Pourquoi il est désormais compliqué pour Carrefour de boycotter la viande brésilienne
Fut un temps, pas si lointain, où l’agrobusiness brésilien pliait devant les menaces de boycott des entreprises occidentales. Il est désormais révolu. Voici pourquoi.


Alors que l’Union européenne signait un accord de libre-échange avec les pays du Mercosur, le PDG de Carrefour a, en six jours seulement, effectué un retournement spectaculaire. En soutien aux éleveurs français inquiets, il a d’abord annoncé que ses supermarchés ne vendraient pas de viande brésilienne, puis a vite rétropédalé en formulant des excuses aux éleveurs brésiliens. Une décision perçue comme historique au Brésil, où il y a quelques années encore, l’agrobusiness pliait devant les menaces de boycott des entreprises occidentales. Mais depuis lors, plusieurs facteurs ont changé la donne.
C’est un rétropédalage aussi rapide qu’éloquent. Le 20 novembre dernier, suite aux manifestations d’agriculteurs français inquiets face à l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur, Alexandre Bompard, PDG de Carrefour annonçait que, en soutien aux éleveurs français, son groupe s’engageait à ne pas acheter de viande originaire des pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay, Bolivie).
Sa déclaration a immédiatement déclenché une vive colère des syndicats agricoles et de l’agroalimentaire au Brésil. Un pays loin d’être anodin pour Carrefour puisqu’il s’agit de son deuxième marché et qu’il représente plus de 20 % de son chiffre d’affaires (contre 50 % pour la France). Certaines des plus grandes entreprises brésiliennes de la filière bovine ont alors cessé de livrer leur viande aux supermarchés Carrefour locaux tandis que les plus importants syndicats patronaux de l’agrobusiness menaçaient, eux, de ne plus vendre leurs produits au groupe à l’échelle mondiale.
Devant l’ampleur de la polémique, Carrefour a dû faire des excuses officielles dans une lettre remise par l’ambassade de France au gouvernement brésilien, le 26 novembre. Dans cette missive, le groupe se désolait du fait que les déclarations aient pu être comprises comme une critique à l’agriculture brésilienne et réaffirmait son soutien au développement de cette dernière.
Cet épisode soulève une question essentielle : les entreprises privilégieront-elles toujours leur chiffre d’affaires au détriment de la protection des agriculteurs français et du modèle agricole européen ? La réalité est plus nuancée. En effet, cet événement révèle plutôt un changement dans les rapports de force commerciaux entre le Brésil et l’UE, tout en illustrant le recul des préoccupations environnementales dans l’agenda politique et économique mondial.
Quand les menaces de boycott étaient efficaces
Car, il y a encore quinze ans, la stratégie du boycott de l’agrobusiness brésilien pouvait être efficace. En la matière, deux épisodes en 2006 et en 2009 ont marqué les esprits.
En 2006, suite à une campagne de l’ONG Greenpeace, les dirigeants de McDonald’s avaient exigé que ses fournisseurs de soja au Brésil garantissent que leurs produits ne soient pas liés à la déforestation en Amazonie. À l’époque, celle-ci avançait à un rythme accéléré (2,9 millions d’hectares en 2004, soit une surface légèrement supérieure à la Bretagne). Cette prise de position de McDonald’s avait alors abouti au moratoire sur le soja par lequel les plus grands négociants agricoles mondiaux se sont engagés à ne pas acheter de soja cultivé sur des terres récemment déforestées en Amazonie.
En 2009, suite à une autre campagne de Greenpeace, Carrefour et d’autres distributeurs étrangers présents au Brésil avaient à leur tour annoncé ne plus acheter de viande issue de la déforestation amazonienne. En 2010, ce fut au tour des principales entreprises brésiliennes de la filière bovine de s’engager légalement à ne pas acheter de viande issue de la déforestation de l’Amazonie. Dans les deux cas, l’agrobusiness brésilien avait alors dû s’adapter aux exigences de leurs entreprises clientes dont la plupart sont étrangères.
Un retournement du rapport de force
Mais en 2024, la dynamique s’est inversée, et c’est l’agrobusiness brésilien qui a fait plier un distributeur européen. La menace était pourtant mineure, car il s’agissait cette fois-ci d’une simple déclaration du PDG qui déplorait la différence de normes sanitaires et environnementales, et non d’un changement concret de sa politique d’achat, l’approvisionnement en viande du Mercosur des supermarchés français de Carrefour étant déjà minime.
Pourtant, l’agrobusiness brésilien a obligé le septième plus important groupe de distribution alimentaire mondial en termes de chiffres d’affaires à revenir sur ses déclarations. Du côté de Carrefour, le risque en matière d’image a sans doute été perçu comme trop important alors que le groupe considère le Brésil comme un réservoir de croissance.
