Yémen : comment les Houthis forment une génération de combattants

Sur les 30 % du territoire du Yémen qu’ils contrôlent, les Houthis ont transformé en profondeur le système éducatif dans l’optique de légitimer leur pouvoir et de promouvoir leur projet politico-religieux.

Mai 12, 2025 - 15:31
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Yémen : comment les Houthis forment une génération de combattants

Tandis que l’attention internationale se concentre sur le retour des Houthis sur la liste des organisations terroristes internationales ou sur leurs attaques en mer Rouge, leur rapport à la gouvernance est, lui, sous-étudié. Or, lors de la saisie du pouvoir par un mouvement armé contestataire, l’examen de sa fabrique paradoxale de l’État dans la guerre et de ses pratiques éducatives offre une compréhension sans égal de son projet et du processus de façonnage d’un imaginaire politique.


Depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump a replacé les Houthis sur la liste américaine des organisations terroristes internationales afin de sanctionner leurs attaques en mer Rouge. En réponse, des manifestations massives sont organisées chaque semaine dans la capitale yéménite, Sanaa, en soutien à la cause palestinienne et pour dénoncer les ingérences américaines au Moyen-Orient et les frappes visant leurs positions. Tandis que l’attention médiatique se focalise sur ces tensions géopolitiques, un autre aspect du pouvoir houthi reste largement ignoré : sa politique éducative.


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Qui sont les Houthis ?

Les Houthis, aussi appelés Ansar Allah (en français les partisans de Dieu) sont un mouvement politico-religieux qui contrôle, depuis septembre 2014, le nord-ouest du Yémen, dont Sanaa, la capitale. Se réclamant d’une minorité au sein de l’islam chiite, le zaydisme, ils ont su capitaliser sur la fragmentation de l’État yéménite suite à la destitution en 2012 de l’ancien président de la République, Ali Abdallah Saleh, afin de s’emparer d’un territoire constituant environ 30 % de la superficie totale du pays.

Cette organisation, qui naît dans les années 1980-1990 dans la région septentrionale de Saada sous le nom de « Jeunesse croyante » (en arabe al-shabāb al-muʾmin), organise initialement des cours de religion pour les jeunes. Après six guerres qui l’opposent au pouvoir central (2004-2010) et la mort de son fondateur, Hussein al-Houthi, le mouvement restructure son projet : désormais, il s’agit pour lui d’exercer, sur le territoire qu’il contrôle, les fonctions d’un État.

Carte du Yémen détaillant les factions en présence (mars 2024)
Carte du Yémen détaillant les factions en présence (mars 2024). Sanaa center for strategic studies/The Yemen Review/21871

Les Houthis impulsent notamment une réforme générale du système éducatif à l’initiative du charismatique Yahia al-Houthi, ministre de facto de l’Éducation en fonction jusqu’en août 2024. Proche du leader Abdelmalik al-Houthi et fort de sa longue carrière de parlementaire, Yahia s’appuie sur le concept d’unité pédagogique (al-waḥda al-tarbawiyya) pour former une génération de révolutionnaires, que les Houthis nomment « la génération du cri » (jīl al-ṣarkha). Cet article questionne les effets de cette réforme et propose une analyse conceptuelle combinatoire qui s’intéresse à la syntaxe logique du matériel pédagogique houthi. Il se fonde sur des sources recueillies (entretiens, ressources documentaires, images fixes, presse audiovisuelle et sources orales) lors d’une enquête sur la sociologie de l’éducation chez Ansar Allah.

Cérémonie religieuse pour les effectifs des camps d’été (enfants) et des cours culturels (adultes), Ansar Allah media center, non datée
Cérémonie religieuse pour les effectifs des camps d’été (enfants) et des cours culturels (adultes), non datée. Ansar Allah media center

De la jeunesse yéménite en proie à la « houthisation » de la société à la militarisation de l’éducation

La « houthisation » (ḥawthana) est une politique publique menée par Ansar Allah depuis son accession au pouvoir. Elle consiste à exposer les fonctionnaires à des formations culturelles (dawrāt thaqāfiyya) où l’idéologie du mouvement est enseignée par des partisans de la première heure.

