Mozambique : quand arrêtera-t-on le massacre ?
Le Mozambique est depuis plusieurs mois le théâtre d’une répression à grande échelle conduite par un pouvoir contesté par une large partie de la population.

Depuis l’indépendance le 25 juin 1975, voilà 50 ans que le Frelimo a fait du Mozambique sa chasse gardée. Après avoir été l’unique parti autorisé dans le pays (de 1975 jusqu’à l'instauration du multipartisme, en 1992), il a ensuite systématiquement fraudé à toutes les élections, à l'exception – en partie – des toutes premières, organisées par l'ONU en 1994. Mais à l’issue des dernières élections générales d’octobre 2024, la fraude a provoqué une véritable révolte populaire. Le pouvoir a réagi en déclenchant à l’encontre des contestataires une répression impitoyable, qui se poursuit à ce jour, sans réactions notables de la communauté internationale.
Le Mozambique a connu, le 9 octobre 2024, ses septièmes élections générales (provinciales, législatives et présidentielles) depuis l’instauration du multipartisme en 1992. Les résultats officiels ont donné une nette victoire aux candidats du Frelimo (Front de libération du Mozambique), y compris au candidat à la présidence Daniel Chapo, élu avec 70 % des suffrages (score ensuite diminué à 65 %). Selon les observateurs internationaux et les observateurs nationaux indépendants, il s’agit des élections les plus frauduleuses que le pays ait jamais connues. Une large partie de la population est persuadée que, en réalité, c’est le candidat de l’opposition, Venâncio Mondlane, officiellement crédité de 20 % des suffrages (ensuite de 24 %), qui a remporté le scrutin.
Certes, ce n’est pas la première fois que le Frelimo, au pouvoir sans discontinuer depuis 1975, se maintient par la fraude et, au-delà, par la fusion complète du parti et de l’État, comme du temps du parti unique (1975-1992), par une pratique systématique d’un clientélisme autoritaire (on vit beaucoup mieux avec la carte du Frelimo que sans elle ou qu’avec la carte d’un autre parti !) et, enfin, par des assassinats d’opposants.
Mais, cette fois-ci, il y a eu une véritable révolte, et non plus une résignation, contre le manque de respect envers la dignité de la population que constitue la fraude électorale.
Cinquante ans de paternalisme autoritaire
En 1975, le Mozambique accède à l’indépendance et le Frelimo, officiellement d’orientation « marxiste-léniniste », qui tire sa légitimité de sa lutte contre le pouvoir colonial portugais, s’impose au pouvoir.
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Ensuite, une longue guerre civile (1977-1992), opposant le Frelimo à l’organisation Résistance nationale du Mozambique (Renamo), a structuré pour longtemps la vie politique du pays : même si le conflit avait des racines internes dues à la politique de modernisation autoritaire et hostile aux paysans menée par le pouvoir, il n’en reste pas moins que la guérilla de la Renamo était soutenue par le régime d’apartheid de l’Afrique du Sud voisine. La violence fut terrible, des deux côtés, mais, après la guerre, notamment dans les villes (et surtout au Sud), même les personnes mécontentes n’auraient jamais voté pour la Renamo, considérée dans le discours hégémonique comme le parti des « bandits armés ».
Cependant, notamment dans les centres-villes, l’électorat de classe moyenne se mit à voter pour un tiers parti, le Mouvement démocratique du Mozambique (MDM), issu d’une scission de la Renamo et qui, très probablement, aurait gagné les élections municipales de 2013 à Maputo, la capitale – n’était-ce une opportune panne d’électricité au moment du dépouillement des bulletins.
La tête de liste était Venâncio Mondlane, alors populaire commentateur télé et radio. Aux législatives de 2014, dans un contexte de reprise de la guerre interne, la Renamo doubla le nombre de ses voix (passant de 16 à 36,61 %) et de ses députés (de 49 à 89 sur 250) par rapport au scrutin de 2009. Mais cet essor fut brisé net en 2018 (élections municipales) et en 2019 (élections générales, 21,48 % des voix et 60 députés) par la machine de l’appareil d’État.
