États-Unis: histoire d’un suprémacisme économique

Les tarifs douaniers ont toujours joué un rôle central dans l'économie des États-Unis. Mais à l'heure où les conflits se jouent autant sur les marchés que sur les champs de bataille, la politique américaine use et abuse indistinctement des tarifs et des sanctions financières pour dominer l'économie mondiale... L’article États-Unis: histoire d’un suprémacisme économique est apparu en premier sur Causeur.

Mai 16, 2025 - 11:22
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États-Unis: histoire d’un suprémacisme économique

Les tarifs douaniers ont toujours joué un rôle central dans l’économie des États-Unis. Mais à l’heure où les conflits se jouent autant sur les marchés que sur les champs de bataille, la politique américaine use et abuse indistinctement des tarifs et des sanctions financières pour dominer l’économie mondiale.


« Les Américains mettent une sorte d’héroïsme dans leur manière de faire du commerce. » Tocqueville l’avait bien compris, l’histoire des États-Unis est inséparable de leur histoire commerciale, donc fiscale. L’un des actes les plus célèbres de la république américaine se déroule sur un quai de Boston, une nuit de 1773, lorsque des caisses de thé sont jetées à la mer en signe de protestation contre la taxation britannique. Ce moment fondateur, la Boston Tea Party, cristallise une revendication de liberté politique, mais aussi une méfiance profonde à l’égard d’un État perçu comme un prédateur fiscal. Cette tradition va paradoxalement cohabiter, dès l’indépendance, avec une dépendance quasi absolue du gouvernement fédéral aux tarifs douaniers qui, pendant plus d’un siècle, sont la principale, souvent la seule, source de financement de l’État. Quant aux États, leur financement repose sur la fiscalité foncière, les droits de licence, l’imposition sur l’alcool ou les emprunts publics.

Dès 1789, le jeune gouvernement américain, porté par une société rurale et une économie agricole, instaure un premier tarif fédéral, modeste, autour de 8 %, destiné à assurer la solvabilité de l’État. Très vite cependant, la logique fiscale s’articule à une logique économique : il s’agit de financer l’État, mais aussi de protéger l’industrie naissante contre la concurrence étrangère. Dans la première moitié du xixe siècle, le tarif devient un outil de politique industrielle qui génère 80 à 90 % des recettes fédérales entre 1830 et 1860. Les frontières financent littéralement l’État fédéral.

Ce choix économique recoupe une fracture politique et géographique. Au Nord, les républicains (parti fondé en 1856), représentant les intérêts manufacturiers, défendent un protectionnisme vigoureux. Au Sud, les démocrates, porte-voix d’une économie agricole tournée vers l’exportation, ne jurent que par le libre-échange. Le tarif douanier devient une ligne de clivage idéologique, opposant deux visions de la nation : celle d’un pays fermé sur ses manufactures, et celle d’une puissance agricole intégrée aux flux mondiaux.
L’apogée du protectionnisme correspond à la loi McKinley de 1890. Elle marque un sommet dans la volonté de défense du marché intérieur, mais provoque des tensions commerciales et un mécontentement populaire qui contribuent à la défaite républicaine aux élections de 1890. Fait remarquable, une fois élu président en 1896, son principal promoteur, William McKinley opérera un revirement – à noter que c’est le président favori de Trump.

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Ce changement d’orientation s’explique par plusieurs facteurs. D’abord, l’industrie américaine est désormais suffisamment développée pour conquérir des marchés extérieurs. Elle y est même obligée, ayant atteint des capacités de production et d’investissement supérieures à la demande domestique. En effet, le début du XXe siècle inaugure un double tournant industriel aux États-Unis : le boom pétrolier et l’essor fulgurant de l’automobile, porté par la production en série. Ces deux révolutions s’alimentent mutuellement : le pétrole fournit le carburant de la mobilité individuelle, tandis que la voiture stimule la demande en énergie et infrastructures.

Cette économie tournée vers la production et la consommation de masse nécessite non seulement des matières premières abondantes, mais aussi des biens bon marché pour alimenter les chaînes de montage et les foyers. Les tarifs douaniers élevés deviennent contre-productifs : ils renchérissent les intrants, ralentissent les échanges et freinent l’expansion commerciale. Ensuite, l’impérialisme américain naissant, notamment après la guerre contre l’Espagne en 1898, exige une politique commerciale plus souple, pour deux raisons. D’abord, pour concurrencer la Grande-Bretagne, la France ou l’Allemagne, les États-Unis doivent apparaître comme un partenaire commercial attractif, et non comme un acteur fermé. Ensuite, l’empire américain privilégie souvent des formes de domination soft (économie, finance, bases militaires) plutôt qu’une colonisation à l’européenne. Cela suppose une souplesse tarifaire, pour maintenir l’influence sans susciter le rejet.