Depuis 2017, cette initiative existe également pour les mineurs : elle prend la forme de camps d’été (marākiz ṣayfiyya) et s’inspire de modèles du scoutisme du Hezbollah libanais. Ces camps rassemblent des jeunes originaires de toutes les zones contrôlées par le mouvement et permettent une éducation de masse. Ils ambitionnent de créer une société de la résistance, d’assurer un enracinement des valeurs religieuses et de promouvoir un récit nationaliste de lutte contre l’agresseur étranger. Ce sont des lieux propices à la militarisation de l’éducation. La visite d’officiers des forces armées d’Ansar Allah dans les classes devient régulière et les enfants sont exposés de plus en plus jeunes au maniement des armes.

Salut militaire des effectifs des camps d’été, Saba, 12/12/2024
Salut militaire des effectifs des camps d’été, Saba, 12 décembre 2024.

Les cours acculturent la jeunesse à la mort, à la guerre et à l’impératif du jihād et de la résistance contre l’ennemi, l’agresseur et l’envahisseur étranger. Le recrutement s’organise sous le commandement des superviseurs (mushrifīn) et implique une multitude d’acteurs, dont des formateurs spécialisés.

Visite dans une école du général de brigade Yahya Saree, porte-parole des forces armées d’Ansar Allah, mai 2023. Compte Twitter officiel de Yahya Saree

Dès 2016, avec l’intensification des combats et les premiers revers militaires, des phases de recrutement de masse ont été enclenchées et des systèmes de quotas ont été imposés par le comité national à la mobilisation (al-lujna al-markaziyya fī al-ḥashd wa al-ta’ẓīm), placé sous la direction du docteur Qasim al-Humran.

Intervention du président Mahdi al-Mashat, d’oulémas et de formateurs houthis dans une école, non sourcé, non daté
Intervention du président Mahdi al-Mashat, d’oulémas et de formateurs houthis dans une école, non sourcé, non daté. Fourni par l'auteur

En parallèle, les canaux de communication affiliés aux Houthis publient des clips de propagande mettant en scène de jeunes enfants en tenue militaire qui affirment leur soutien à la résistance nationale face à « l’agression ».

Depuis le 7 octobre 2023, de tels contenus sont largement mobilisés en soutien à la cause palestinienne et aux attaques houthies contre les intérêts israéliens. Les futures unités d’infanterie expérimentent ainsi le tir sur des cibles fixes et mouvantes, le camouflage, la progression en terrain ennemi, ou encore les tactiques de repli, mais également des sessions plus symboliques, consistant par exemple à piétiner des drapeaux états-uniens ou israéliens.

Tordre les récits, tronquer les programmes, politiser les manuels

La réforme entend modifier en profondeur les programmes scolaires : les Houthis perçoivent les manuels comme des outils de création d’un imaginaire politique et d’un récit national. Les concepts cardinaux de l’ennemi – extérieur comme intérieur – de la guidance par les populations hachémites (les descendants du prophète) et de la culture coranique sont donc mobilisés dans l’optique de légitimer Ansar Allah comme entité de gouvernance et de résistance.

Couverture du numéro 40 du magazine Jihād, compte Twitter du magazine, mai 2022
Couverture du numéro 40 du magazine Jihād, compte Twitter du magazine, mai 2022. Fourni par l'auteur

Le magazine Jihād est produit et distribué par la Fondation de l’Imam al-Hadi, une fondation culturelle d’obédience zaydite dont la communication est, depuis les guerres de Saada, en phase avec le discours politico-religieux des Houthis. Il s’agit d’un média de référence destiné à un public compris entre six et douze ans, divisé en trois dimensions :

  • D’abord, un volet militaire, sécuritaire, géopolitique et stratégique, qui vise à acculturer l’enfant aux réalités d’une région et d’un monde fracturés, où règnent la conflictualité et la guerre des civilisations.

  • S’ensuit un volet plus politique et idéologique, où l’enfant est mis au contact des grands axes du projet de Hussein al-Houthi.

  • Enfin, un volet socioreligieux confère une dimension plus morale au discours pédagogique, visant à s’assurer des bonnes mœurs (civiques comme religieuses) des jeunes Yéménites.

