Quand les outils numériques génèrent des expériences négatives au travail
Pourquoi des salariés se sentent-ils surnumérisés au travail, et pas d’autres ? Loin d’être un phénomène objectif, la surnumérisation correspond à des contextes et à des perceptions différentes.

Pourquoi des salariés se sentent surnumérisés au travail, et pas d’autres ? Loin d’être un phénomène objectif, la surnumérisation correspond à des contextes et à des perceptions différentes. D’où la difficulté de les appréhender et de bien agir pour y remédier.
Comme tous les matins, Mariana profite de son trajet en métro pour consulter ses courriels professionnels ainsi que les derniers messages sur Teams et WhatsApp. Arrivée au bureau, tandis qu’elle ouvre son PC portable, son smartphone s’éclaire de notifications : les dernières actualités de la presse, un tag de son collègue Stéphane sur LinkedIn, l’appli SNCF confirmant le trajet pour Bordeaux… Et c’est au tour de son PC de s’éclairer par l’ouverture automatique de sa messagerie professionnelle, Teams et l’Intranet.
Elle s’aperçoit ainsi qu’elle a oublié un rdv (satané agenda qui ne s’est pas synchronisé sur son smartphone !) alors qu’un autre rdv débute dans dix minutes. Le temps de valider les congés de son équipe sur le logiciel RH… Mais voilà qu’elle ne parvient à se connecter au logiciel (aurait-elle oublié son mot de passe ?). Elle s’apprête à faire un ticket au service support informatique, mais son rdv vient d’arriver…
Une expansion des outils numériques au travail
Cette situation vous est familière ? Alors comme Mariana, vous travaillez dans un contexte de surnumérisation, c’est-à-dire une expansion des outils numériques dans le travail. Cette surnumérisation n’est pas sans effet sur la qualité de vie au travail.
Comme 59 % des salariés français, Mariana a de plus en plus d’informations à traiter du fait de la surnumérisation et, comme 62 % des salariés français, elle a la sensation de devoir être plus réactive, selon les données de l’étude HRM Transformation lab)
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Toutefois, mes travaux de thèse en collaboration avec Rennes Ville et Métropole montrent que tout le monde ne perçoit pas la surnumérisation et, encore moins, de la même manière. Décryptage.
La surnumérisation, pas qu’une affaire de nombre !
À la question « Vous sentez-vous surnumérisé au travail ? », il était rare que les agents interrogés y répondent catégoriquement. Un oui pouvait cacher un non. Et inversement. Ces réponses plus ou moins floues traduisaient toute l’ambivalence du sujet.
D’abord, des agents pouvaient percevoir une expansion des outils numériques sans que cela ne produise d’insatisfactions majeures. Au contraire même, des agents pouvaient exprimer une surnumérisation positive, par exemple, en se sentant plus compétents dans la réalisation de leurs tâches par l’usage de différentes applications ou encore en se sentant plus proches de collègues par les multiples canaux de communication.
Bien souvent donc, les agents indiquaient percevoir différentes expériences de surnumérisation, pouvant être négatives ou positives, et fluctuant selon les outils manipulés et les situations vécues. Ainsi, des agent ayant peu d’outils numériques à manipuler dans le travail pouvaient très bien se sentir surnumérisés, car « dépassés » par cet environnement numérique.
Dix dimensions d’expériences de surnumérisation
En décortiquant les expériences numériques décrites par les agents lors des entretiens, dix dimensions d’expériences de surnumérisation ont pu être identifiées, résumées dans le tableau ci-dessous.
L’analyse des expériences numériques décrites par les agents interrogés montre que ces dimensions sont très souvent combinées. Ainsi, en comparant les expériences numériques vécues des agents, trois types de surnumérisation négatives ont été mis en évidence.
Le trop plein d’informations
Le « digital surchargé ». L’agent vit alors une surnumérisation négative combinant les dimensions informationnelle, communicationnelle, cognitive et corporelle. Il fait face continuellement à un « trop » d’informations reçues qui attendent d’être traitées, provenant de différents canaux de communications et de divers interlocuteurs.
