L’IA au travail : un gain de confort qui pourrait vous coûter cher
L’intelligence artificielle améliore le confort au travail en automatisant les tâches répétitives. Mais elle fait peser sur les salariés le risque de déqualification.

L’intelligence artificielle promet un soulagement face à l'ennui des tâches répétitives au travail, mais son usage excessif pourrait entraîner une déqualification progressive et une nouvelle forme de frustration professionnelle. Entre automatisation bénéfique et risque de « travail zombie », comment faire de l'IA un allié du développement des compétences plutôt qu'une source d'appauvrissement cognitif ?
L’impact de l’intelligence artificielle (IA) sur les métiers est un sujet majeur, qui a été traité dans de nombreuses études. Si la question de la disparition des emplois retient souvent l’attention, une autre question de fond mérite d’être considérée : comment ces technologies transforment et transformeront-elles concrètement le quotidien, les compétences et la motivation des travailleurs ?
L’IA, un remède contre l’ennui au travail ?
L’IA est parfois présentée comme un parfait remède au bore-out, ce syndrome d’épuisement et de désengagement professionnel causé par l’ennui. Le bore-out touche de nombreux salariés contraints d’effectuer des tâches monotones et intellectuellement peu stimulantes. En pratique, ce phénomène apparaît lorsque les compétences d’un employé sont sous-exploitées : passer ses journées à copier-coller des données dans Excel ou à réaliser des tâches administratives répétitives finit par miner la motivation.
Face à cela, l’IA émerge comme une solution prometteuse, grâce à sa capacité à automatiser les tâches répétitives. Libérés de ces activités fastidieuses, les travailleurs peuvent alors voir leur temps de travail réduit, ce qui permet de diriger leur énergie vers des missions plus créatives. Ainsi, une enquête récente révèle que 63 % des salariés français estiment que l’automatisation aide à lutter contre la fatigue et améliore la satisfaction au travail.
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L’idée est simple : en déléguant le « sale boulot » à la machine, les humains pourraient se concentrer sur des activités plus épanouissantes et à plus forte valeur ajoutée. Par exemple, dans l’administration, l’État français expérimente l’utilisation d’un agent IA baptisé « Albert », pour assister les fonctionnaires. Cet agent est conçu pour prendre en charge les tâches administratives les plus rébarbatives comme remplir des formulaires, classer des dossiers ou traiter des demandes identiques à répétition, afin de permettre aux agents publics de se consacrer à des échanges plus personnalisés avec les usagers.
Derrière l’automatisation, le risque de déqualification
Mais ce gain de confort pourrait se retourner contre les travailleurs. En effet, les IA ne se contentent pas d’automatiser les tâches ingrates, elles suppriment aussi des opportunités d’apprentissage par la pratique. Peu à peu, les compétences s’érodent et la motivation en pâtit.
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On parle alors de syndrome de déqualification (deskilling syndrome), défini comme le remplacement de travailleurs qualifiés par d’autres moins qualifiés, ou la réduction des opportunités d’exercer leurs compétences. En s’appuyant régulièrement sur l’IA, les travailleurs perdent leurs compétences par manque de pratique.
Par exemple, une étude académique récente rapporte des cas d’entreprises où l’automatisation a rendu des comptables incapables d’effectuer certaines tâches clés comme la rédaction de rapports fiscaux conformes. Ce phénomène, qualifié de « cercle vicieux de l’érosion des compétences », se manifeste lorsque les employés deviennent excessivement dépendants de la technologie. Cette dépendance engendre une diminution de la réflexion critique et de la compréhension des processus sous-jacents, ce qui a de vrais effets sur l’engagement des employés.
De plus, quand la performance des IA est bonne, les entreprises sont tentées de recruter des travailleurs moins qualifiés car moins coûteux, ce qui peut poser un vrai problème, surtout dans des secteurs particulièrement sensibles. Prenons l’exemple de la santé. Il a été démontré que les IA étaient plus performantes que les médecins pour identifier une pathologie comme le cancer du sein à partir d'une mammographie. Naturellement, l’imagerie médicale a été l’une des premières applications pratiques de ces IA de reconnaissance d’image. Si cela a aidé dans la réalisation de diagnostics, on constate cependant un phénomène de déqualification potentiellement dangereux, comme l’explique ce médecin radiologue dans ce thread Twitter (X) :
De plus, ces pertes de compétences entraînent une vraie perte d’autonomie et une dépendance cognitive : la dépendance à l’IA peut éroder des compétences cognitives essentielles comme la pensée analytique ou la résolution de problèmes.
Ainsi, paradoxalement, alors que l’automatisation semblait initialement simplifier le travail et réduire l’ennui, elle peut par la même occasion créer une déqualification progressive, qui impacte les aptitudes cognitives et crée une nouvelle forme de frustration au travail : les salariés se sentent démotivés, vulnérables, inutiles voire incompétents.
A ce titre, une étude révèle que 42 % des managers interrogés ont abandonné leur pouvoir décisionnel au profit des systèmes d’IA après avoir pris une mauvaise décision. Le constat est alarmant : face à l’incertitude, on préfère laisser faire la machine. Or, quand les employés ne peuvent plus utiliser et développer leurs compétences, la démotivation s’installe.
Vers un travail « zombie » ?
Une étude académique sur les UX designers a montré qu’avec l’IA on passe progressivement de rôles de « participation active » à des « rôles de surveillance passive ». Les employés risquent ainsi de devenir des opérateurs passifs, validant les décisions de l’IA sans implication intellectuelle. Ce risque se développe à mesure que les IA gagnent en performance. Comme le montre cette même étude, plus l’IA assume des tâches fondamentales du métier, moins les professionnels sont exposés aux processus cognitifs de leur métier.
David Graeber définissait les « bullshit jobs » comme des emplois que même ceux qui les occupent considèrent comme vides de sens. Avec l’IA, nous pourrions voir émerger une nouvelle catégorie : les « emplois assistés par l’IA » où les travailleurs deviennent de simples validateurs de ce que l’IA a produit. Ce phénomène, que Bernard Stiegler qualifiait de « prolétarisation cognitive », capture l’essence de ces savoir-faire progressivement absorbés par les systèmes techniques.
On assisterait ainsi à un nouveau type de frustration professionnelle : celle d’être réduit à un « complément humain » de la machine plutôt qu’un créateur ou un penseur autonome.
Comment éviter ce piège ?
Pour échapper à cette déqualification programmée, repenser l’automatisation est crucial. L’IA doit augmenter les capacités humaines plutôt que simplement les remplacer. Cette approche nécessite d’encourager l’apprentissage continu et de valoriser l’expertise humaine.
Comme le montre la récente étude publiée dans le Journal of Marketing, les personnes qui connaissent peu l’IA sont plus enclines à l’utiliser aveuglément, la percevant comme « magique ». Il est donc nécessaire de former les salariés à ces technologies, et surtout les encourager à développer un véritable esprit critique. Il ne s’agit pas simplement de suivre les recommandations algorithmiques, mais d’apprendre à les questionner avec discernement. Cette capacité à porter un regard critique sur les résultats générés par l’IA représente une compétence fondamentale à l’ère de l’automatisation.
Ainsi, pour tirer au mieux les fruits de l’IA comme solution intéressante contre l’ennui au travail, l’enjeu est de transformer l’automatisation en un levier d’enrichissement des compétences, plutôt qu’en un facteur de dépendance et d’appauvrissement cognitif, où les employés se retrouveraient réduits à de simples validateurs de décisions automatisées.
Kathleen Desveaud ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.