Tel-Aviv, elle semble désormais percevoir la politique du gouvernement israélien, opportunément soutenu par la nouvelle administration Trump, comme un facteur de déstabilisation croissant susceptible de faire éclater l’architecture régionale.

Le poids dont bénéficie l’Arabie saoudite dans la région et le maintien d’une position ferme de l’Égypte pourraient suffire à rendre inopérant le projet porté par l’administration états-unienne et par les « broligarques » aux yeux desquels Gaza, comme le reste du monde, n’est qu’un objet de plus à marchander.The Conversation

Lina Kennouche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.