L’agent se perçoit « sous pression » en permanence et se sent tenu par un rythme de traitement des demandes et de production plus rapide. Cet état d’alerte constant épuise l’agent cognitivement : il ressent des difficultés de concentration, une tendance à se disperser ou des difficultés de mémorisation. Il est aussi atteint physiquement, en raison de mauvaises postures, de fatigue visuelle ou de troubles oculaires, voire d’électrosensibilité…
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Outils bricolés
Le « digital exigeant » constitue la deuxième catégorie. L’agent vit alors une surnumérisation négative combinant les dimensions, aide à la tâche, collaboration, autonomisation et psychique. Il fait face à de l’obsolescence des outils numériques et/ou fait l’expérience de nombreux incidents. Il se sent mal-numérisé » et il a tendance à multiplier les « outils bricolés » pour faire face à l’obsolescence ou aux incidents.
Son efficacité au travail apparaît entravée : l’agent se sent « contraint » et « empêché » par ses outils qui ne lui permettent pas de travailler comme il le souhaiterait. Ces limitations peuvent générer colères, frustrations et états de panique, pouvant causer une perte de confiance envers l’environnement numérique.
L’activité transformée
Le « digital novice » ou le « digital dépassé ». L’agent vit une surnumérisation négative combinant les dimensions informationnelle, sociabilisant, aide à la tâche et psychique. L’agent, éloigné du numérique et/ou faisant face à l’arrivée d’un nouvel outil, voit son activité se transformer.
S’en suit une période de désapprentissage et d’apprentissage générant un flux important d’informations pouvant être source de stress. L’agent peut se sentir isolé et/ou dévalorisé dans son métier, ressentant par exemple un sentiment d’obsolescence à l’égard de la technologie, une peur de ne pas avoir les compétences nécessaires pour bien l’appréhender.
Ces types de perception ne sont pas des profils figés. Un agent peut très bien évoluer sur ces trois types de perception à des intensités différentes dans le temps. Par exemple, un agent peut très bien se sentir surnumérisé du fait de la masse d’informations quotidienne à traiter. Ce traitement peut être particulièrement ralenti du fait de l’obsolescence d’outils numériques, nécessitant très souvent de pallier ces manquements par du bricolage d’outils. Ce même agent peut alors se sentir encore plus surnumérisé devant la présentation d’un nouvel outil métier à manipuler, perçu alors comme « l’outil de trop ».
L’importance du vécu
La surnumérisation est-elle un problème ? Il est bien difficile de répondre de façon catégorique à cette question. Quand des agents perçoivent de la surnumérisation positive, est-ce une bonne chose ou est-ce que cela peut être problématique ? Comment savoir quand la surnumérisation est problématique puisqu’elle peut fluctuer selon les expériences vécues des agents ? Et quelles réponses (services, accompagnements) apporter lors d’expériences de surnumérisation négative ?
Toutes ces questions nous imposent de considérer le sujet de la surnumérisation en tenant compte de sa complexité. D’abord, car le phénomène de surnumérisation nécessite plusieurs niveaux d’analyse (individuel, collectif, organisationnel, sociétal). D’où l’importance d’étudier ce phénomène en contexte réel. Ensuite, car l’étude de la sur-numérisation pose des réflexions éthiques et stratégiques sur les modèles organisationnels. Elle s’intéresse par exemple à la pénibilité que le numérique peut représenter. Elle s’interroge également sur le sens et l’efficacité réelle apportée par la technique : quels effets bénéfiques pour l’organisation et son écosystème ? Est-ce que ces choix sont soutenables et toujours désirables dans notre monde ?
Rennes Ville et Métropole a décidé d’adresser ces questionnements en initiant ce travail de recherche sur la surnumérisation. Engagée en matière de politique numérique responsable et convaincue de la nécessité de travailler sur les effets de la surnumérisation, la collectivité souhaite par cette thèse enrichir son plan de prévention pour améliorer la qualité de vie au travail des agents et pour éventuellement réviser les dotations ou les usages et accompagnements numériques.
Les recherches de Séverine Halopeau bénéficient d’un financement de Rennes Ville et Métropole dans le cadre d'un contrat CIFRE avec le LITEM.