Le commerce international : un casse-tête chinois ?
La guerre tarifaire lancée par Donald Trump vise d’abord la Chine. La deuxième économie mondiale qui est toujours considérée comme un pays en développement par l’OMC contourne les règles du commerce international pour dominer des secteurs-clefs. Ainsi Pékin attire et engloutit industries, emplois et technologies... L’article Le commerce international : un casse-tête chinois ? est apparu en premier sur Causeur.

La guerre tarifaire lancée par Donald Trump vise d’abord la Chine. La deuxième économie mondiale qui est toujours considérée comme un pays en développement par l’OMC contourne les règles du commerce international pour dominer des secteurs-clefs. Ainsi Pékin attire et engloutit industries, emplois et technologies.
« Le système économique mondial dans lequel la plupart des pays évoluaient depuis 80 ans est remis à plat. » Cette déclaration de l’économiste en chef du FMI, Pierre-Olivier Gourinchas, le 22 avril, reflète une idée très répandue chez les politiques et les journalistes qui ont commenté, éberlués, la guerre tarifaire lancée par Donald Trump. Pour eux, c’est comme si le président américain, tout seul et du jour au lendemain, avait mis fin au « doux commerce » qui – apparemment – régnait depuis 1945. Pourtant, l’action de Trump, qu’elle soit fondée ou non, nous dit ce que nous aurions dû savoir déjà : le système est arrivé à un nouveau stade critique de son évolution. S’il en a connu d’autres dans le passé, la crise actuelle est le résultat de contradictions aiguës qui grandissaient depuis plus de vingt ans. En effet, le commerce international n’est pas nécessairement « doux » en lui-même. À l’échelle planétaire, il crée certes des interdépendances, mais elles sont inégales. C’est un monde de jeux de pouvoir, où il y a toujours des gagnants et des perdants relatifs. Quelques gros poissons en tirent le plus de bénéfices économiques et politiques, mais ils laissent assez aux petits pour que ces derniers en profitent aussi. C’est ainsi que le déficit commercial des États-Unis permet à un grand nombre d’autres nations de participer aux échanges et même à certains pays en développement d’améliorer leur situation. Le problème est qu’un de ces pays en développement, la Chine, en est venu à rivaliser avec le gros poisson américain. Un autre problème, plus grave, c’est que pour le faire, elle exploite le système mondial en contournant souvent les règles censées garantir son équité, et cela nuit à tout le monde.
Les armes de la guerre commerciale
Les règles sont nécessaires au commerce parce que les acteurs ont une tendance naturelle à chercher leur propre intérêt aux dépens des autres. Chacun aimerait protéger son marché contre la concurrence étrangère ; rééquilibrer sa balance commerciale ; monopoliser des ressources-clés ; préserver une avance en termes de technologie de pointe ou rattraper un retard par rapport aux innovations des autres. Pour se protéger, on dispose d’une panoplie d’armes, dont les tarifs, les quotas et les embargos. Il y a aussi les barrières réglementaires, c’est-à-dire des normes légales qu’un pays applique sur son marché mais auxquelles les exportateurs étrangers ont du mal à se conformer. Pour saboter les avantages des autres pays, il y a des techniques plus sournoises, comme l’espionnage industriel. Afin de rendre ses produits à l’exportation moins chers, on peut manipuler sa devise ou baisser ses coûts de production par des subventions d’État ou en baissant les salaires. Par des subventions, on peut aussi pratiquer la vente à perte – le dumping – afin d’éliminer les concurrents étrangers sur un secteur.
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Le monde a fait plus d’une tentative pour mettre de l’ordre dans cette jungle potentielle. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les accords de Bretton Woods garantissent la stabilité monétaire par un régime de changes fixes fondé sur la convertibilité du dollar en or, pendant que l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) réduit ou élimine barrières tarifaires, quotas et préférences. Mais ce système n’apporte pas une stabilité durable. En 1971, le « choc Nixon » emporte le système de Bretton Woods quand le président américain se trouve obligé de mettre un terme à la convertibilité du billet vert et d’introduire des tarifs à l’importation. Et les coups de force sont toujours possibles. En 1973, le premier choc pétrolier conduit à l’enrichissement des États arabes, qui deviennent des acteurs incontournables de la haute finance, et contribue à plonger les Occidentaux dans la « stagflation », l’inflation sans la croissance. Dans les années 1980, dans un épisode qui préfigure la situation actuelle, les États-Unis craignent que leur domination industrielle soit menacée par le Japon avec lequel ils ont un déficit commercial vertigineux. Par les accords du Plaza et du Louvre, en 1985 et 1987, ils brisent cette économie rivale, obligeant le yen à rester artificiellement surévalué par rapport au dollar afin de rendre les exportations japonaises moins compétitives.
