Giuliano da Empoli: le retour des conquistadors et des Borgia

Giuliano Da Empoli, écrivain et conseiller politique italien et suisse, a déjà publié Les ingénieurs du chaos et Le mage du Kremlin. Il nous offre à présent L’heure des prédateurs qui nous plonge dans l’enfer souriant et autiste des seigneurs de la tech, ainsi que dans l’univers impitoyable de certains gouvernants... L’article Giuliano da Empoli: le retour des conquistadors et des Borgia est apparu en premier sur Causeur.

Mai 13, 2025 - 20:28
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Giuliano da Empoli: le retour des conquistadors et des Borgia

Giuliano da Empoli, écrivain et conseiller politique italien et suisse, a déjà publié Les ingénieurs du chaos et Le mage du Kremlin. Il nous offre à présent L’heure des prédateurs qui nous plonge dans l’enfer souriant et autiste des seigneurs de la tech, ainsi que dans l’univers impitoyable de certains gouvernants.


Au fil des nouvelles pérégrinations de Giuliano da Empoli à travers le monde, nous découvrons à quelle sauce nous allons être mangés.

Les nouveaux conquistadors

Le narrateur de son dernier livre se présente comme « un scribe aztèque » qui, depuis la victoire des conquistadors, traverse le temps et les pays en prenant des notes. Aujourd’hui, les hommes couverts de métal scintillant au soleil de telle sorte qu’ils furent pris pour des dieux – d’autant qu’ils avaient des armes à feu convaincantes – ne sont plus les soldats de Cortès, mais les seigneurs de la tech.

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« Au cours des trois dernières décennies, les responsables politiques des démocraties occidentales se sont comportés, face aux conquistadors de la tech, exactement comme les Aztèques du XVIème siècle. Confrontés à la foudre et au tonnerre d’Internet, des réseaux sociaux et de l’IA, ils se sont soumis, dans l’espoir qu’un peu de poussière de fée rejaillirait sur eux. » Mais « Les conquistadors de la tech ont décidé de se débarrasser des anciennes élites politiques. » D’abord, ils ont marché avec eux, et le scribe nous raconte le rôle d’Eric Schmidt dans la réélection d’Obama en 2012, puis, ils les ont surplombés en récoltant les dividendes de la complicité ; à savoir le silence des avocats quant au rôle des plateformes dans la vie politique de la nation. Mais, les démocrates seront-ils les seuls à être laissés sur la touche ? Rien n’est moins sûr.

Les nouveaux Borgia

En attendant qu’ils n’en fassent qu’une bouchée, ils peuvent compter sur les nouveaux Borgia. « À l’heure des prédateurs, les borgiens de la planète entière offrent les territoires qu’ils gouvernent comme un laboratoire aux conquistadors numériques, pour qu’ils viennent y déployer leur vision du futur sans s’encombrer de lois et de droits d’un autre âge. MBS construit des enclaves où ne s’appliqueront que les lois de la tech, Bukele a adopté le bitcoin comme monnaie officielle de son pays, Milei envisage de bâtir des centrales nucléaires pour alimenter les serveurs de l’IA. De son côté, Trump a confié des pans entiers de son administration aux accélérationnistes les plus déchaînés de la Valley ». On ne s’encombrera pas non plus de lois et de droits d’un autre âge pour enfermer de hauts dignitaires et de grosses fortunes au Ritz-Carlton comme MBS le fit, afin de soutirer aveux et chèques conséquents en maniant le matériel qui convient. L’État saoudien a récupéré ce faisant plus de « 100 milliards pour financer les projets pharaoniques du jeune prince. » Au Salvador, Bukele n’a pas davantage hésité, pour mettre fin à la criminalité ambiante, à enfermer tous les tatoués du pays (80 000 personnes tout de même) vu que les gangsters sont friands des écritures épidermiques. Bon, il y a bien eu quelques rockers égarés dans le nombre, mais le fait est que la criminalité fut divisée par 10. Il s’agit de frapper fort et vite, bref, de surprendre, voire de sidérer. Pourquoi ? Parce que « Tolstoï montre que la condition du puissant est toujours l’empêchement, car la réalisation de sa volonté dépend de tant d’autres volontés qu’elle en devient pratiquement impossible, de telle sorte que le dernier des fantassins est plus libre que Napoléon ». Raison pour laquelle « l’action résolue du prince constitue l’antidote à ce mal. »

Manière forte et nouveau terrain de jeu

« Les borgiens se concentrent sur le fond, pas sur la forme. Ils promettent de résoudre les vrais problèmes du peuple : la criminalité, l’immigration, le coût de la vie. Et que répondent leurs adversaires, les libéraux, les progressistes, les gentils démocrates ? Règles, démocratie en péril, protection des minorités… » Quant aux conquistadors, ils ont décidé que la compétition changeait désormais de terrain ; celle-ci n’a plus lieu dans un endroit réel avec us et coutumes de chacun, mais dans une sorte de « Somalie digitale » où les seules règles sont celles des plateformes. D’où l’inversion, dit le scribe : « Le chaos n’est plus l’arme des rebelles, mais le sceau des dominants ».

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Il faut lire, pour saisir l’enjeu, un autre ouvrage1 du même auteur, où la notion de chaos est à comprendre à partir de la physique, et où l’on voit les manœuvres informatiques manipuler les foules et déterminer des votes, en faveur de la manière forte ou, éventuellement, à des fins qui échapperaient à l’utilisateur… Henry Kissinger, en 2015, se rendit à une conférence sur l’IA qui lui fit dire en sortant : « Pour la première fois, la connaissance humaine perd son caractère personnel, les individus se transforment en données, et les données deviennent prépondérantes. L’IA développe une capacité que l’on croyait réservée aux êtres humains. Elle émet des jugements stratégiques sur l’avenir. »

Et ce ne sont pas les deux papes de l’IA, Sam Altman et Demis Hassabis, qui auraient pu à Lisbonne en 2023 le rassurer. Ces deux-là, au profil Asperger prononcé pour l’un et post-humain pour les deux, ont mis KO les plus endurcis. Giuliano da Empoli nous offre là de très belles pages sur la post-humanité, après nous avoir non seulement renseignés, mais aussi divertis avec des portraits de présidents, des descriptions de l’ONU, un style enlevé et des réflexions sur le pouvoir qui valent assurément qu’on s’y penche. Tonique et vertigineux.


L’heure des prédateurs, de Giuliano da Empoli, Éditions Gallimard mars 2025, 160 pages.

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  1. Les ingénieurs du chaos, de Giuliano da Empoli, folio actuel, mars 2025 ; 1ère édition, février 2023 ↩

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