Le slogan sur le drapeau des Houthis au Yémen se lit comme suit : « Allah est le plus grand. Mort à l’Amérique. Mort à Israël. Que les Juifs soient maudits. Victoire à l’islam. »
Le slogan sur le drapeau des Houthis au Yémen se lit comme suit : « Allah est le plus grand. Mort à l’Amérique. Mort à Israël. Que les Juifs soient maudits. Victoire à l’islam. » RuneAgerhus, CC BY

Les notions d’« agression américaine » (al-’udwān al-amrīkī) et d’« ennemi sioniste » (al-’adū al-ṣahyūnī) sont le fondement du premier concept : la définition de l’ennemi extérieur. Dans son slogan provocateur de 2002 « Dieu est grand, mort à l’Amérique, mort à Israël, maudits soient les Juifs, victoire à l’islam » (Allāhu akbar, al-mawt li amrīkā, al-mawt li isrā’īl, al-la’na ‘alā al-yahūd, al-naṣr li al-islām), Hussein al-Houthi appelait déjà à la mort de l’Amérique et d’Israël, mais le contexte de guerre a fait émerger un troisième antagoniste : les États arabes membres de la coalition qui affronte les Houthis depuis 2015, soit en premier lieu l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. La question palestinienne est donc mobilisée pour légitimer le recours à la lutte armée des organisations intégrées à « l’Axe de la Résistance » (le Hezbollah et le Hamas notamment).

Les manuels ont recours à des images qui acculturent à la violence extrême et à la mort, incarnées par les récits des martyrs présentés comme des héros de la résistance nationale. Le jihād est donc un impératif pour le jeune Yéménite face à la menace d’annihilation de son pays, de ses frères et de son identité. Les références antisémites sont omniprésentes et font des Juifs une catégorie qui souhaite l’anéantissement de la Umma, la communauté des croyants.

Les enfants du Yémen en soutien à Gaza et au Liban, déluge d’al-Aqsa, 18/10/2024
Les enfants du Yémen en soutien à Gaza et au Liban, déluge d’al-Aqsa, 18 octobre octobre 2024. Fourni par l'auteur

S’ajoute à cela un second concept essentiel, fruit de logiques internes à la politique yéménite : l’existence d’un ennemi intérieur et d’un complot (al-mu’āmara) contre la sécurité de l’État. L’opposition politique à Ansar Allah est associée à de l’espionnage et, pour l’affronter, les manuels scolaires font de la chasse au traître (al-khā’in) un acte patriote.

En troisième lieu, le concept de guidance par des gens de la maison (ahl al-bayt) consacre les populations hachémites comme les dirigeants naturels du Yémen. Parmi elles, la famille al-Houthi occupe une position de surplomb. Glorifié, le leader martyr (al-shahīd al-qā’id), Hussein, est présenté comme le Coran parlant (al-qur’ān al-nāṭiq) et son frère, Abdelmalik, est doté de la bannière de la guidance (’alam al-hudā) et d’une habilitation divine à gouverner (tamkīn illāhī).

Enfin, la culture coranique (al-thaqāfa al-qur’āniyya) conclut ce carré conceptuel et fournit un fondement doctrinal à l’action d’Ansar Allah. L’histoire du zaydisme est réécrite et adaptée au projet politique houthi, notamment influencé par la révolution iranienne. En ce sens, les Houthis introduisent le modèle politique de la wilāyat al-faqīh, la guidance du théologien-juriste, pour remplacer l’imamat, régime en vigueur au Yémen de 897 à 1962.

Ainsi, le modèle éducatif promu par les autorités se veut performatif. Il ambitionne de façonner sur le temps long l’éducation au Yémen, en acculturant les nouvelles générations aux principes cardinaux du projet politico-religieux porté par Hussein puis Abdelmalik al-Houthi et leurs partisans. Cette « génération du cri », qui n’aura connu que la pédagogie houthie depuis 2014, est exposée à une perception du monde qui peut être qualifiée de révolutionnaire. Mais si l’aspect révolutionnaire est bien présent dans le zaydisme, sa lecture par Ansar Allah laisse transparaître un projet politique qui nécessite tant l’apparition de nouvelles doctrines que leur réinterprétation par les nouvelles générations afin de pérenniser cette société de la résistance.The Conversation

Jules Grange Gastinel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.