Alain Finkielkraut: «La justice s’assigne une mission civilisatrice»
Alors que Marine Le Pen et Nicolas Sarkozy sont visés par des condamnations judiciaires retentissantes, Alain Finkielkraut dénonce une dérive du pouvoir judiciaire, devenu selon lui un acteur politique à part entière. Sans soutenir le RN, il fustige une justice animée par des passions idéologiques, au détriment de l’État de droit... L’article Alain Finkielkraut: «La justice s’assigne une mission civilisatrice» est apparu en premier sur Causeur.

Alors que Marine Le Pen et Nicolas Sarkozy sont visés par des condamnations judiciaires retentissantes, Alain Finkielkraut dénonce une dérive du pouvoir judiciaire, devenu selon lui un acteur politique à part entière. Sans soutenir le RN, il fustige une justice animée par des passions idéologiques, au détriment de l’État de droit
Causeur. Marine Le Pen a été condamnée en première instance à une peine d’inéligibilité assortie d’une exécution provisoire. Pour vous, la justice est sortie de ses gonds. Pour les bons esprits, cela signifie simplement que la loi est la même pour tous. Que leur répondez-vous ?
Alain Finkielkraut. Pour lever toute ambiguïté, une précision s’impose : je n’ai jamais voté pour le Rassemblement national et je n’ai pas l’intention de le faire dans l’avenir. Non que je veuille dresser autour de ce parti un cordon sanitaire. À la différence des antifascistes qui ont absolument besoin de cet ennemi pour vivre, j’ai pris acte de sa rupture avec le pétainisme des origines et je m’en réjouis. Je constate également que le « front républicain » mis en place aux dernières élections législatives a fait entrer à l’Assemblée nationale des antisémites forcenés et obsessionnels. Avec les députés de La France insoumise, la haine des juifs est, pour la première fois depuis la guerre, présente au cœur de la vie politique française. Tel est le résultat paradoxal et pathétique du grand rassemblement contre la peste brune. Le haro sur les vieux démons a profité aux fougueux démons de la Jeune Garde. Il faut mettre sa montre à l’heure si l’on ne veut pas rater son rendez-vous avec l’histoire. Plus encore que le courage, c’est la ponctualité qui fait la valeur de l’engagement.
Alors que reprochez-vous au Rassemblement national ?
Le RN doit être combattu pour ce qu’il dit aujourd’hui : son programme économique aberrant, son tropisme poutinien. Nos souverainistes n’ont rien de plus pressé que de sacrifier la souveraineté ukrainienne à la voracité du Kremlin. Les mêmes qui refusent de voir les nations disparaître dans la bureaucratie européenne se pâment devant l’Empire russe en voie de reconstitution. Bref, ce n’est pas le sympathisant en moi qui s’insurge contre la condamnation de Marine Le Pen, c’est le citoyen. Quatre ans de prison et une inéligibilité avec exécution immédiate pour avoir fait travailler des assistants au service du parti et non au Parlement européen est une peine exorbitante. Il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’appliquer la loi, mais de barrer la route de l’Élysée à une candidate jugée dangereuse, comme cela avait été déjà le cas pour François Fillon en 2017. Et déchoir sans attendre Marine Le Pen de son mandat de conseillère départementale du Pas-de-Calais, c’est vider la procédure d’appel de toute substance, et donc bafouer l’État de droit. Selon que vous serez de gauche ou de droite, les jugements de la magistrature vous rendront blanc ou noir.
Non seulement la favorite du premier tour pourrait être interdite d’élection, mais un ancien président pourrait être emprisonné. Peut-on dire que la Justice s’oppose à la volonté populaire ? Et est-ce lié à l’hubris des juges ou à des lois mal faites ?
Sans preuves, mais à partir d’un « faisceau d’indices », le Parquet national financier a requis contre Nicolas Sarkozy sept ans de prison dans l’affaire libyenne. Les procureurs ont dénoncé la cupidité effrénée de l’ancien président et demandé qu’il soit privé de son autorité parentale ! Ce ne sont pas des réquisitoires sévères, mais des réquisitoires haineux proférés la bave aux lèvres. Faut-il être de droite, faut-il être sarkozyste, pour s’en inquiéter et pour s’indigner aussi de sa condamnation à trois ans de prison dont un an ferme sous forme de bracelet électronique en réponse à un acte de corruption qui n’a pas été commis ? Non. Il faut simplement avoir gardé en soi un peu de décence commune. Nicolas Sarkozy n’en finit pas de payer pour avoir osé critiquer la magistrature et envisager une réforme de l’instruction.
« Le système a sorti la bombe nucléaire », a déclaré Marine Le Pen. Le mot « système » (ensemble de pratiques organisées en fonction d’un but, nous dit Le Robert) est-il pertinent ?
Je ne sais pas très bien ce qu’est le « système ». Je retiens plutôt la grande leçon de Montesquieu : « Pour qu’on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » Aujourd’hui rien n’arrête le pouvoir judiciaire. Rompant avec l’esprit du libéralisme, il enfreint les règles et piétine les principes afin d’assouvir ses pulsions justicières. Tous les moyens lui semblent bons pour écarter les responsables politiques considérés comme déviants et pour punir ceux qui ont osé contester ses pratiques. Et gare aux mauvais esprits qui y trouvent à redire ! Ils fragilisent l’État de droit, ils s’attaquent à l’indépendance de la Justice, ils rêvent d’instaurer une démocratie illibérale…
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Il existe en France, comme dans toute société, une pensée dominante qui inspire l’élite dans bon nombre de ses décisions. Vous avez enseigné à Polytechnique. Avez-vous perçu un conformisme idéologique dans cette école où étudie la crème de la crème ? Comment cela s’exprimait-il ?