La fraude eut alors lieu bien avant le scrutin : le recensement électoral compta plus d’électeurs que d’habitants dans la province de Gaza, favorable au pouvoir, mais beaucoup moins dans certaines autres. L’intimidation systématique des électeurs (par le recueil de leurs numéros de cartes d’électeur) fut très efficace. Les observateurs non Frelimo furent rarement accrédités, alors que ceux de ce dernier affluèrent par milliers dans les bureaux de vote, etc.
Même ainsi, on put constater que, cette fois-ci, la Renamo avait en réalité gagné les élections à Maputo et à Matola, l’autre grande ville du Sud, bastion historique du Frelimo. Mais la Renamo n’organisa pas vraiment de protestations, malgré des défilés spontanés de jeunes, jouant le légalisme et attendant les résultats de ses recours auprès d’institutions d’appel totalement contrôlées par le Frelimo.
Le phénomène Venâncio Mondlane et la révolte de la société mozambicaine
Avec les années et le passage des générations, on voyait donc que, même dans les villes du Sud, les électeurs mécontents n’hésitaient plus à voter pour la Renamo : les souvenirs de la guerre civile n’étaient plus politiquement structurants. Mais la Renamo fut affaiblie par la mort de son dirigeant historique Afonso Dhlakama, en 2018, et par la nomination comme nouveau président d’un ancien général de la guérilla Ossufo Momade, qui s’avéra sans initiative ni leadership.
Momade empêcha Venâncio Mondlane d’être le candidat de la Renamo à l’élection présidentielle d’octobre 2024, mais ce dernier se présenta en indépendant, comme candidat d’un nouveau type, civil, instruit, de la ville, par ailleurs évangélique (un courant religieux en grand essor dans le pays). Massivement, les électorats Renamo et MDM passèrent à ce nouveau candidat, d’autant plus facilement que leurs votes antérieurs n’étaient pas tant en faveur de ces deux partis que, surtout, contre le Frelimo. Ils changèrent d’outil.
La campagne de Venâncio Mondlane, bien que sans parti aguerri pour le soutenir, fut bien mieux organisée que celles de la Renamo antérieurement. Il monta un comptage parallèle systématique des votes, avec matériel informatique, etc. chargé de recueillir les milliers de procès-verbaux dès la clôture des comptages. Cela lui permit d’affirmer qu’il avait gagné les élections avec 70 % des voix alors que les résultats officiels lui donnaient autour de 20 %.
Ce qui est sûr, c’est que les fraudes furent innombrables et que la conviction populaire d’un résultat totalement biaisé fut généralisée. Venâncio Mondlane appela immédiatement à des « défilés de la victoire », difficilement tolérés par le pouvoir clamant de son côté la victoire de son candidat, Daniel Chapo, un apparatchik presque inconnu avant la campagne électorale.
Ce qui fit basculer la situation fut l’assassinat, le 19 octobre 2024, en pleine rue et dans leur voiture, de deux dirigeants de la campagne de Venâncio Mondlane, Elvino Dias et Paulo Guambe, très probablement par des membres du Groupe des opérations spéciales de l’Unité d’intervention rapide (UIR, police militarisée), connus localement comme les « escadrons de la mort ». Il s’agissait d’un avertissement à Venâncio Mondlane, qui venait de lancer un appel à la grève générale.
Dès lors, la situation bascula : de manifestations contre la fraude électorale comme il y en a souvent dans divers pays d’Afrique, on passa à un processus révolutionnaire.
On constata la mobilisation permanente de gens très pauvres, de jeunes garçons en tête des manifestations, de jeunes filles organisant des prières dans les rues, et cela dans tout le pays, y compris des petits bourgs de brousse, d’où les informations parviennent de temps à autre. Les classes moyennes des « quartiers du ciment » ne furent pas en reste : sans participer aux manifestations, elles firent des « casserolades » depuis leurs fenêtres des heures durant.
Une caractéristique très importante fut l’absence complète de dimension ethnique : certes, la guerre civile n’avait jamais été inter-ethnique, mais le Frelimo était plutôt le parti du Sud et des villes et la Renamo celui du Nord et de la brousse. Le fait que Venâncio Mondlane soit du Sud n’a absolument pas empêché que des manifestations aient lieu partout, y compris dans le Nord déjà affecté par la guérilla djihadiste.
Le pouvoir accusa les manifestants de pillages de magasins, mais on vit aussi la police piller… Et les tirs à balles réelles se multiplièrent. La proclamation officielle des résultats et l’échec annoncé des derniers recours, puis l’investiture du président officiel, Daniel Chapo, le 15 janvier 2025, n’affaiblirent pas la mobilisation.