Il s’agit donc avant tout pour le secteur d’une victoire symbolique. Néanmoins, cet épisode a été qualifié d’historique par certains leaders de l’agrobusiness brésilien. Selon eux, c’est le signal que le secteur sait défendre ses intérêts et qu’il a saisi l’opportunité de montrer sa capacité de mobilisation à ses clients et à ses concurrents étrangers.
Un lobby brésilien qui tente aussi de retarder une réglementation européenne
Pour prendre la mesure de ce retournement, on peut également mentionner la décision des institutions européennes en novembre 2024 de retarder d’un an la réglementation contre l’entrée sur le marché européen de produits issus de la déforestation. Car cette législation a également été combattue férocement par les différents lobbys de l’agrobusiness brésilien qui l’ont qualifiée d’« unilatérale, agressive et irréaliste ».
À ce titre, l’IPA (Instituto Pensar Agro, où les syndicats agricoles et patronaux de l’agrobusiness élaborent leur lobbying politique auprès du Parlement brésilien) a déclaré son soutien à un projet de loi qui imposerait à tout produit entrant au Brésil les normes environnementales brésiliennes. Ce projet de loi vise avant tout à montrer à l’Union européenne que le Brésil est prêt à riposter à toute règle commerciale jugée abusive. C’est une réponse claire à ceux qu’ils accusent de déguiser leur protectionnisme derrière des préoccupations environnementales et sanitaires.
Après les succès des campagnes écologistes de 2006 et de 2009, l’agrobusiness s’est de fait efforcé de propager l’idée que le secteur est responsable et durable, que la législation environnementale brésilienne est une des plus strictes au monde et que les préoccupations des scientifiques sont exagérées. Ces idées sont largement partagées au sein des milieux d’affaires et de la politique brésiliens et sont à la source de la mobilisation contre les déclarations d’Alexandre Bompard.
La puissance des lobbys face aux ambitions environnementales
Au-delà de cet aspect idéologique, le secteur de l’agrobusiness brésilien considère qu’il peut hausser le ton face à l’Union européenne pour deux raisons.
Premièrement, l’Union européenne a perdu son statut de premier client du Brésil au profit de la Chine. Elle ne représente plus que 5 % des achats de viande en volume du Brésil quand la Chine en représente près de la moitié.
Néanmoins, elle représente encore un client majeur de certaines filières avec près de la moitié des exportations brésiliennes de café ou de tourteau de soja, utilisé pour l’alimentation animale et plus rémunérateur que le soja brut exporté par le Brésil vers la Chine.
Deuxièmement, nombreux sont ceux au sein du secteur qui considèrent que l’Europe n’a pas les moyens de sa politique environnementale et que l’effet inflationniste sur les prix de l’alimentaire dissuadera assez vite les décideurs européens.
Le report d’un an (officiellement, uniquement pour des raisons de faisabilité) du réglement européen sur la déforestation donne du crédit à cette thèse. En effet, de nombreux lobbys industriels et agroalimentaires européens ont fait part de leur préoccupation à la Commission européenne en évoquant la déstabilisation de leurs chaînes logistiques et le renchérissement de leurs approvisionnements par une telle mesure.
Entre autres secteurs concernés, la production européenne de viande et de lait serait impossible à maintenir en termes de volume et de prix sans l’importation de protéine végétale pour nourrir les cheptels. Or, le Brésil reste un des premiers fournisseurs de soja pour l’Union européenne et ces importations sont liées à la déforestation.
Après le contexte inflationniste lié à la guerre en Ukraine, les consommateurs européens auraient de fait du mal à accepter une énième augmentation des prix. Cet argument a sûrement pesé dans la décision de la Commission européenne.
La perspective de la signature prochaine de l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur a dû être également un élément en faveur de ce report afin de ne pas fâcher le Brésil. Cette fois, ce sont les principaux syndicats industriels (comme ceux de l’agro-industrie) et de la grande distribution (comme Eurocommerce dont fait partie Carrefour) de concert avec les syndicats patronaux de l’agrobusiness brésiliens qui ont pris fait et cause pour la signature de l’accord dans lequel ils voient la perspective de « nouveaux marchés » et la « consolidation » de leurs chaînes d’approvisionnement.
Cet accord est théoriquement censé relancer la croissance européenne en favorisant les exportations vers le Mercosur. Il va également faciliter l’arrivée de produits agricoles brésiliens sur le marché européen. Les quotas de viande prévus ne laissent cependant pas présager de changement radical dans la part des viandes du Mercosur sur la viande consommée en Europe, à court terme. Néanmoins, cet afflux de produits de l’agrobusiness brésilien éloigne toujours plus la perspective d’une sortie du modèle agricole productiviste.
En définitive, la recherche de croissance à tout prix, en Europe comme au Brésil, fait reculer les ambitions environnementales. L’épisode Carrefour illustre en cela un tournant : là où l’agrobusiness brésilien s’adaptait aux exigences des multinationales européennes, il s’affirme désormais comme un acteur influent capable d’infléchir les décisions des grandes entreprises et institutions européennes.
Pierre-Éloi Gay ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.