À l’époque où j’enseignais à l’école Polytechnique, l’idéologie woke n’avait pas encore fait son apparition. Mes cours et mes séminaires se déroulaient dans le calme. Le climat a sans doute changé : bien que professeur émérite, je n’ai jamais été invité par mon successeur ou par le directeur de l’école à faire une conférence. Je suis d’ailleurs persona non grata sur tous les campus, à part peut-être l’Institut catholique de la rue de Vaugirard. Mais n’ayons pas d’inquiétude : comme le dit France Universités, l’instance représentative des universités françaises, le wokisme et l’islamo-gauchisme sont des « fantasmes » véhiculés par l’extrême droite.

Éric Zemmour vient d’être condamné sur la base de la loi Gayssot que vous approuvez. Est-ce aux juges d’écrire l’histoire ?
J’approuve la loi Gayssot car, comme l’a dit Patrick Moynihan, « tout le monde a le droit d’avoir ses propres opinions, pas ses propres faits », et parce qu’affirmer calmement que « les juifs ne sont pas morts à Auschwitz ou à Treblinka » est bien plus atroce que de crier « Mort aux juifs ! ». Mais le cas d’Éric Zemmour ne relève pas de la loi Gayssot. En soutenant que Pétain a sauvé des juifs, il ne rectifie pas l’histoire, il ne conteste pas les faits, il n’est nullement négationniste. Voici ce qu’écrit Renaud Meltz dans sa biographie sans complaisance de Pierre Laval : « Dès leur arrivée, les chefs de la gestapo ont été alertés par Abetz que Laval ne se plierait pas à toutes les exigences antisémites. Indifférent à la question raciale, il distinguait les juifs étrangers de ses compatriotes. Il entendait défendre ceux-ci quitte à sacrifier ceux-là. » Meltz ajoute que « lors de la grande rafle du Vel’ d’Hiv’, les chefs de la gestapo sont entrés dans la logique nationalitaire de Laval (sauver les Français) et obtenu en retour le concours de la police française ». Ce que je ne pardonne pas à Éric Zemmour, c’est d’avoir mis ce pacte diabolique au crédit du régime de Vichy. Comme l’écrit Maurice Garçon, qui n’était pas précisément philosémite : « Laval et Pétain livrent des trains entiers de malheureux cueillis en Zone libre. Ceux-là sont surtout des juifs étrangers. Nous livrons nos hôtes. » Ce manquement aux lois sacrées de l’hospitalité est une tache supplémentaire sur l’État français. Je condamne donc fermement les propos d’Éric Zemmour, mais il ne revient pas aux tribunaux de trancher cette querelle.
Marine Le Pen fait partie de ceux qui ont le plus tempêté depuis vingt ans contre la corruption au sommet du pouvoir et prôné des mesures sévères pour la combattre. Les politiques se sont-ils piégés avec la « moralisation » de la vie politique ?
Marine Le Pen militait avec ardeur pour la moralisation de la vie publique. Avec un zèle infatigable, elle réclamait des sentences exemplaires et notamment que Jérôme Cahuzac soit inéligible à vie. Comme un boomerang, cette hargne lui revient maintenant en pleine figure. De manière plus générale, les responsables politiques se sont eux-mêmes lié les mains et privés progressivement de leur pouvoir d’agir pour complaire au pouvoir judiciaire allié au pouvoir médiatique.
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La gauche manifeste pour défendre l’État de droit. Est-il en danger ?
L’État de droit est en danger quand les responsables du Rassemblement national se voient accusés de n’avoir pas donné aux faits qui leur étaient reprochés une interprétation conforme à celle du tribunal. Ils auraient dû plaider coupable, avouer leur forfait, et prononcer des paroles de contrition pour espérer l’indulgence des juges. On hésite devant un tel discours entre deux adjectifs : orwellien et kafkaïen.
L’une des mesures phares du RN est de changer la loi, voire la Constitution, afin de mettre en place un principe de préférence nationale en matière de prestations sociales. Ce projet heurte-t-il l’idée que vous vous faites des droits en France ? Où l’équilibre se trouve-t-il entre ce que la collectivité doit à l’Homme et ce qu’elle doit au Citoyen ?
Je ne sais pas si la préférence nationale doit être inscrite dans la Constitution. Ce que je sais en revanche, c’est que sans une telle préférence la nation cesse d’exister. « Comment les hommes l’aimeraient si leur patrie n’est rien de plus pour eux que pour les étrangers, et qu’elle ne leur accorde que ce qu’elle ne peut refuser à personne », écrivait très justement Jean-Jacques Rousseau. Au nom de l’idée d’humanité universelle que les nazis voulaient éradiquer, on estime aujourd’hui que « le peuple se gouvernant lui-même, loin de donner force et vie à la justice politique comme on l’avait pensé jusque-là, concrétise au contraire une injustice primordiale, celle qui consiste à se séparer et à se préférer » (Pierre Manent). Mettre fin à cette injustice et frapper ses partisans du sceau de l’infamie : telle est la mission civilisatrice que s’assigne le pouvoir judiciaire. Telle est l’urgence à laquelle il répond. Tel est le sens de son combat et la justification de son corporatisme.
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