La Chine intègre le système pour mieux le détourner
Après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, accéléré par la concurrence économique et technologique avec les États-Unis dans la course aux armements, la victoire apparente du capitalisme est censée permettre enfin le début d’une ère de paix et de « doux » multilatéralisme. En 1995, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) prend la relève du GATT avec un ensemble de règles encore plus ambitieux, accompagné de mécanismes sophistiqués de résolution de dispute entre les pays membres. Un grand conflit entre les États-Unis et l’UE sur l’importation des bananes est ainsi réglé après quinze ans de recours juridiques. Le développement des technologies de l’information et de la communication favorise toujours plus d’intégration économique entre les membres de l’OMC, permettant la création transfrontalière de chaînes d’approvisionnement très complexes qui rendent les nations plus interdépendantes que jamais. Le prix des biens de consommation baisse, et un flot continu de nouveaux produits vient divertir les populations. Que demandent les peuples ?
Dès la première décennie de l’OMC, deux ombres apparaissent au tableau. D’abord, la domination des États-Unis sur le nouveau système est consolidée par la technologie numérique. La nature immatérielle et transfrontalière de cette dernière rend ses activités difficiles à réguler et à taxer par les États, permettant aux champions américains, les Gafam, de réaliser des bénéfices colossaux. La volonté de l’UE de réglementer ce domaine est un sujet de discorde majeur avec Trump. La deuxième ombre, c’est l’accession à l’OMC de la seule puissance communiste qui reste, la Chine. Les autres pays membres imaginent que respecter les règles du marché international transformera son économie de socialiste en capitaliste, mais c’est le contraire qui arrive : les pratiques étatistes et déloyales de la Chine corrompent le système, permettant la montée en flèche d’une nouvelle puissance économique. Déjà en 2010, le pays est le plus grand exportateur de biens au monde. En 2020, son industrie domine des secteurs-clés entiers comme l’informatique, la chimie, les véhicules automobiles, la métallurgie… Les délocalisations de la production en Chine provoquent le chômage ailleurs. Selon une estimation, entre 2001 et 2018, les États-Unis ont perdu ainsi 3,7 millions d’emplois. L’échelle et le caractère planifié des ambitions chinoises apparaissent dans une série de projets. La nouvelle route de la soie, dévoilée en 2013, est un vaste réseau d’axes de transport maritime, ferroviaire et routier au service de son économie qui touche plus de 140 pays. Le plan « Made in China 2025 », publié en 2015, fixe comme objectif de devenir leader dans dix secteurs-clés de la haute technologie, tels que l’énergie durable, les nouveaux matériaux ou la robotique. Ces objectifs ont été pour la plupart largement atteints, notamment dans le domaine des batteries et véhicules électriques. En 2020, les Chinois ont annoncé leur stratégie de « double circulation », dont le but est d’atteindre l’autonomie complète sur leur propre marché interne, tout en profitant du marché extérieur. C’est ainsi que la Chine est devenue un trou noir au cœur de la galaxie mondiale qui attire à lui et engloutit industries, emplois, technologies et ressources matérielles. La clé de sa réussite, c’est le recours aux techniques les plus sournoises de la lutte commerciale.