Se considérant désormais « président du peuple » et « président élu », face au « président investi », Venâncio Mondlane commença alors un tour du pays, rassemblant des multitudes même dans les régions les plus fidèles au Frelimo. Mais on nota à partir de ce moment un nouveau tournant dans le processus révolutionnaire : les gens ne manifestaient plus tant contre la fraude que contre la vie chère – Mondlane avait en effet émis un « décret » ordonnant la baisse du prix du ciment et d’autres produits, et les gens se mobilisaient pour le faire entrer en vigueur.
Des communautés se révoltèrent contre les compagnies internationales installées dans le pays par la main du pouvoir, car les compensations pour les terres et habitations perdues, mentionnées dans des « contrats » acceptés sous forte pression, n’étaient pas respectées ; la contestation de l’énorme pollution des mines de charbon à ciel ouvert de Moatize regagna en vigueur ; on ne pardonna plus la destruction de bois sacrés coupés pour ne pas gêner l’exploitation de sables bitumineux. Peu ou prou, c’est tout l’État-Frelimo qui fut contesté ; la révolution en cours, de simplement démocratique, devint sociale.
Et le prix déjà payé est lourd : 353 morts prouvés, y compris des enfants ou de très jeunes garçons, ou de simples passants ; sans doute au moins 40 morts parmi les cadres locaux de Venâncio Mondlane, comme ces deux jeunes assassinés dans leur voiture, à ce moment-là hors de toute manifestation, à Massinga (province d’Inhambane), dans la nuit du 8 mars 2025, tombés dans une authentique embuscade. Massinga avait été, tous les jours précédents, un haut lieu de la contestation du pouvoir dans le sud du pays. Des milliers de blessés (on avance le nombre de 3 000 , mais il s’agit surtout des blessés dans les grandes villes), des milliers d’arrestations, des disparus (y compris des journalistes)…
Silence, on tue
Ce processus révolutionnaire a lieu sans aucune implication des partis d’opposition qui ont accepté d’envoyer leurs députés élus siéger au Parlement, alors que Mondlane appelait au boycott. Autre fait notable : la remobilisation des Naparamas dans les provinces de Nampula et de Zambézia.
Les Naparamas sont un phénomène historique au Mozambique, de milices paysannes magiques (vaccinées contre les balles) armées d’arcs et de flèches. À la fin de la guerre civile, dans des sociétés épuisées, elles agissaient la plupart du temps en faveur du Frelimo contre la Renamo. Mais sans avoir jamais complètement disparu, elles se sont remobilisées cette fois-ci pour se mettre au service des gens mobilisés, qu’elles cherchent à protéger de la police militarisée. Malgré leurs « vaccins », elles sont durement réprimées par la police lourdement armée.
Face à cette déferlante, le pouvoir a conclu un accord de réconciliation avec tous les courants politiques… sauf celui de Mondlane. Le jour même de la signature de l’accord, le 5 mars 2025, une manifestation à laquelle participait Mondlane à Maputo fut attaquée à balles réelles par l’UIR ; l’attaque fit quatre morts et des blessés.
Dans le même temps, le président officiel a durci son discours. Lors de son premier meeting public après son investiture, à Pemba (nord), le 24 février 2025, il a proclamé que « même s’il fa[llai]t faire couler le sang pour défendre la patrie contre les manifestations, nous ferons couler le sang. Nous allons combattre le terrorisme, combattre les Naparamas et combattre les manifestations », assimilant toute forme de contestation du pouvoir au djihadisme, qui sévit dans le Nord depuis 2017.
Il faut bien comprendre que, dans le contexte d’un État totalement fusionné avec le parti depuis cinquante ans, un parti autoritaire prêt à tout pour garder le pouvoir, quand un président dit publiquement « nous ferons couler le sang », il n’a plus besoin ensuite de donner l’ordre de tuer aux échelons intermédiaires et locaux de ses forces de répression.
Elles ont entendu la consigne. Le pouvoir est prêt à un bain de sang pour vaincre la révolution sociale en cours. Qui va l’arrêter ? Que dit la communauté internationale, que disent les ambassades étrangères à Maputo ?
Article rédigé le 10 mars 2025.
Michel Cahen ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.