Enfin, la logique budgétaire change : avec l’adoption, en 1913, du 16e amendement autorisant l’impôt sur le revenu, les tarifs douaniers cessent d’être indispensables au financement de l’État. L’entrée en vigueur de ce nouvel impôt marque une révolution silencieuse : pour la première fois, l’État tourne son regard vers l’intérieur, vers ses contribuables, plutôt que vers les marchandises étrangères. C’est ainsi qu’au fil du xxe siècle, le capitalisme américain se convertit progressivement au libre-échange avec des tarifs de plus en plus bas. Même la crise de 1929 n’est qu’une sortie de route temporaire.

La loi Smoot-Hawley de 1930, réaction protectionniste à la crise, vise à protéger l’économie américaine, mais elle provoque des représailles internationales, aggrave la crise économique mondiale et contribue à sa propagation. Elle est aujourd’hui considérée comme un exemple classique des effets pervers du protectionnisme en temps de crise. Ce moment scelle le discrédit du tarif en tant que remède aux crises internes. Dès 1947, avec les premiers accords du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade), les États-Unis s’engagent dans une dynamique de libéralisation des échanges. Les tarifs ne représentent plus qu’une part résiduelle du budget fédéral (moins de 5 %, puis moins de 1 % dans les années 1970), tandis que l’impôt sur le revenu et les taxes à la consommation (notamment la TVA) prennent le relais.

La marginalisation du tarif ne signifie pas sa disparition. Il est activé en temps de crise économique ou géopolitique. Dans la politique étrangère des États-Unis, tarifs douaniers et sanctions économiques relèvent d’une même logique : une puissance qui privilégie l’arme économique à la force militaire pour imposer ses choix. À l’heure où les conflits se jouent autant sur les marchés que sur les champs de bataille, les États-Unis utilisent indistinctement tarifs et sanctions.

Dans ce que l’on a appelé la « guerre commerciale » de Trump, les droits de douane réapparaissent comme un outil central de coercition économique et de stratégie nationale. En particulier, Trump impose une série de tarifs punitifs sur des centaines de milliards de dollars de produits chinois, invoquant le déséquilibre de la balance commerciale et les pratiques jugées déloyales de Pékin (subventions, dumping).

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Ce retour en force des tarifs complète un double revirement idéologique du Parti républicain. Nordiste, industrialiste et protectionniste à sa fondation, et ce jusqu’à la Seconde Guerre mondiale (les sénateurs Reed Smoot et Willis C. Hawley étaient républicains), le GOP (Grand Old Party) se convertit après la guerre au libre-échange, s’alignant sur une doctrine libérale. Eisenhower, Nixon, Reagan et les Bush soutiennent activement les négociations du GATT, la création de l’OMC, l’Alena (Accord de libre-échange nord-américain, Nafta en anglais) ainsi que divers accords bilatéraux. Le libre-échange est alors perçu à la fois comme levier de croissance et outil stratégique de stabilisation et d’affirmation de l’hégémonie américaine.

Lorsqu’en 2009 émerge aux États-Unis le mouvement baptisé « Tea Party », le choix du nom n’est pas anodin. Le Tea Party contemporain affiche un credo clair : moins d’impôts, moins de dépenses, moins de gouvernement. Ce mouvement a profondément transformé la base du Parti républicain. En radicalisant les positions sur la fiscalité et en attisant la méfiance envers les élites de Washington, il a ouvert la voie à Donald Trump, qui a su capter cette énergie et en élargir le spectre. Le Tea Party originel était attaché à une logique libérale classique. Trump a rompu avec cette orthodoxie en réintroduisant les tarifs douaniers comme instruments de politique économique. Ce paradoxe apparent s’explique par le fait que, devenue trumpiste, la base du Tea Party a fini par préférer le protectionnisme au libre-échange, dès lors qu’il servait des causes jugées plus urgentes : souveraineté économique, réindustrialisation, redressement national et revanche sur les élites. Ainsi, le populisme fiscal du Tea Party s’est mué, sous Trump, en populisme économique, prêt à mobiliser les leviers de l’État pour défendre une certaine idée de l’Amérique.

D’un Tea Party à l’autre, les droits de douane américains ont changé de nature à mesure que l’État fédéral se transformait. Colonne vertébrale des finances publiques au XIXe siècle, ils sont devenus au XXe siècle un outil secondaire de la politique économique, avant de ressurgir au XXIe en tant qu’arme dans une guerre. Ils ne sont plus simplement un moyen de remplir les caisses de l’État, mais un signal politique et stratégique dans une lutte pour l’hégémonie économique mondiale, position permettant de produire les règles, capter les flux et disposer des instruments de domination. Autrement dit, ils contribuent à assurer une forme de souveraineté globale. Une position enviée, contestée et coûteuse à maintenir.

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