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C’est qu’un grand nombre de sociétés chinoises dans les secteurs-clés sont en réalité des entreprises d’État qui reçoivent des subventions gouvernementales ou des prêts garantis par l’État en contravention des règles de l’OMC. Ces aides leur donnent un avantage sur leurs concurrents étrangers et leur permettent d’être en surcapacité pour exclure la concurrence étrangère ou pratiquer le dumping. La Chine crée des obstacles réglementaires protégeant l’accès à ses propres marchés, notamment en finance, télécommunications et informatique. En échange du privilège de travailler en Chine, les entreprises étrangères sont forcées de transférer leur technologie à une société chinoise, et il y a de fréquentes violations des brevets des étrangers qui ont le plus grand mal à avoir gain de cause auprès des tribunaux chinois. Même quand les brevets étrangers sont respectés, la Chine oblige les entreprises à baisser les taux de redevance pour que ses propres sociétés puissent les exploiter à un coût réduit. L’espionnage vient s’ajouter à ces pratiques qui représentent un vaste programme de vol de propriété intellectuelle. En 2023, il y avait 2 000 enquêtes ouvertes aux États-Unis concernant ce type d’affaires. Le pays a manipulé sa devise, le renminbi (nom officiel du yuan), pour le maintenir à une valeur artificiellement basse, et il est accusé d’exploiter le travail forcé des Ouïghours, notamment dans la construction de panneaux solaires. Enfin, la Chine, deuxième économie du monde, jouit du statut de pays en développement auprès de l’OMC. Dans de nombreux cas, les États-Unis ont réussi à contester le recours de la Chine à ce statut, qui est autodéclaratif, mais il lui est toujours utile dans le domaine de l’agriculture.
Le monde face à un Etat-voyou
Comment gérer ce coucou dans le nid de l’OMC qui fausse tout le système ? Les Américains ne sont pas les seuls à se plaindre des Chinois, mais ils sont les seuls à disposer de suffisamment de ressources et de motivation pour prendre le problème à bras le corps. Si la guerre tarifaire avec la Chine lancée par Trump en 2018 a marqué les esprits, Barack Obama avait déjà tenté la voie du recours juridique. Tout au long de sa présidence, les États-Unis ont déposé de nombreuses plaintes contre la Chine auprès de l’OMC, mais avec un succès mitigé. En 2013, l’organe d’appel de l’OMC a rendu un jugement historique en acceptant la définition chinoise d’une entreprise d’État, ce qui a permis à de nombreuses sociétés chinoises subventionnées par leur gouvernement de continuer de commercer en toute liberté. Obama et Trump ont boycotté l’organe d’appel qui est devenu inopérant en 2019. Obama a négocié un accord de partenariat transpacifique avec 11 pays pour contenir la Chine, mais bien que ratifié en 2016, ce traité a rencontré une forte opposition aux États-Unis et il n’est pas entré en vigueur. C’est face à l’échec de ces approches légalistes que le premier Trump s’est tourné vers les droits de douane. Joe Biden s’est montré encore plus déterminé que lui à dompter le mastodonte chinois en imposant des tarifs élevés sur de nombreux produits, dont 100 % sur les véhicules électriques. Il a essayé aussi une autre voie, le « friendshoring », qui consiste à remplacer les produits importés de Chine par d’autres importés de pays amis, comme le Mexique, l’Inde ou le Vietnam. Cette approche s’est heurtée à la complexité des chaînes d’approvisionnement, qui a permis à la Chine de délocaliser discrètement une partie de sa production dans ces pays amis. Ces derniers ont triché aussi en important des pièces et des produits chinois pour les réexpédier aux États-Unis, sous une nouvelle forme ou un nouvel emballage.
Les deux grands obstacles à la résolution du casse-tête chinois sont la faiblesse des institutions internationales censées appliquer les règles, et l’imbrication de nos économies nationales les unes dans les autres à travers les chaînes d’approvisionnement. La lutte commerciale actuelle s’apparente à une bagarre dans un ascenseur bondé. Américains et Chinois se rendent coup pour coup en cherchant des « chokepoints », ou goulets d’étranglement, c’est-à-dire des éléments des chaînes d’approvisionnement qui, bloqués, immobiliseraient toute la chaîne pour le rival. Ainsi, à partir de 2022, Biden a limité l’exportation des semi-conducteurs vers la Chine pour ralentir ses progrès technologiques, et en 2024 les Chinois ont bloqué les exportations de terres rares aux États-Unis afin d’entraver leur développement. Ces tentatives sont largement vaines et tout le monde pâtit de ce combat. La nouvelle guerre tarifaire déclenchée par Trump a au moins le mérite de focaliser l’attention générale sur le défi colossal créé, non pas par Trump lui-même, mais par l’État voyou chinois.
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