« Les Linceuls » de David Cronenberg : et si on s’était trompé de deuil ?

Beaucoup ont vu dans « les Linceuls », le dernier Cronenberg, un film intime lié au décès de sa femme. Et s’ils faisaient fausse route sur son véritable sens ?

Mai 7, 2025 - 16:06
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« Les Linceuls » de David Cronenberg : et si on s’était trompé de deuil ?
Le personnage principal du film de David Cronenberg, « les Linceuls », fait-il vraiment le deuil de sa femme ? Pyramide Distribution

Le 30 avril dernier sortait les Linceuls, le dernier film de David Cronenberg. Malgré un accueil relativement frais à Cannes, celui-ci a bénéficié depuis sa sortie d’une critique un peu plus positive – bien qu’encore divisée. Beaucoup ont mis l’accent sur le caractère personnel du film et ont fait le lien avec un événement terrible de la vie de Cronenberg : le décès de sa femme en 2017. Et s’ils faisaient fausse route sur son véritable sens ?


Attention ! Cet article contient des spoilers.

Les indices nous incitant à faire le lien entre le film et le drame personnel de Cronenberg sont nombreux. Tout d’abord, le pitch du film : un entrepreneur qui, ne pouvant faire son deuil, en vient à inventer un linceul lui permettant de rester symboliquement dans le cercueil avec sa femme. Ensuite, Vincent Cassel est largement grimé en sosie de Cronenberg et il est filmé pour accentuer cet effet avec un résultat impressionnant. Enfin, la promotion du film a nourri cette lecture, avec des interviews de Cronenberg où lui-même fait le lien entre ce film et sa vie personnelle.

La confusion entre le personnage de Karsh et Cronenberg est facile. Peut-être trop ? Ne nous a-t-on pas avertis, maintes fois, de ne pas surinterpréter une œuvre au prisme de la vie de son créateur ? Lacan a qualifié cette attitude de « goujaterie » dans son article sur Duras et Deleuze et Guatari ont formulé une critique équivalente dans leur essai sur Kafka. À y regarder de plus près, nous trompons-nous de deuil ?

Une fin pas si ouverte…

Le film de David Cronenberg a largement été présenté comme un récit « ouvert », avec une fin laissée à l’interprétation du spectateur. Pourtant, le scénario propose une lecture possible, presque discrètement glissée dans les dialogues : Karsh dit être l’assassin de l’amant de sa femme. Il l’évoque sur le ton de la plaisanterie, mais s’il disait la vérité ? Partons de cette hypothèse : le meurtre a eu lieu juste avant le début du film. Ce postulat donne une cohérence nouvelle à l’ensemble du récit, en réorientant les symboles qui le parsèment.

Bande-annonce des Linceuls (2025).

Reprenons donc le film à cette aune. Tout commence par une visite chez le dentiste, où Karsh apprend que ses dents pourrissent à cause du chagrin. On peut y voir une métaphore de la mort intérieure (le chagrin), mais la pourriture est aussi plus classiquement associée à la culpabilité. Dans la tragédie antique comme chez Shakespeare, la pourriture du corps ou du royaume signale souvent un crime non reconnu : chez Sophocle, la peste s’abat sur Thèbes parce qu’Œdipe ignore son geste, chez Shakespeare, c’est l’assassinat du roi qui « pourrit » le Danemark.

La scène du saccage du cimetière montre la volonté de Karsh de ne pas prévenir la police, et ce, même lorsqu’il « découvre » le cadavre de l’amant de sa femme dans sa propre tombe. Lorsqu’on lui propose d’exhumer le corps, il dit qu’on ne peut « pas sortir un corps comme ça ». Une déclaration étonnante, d’autant qu’il l’a permis pour d’autres tombes possiblement vandalisées plus tôt ? Et qui, sinon lui, aurait pu donner l’ordre aux employés d’ensevelir un corps dans sa tombe ?

Un autre point mérite attention : le médecin de Becca était aussi son premier amant. Cela a nourri la rancœur et la méfiance de Karsh. Ce sentiment de trahison antérieur semble motiver le fait qu’il finisse par coucher avec la sœur de sa femme – comme si la découverte de l’infidélité passée de Becca avait affranchi Karsh de son engagement envers elle. C’est, en tous cas, l’argument qu’il avance à sa femme.

Cronenberg joue aussi sur un terrain plus symbolique. Si Becca a trompé Karsh, de quelle sexualité s’agit-il ? Les scènes de rêve laissent entrevoir la difficulté – ou l’impossibilité – d’une sexualité partagée entre Karsh et Becca. Ça n’est peut-être pas la maladie qui barre leur sexualité mais la présence d’un autre homme : son médecin et ancien amant. Cronenberg nous dit dans Crimes of The Future, son précédent film que « la chirurgie, c’est le nouveau sexe ». Et si les opérations subies par Becca représentaient pour Karsh une forme d’union charnelle entre elle et son médecin, une sexualité dont il serait exclu ? Les amputations successives de Becca figurent alors le délitement de leur relation et le sentiment de perte qui y est associé. C’est cette perte d’une relation totale dont il fait le deuil durant le film. Le saccage du cimetière et les complots chinois ne sont que des diversions pour nous emmener sur de fausses pistes.


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Une narration débutée bien avant le film

Si l’on s’en tient à cette hypothèse narrative, on peut noter que la perte du personnage est singulière. Elle n’est pas tant celle de la mort de sa femme, que la perte d’une croyance en une fusion totale qui n’a pas existé. Mais cette révélation qui vient à la fin du film n’a l’effet d’un twist narratif que si nous avons adhéré au préalable à l’hypothèse d’un deuil plus classique. Les éléments narratifs dirigeant vers cette lecture sont intéressants, mais ce qui l’est encore plus, de mon point de vue, c’est la façon dont le film a été présenté et vendu avant sa sortie.

Le lien entre ce film et la mort de la femme de Cronenberg a été largement mis en avant. Aussi tragique que soit cette disparition, Carolyn Cronenberg n’avait pas la notoriété de son mari et cet événement intime aurait largement pu être ignoré du grand public. D’ailleurs, combien sont les spectateurs de The Brood à savoir que le film traite de l’enlèvement de la fille de Cronenberg ?

En informant massivement le public du caractère personnel du film, au travers des interviews et des présentations, on l’a formaté pour croire que le deuil de Karsh était celui de Cronenberg. Une grille de lecture renforcée dès le début du film par la ressemblance frappante entre Karsh et Cronenberg.

Ainsi, la promotion du film a été intégrée dans la narration, comme une préface au film, non pour informer le spectateur sur ce qu’il allait voir, mais pour l’entraîner sur une fausse piste et rendre le twist final d’autant plus éclatant que l’on a commencé à le croire bien avant d’avoir vu le film.

Les Linceuls dans l’œuvre de Cronenberg

En resituant le deuil de Karsh, on se rend compte que les Linceuls s’intègre avec cohérence dans l’œuvre de Cronenberg. Celle-ci met presque toujours à l’écran une tentative de fusion avec un autre féminin, qui reste éternellement avortée. Les Linceuls se démarquent en ne répétant pas le schéma classique que l’on retrouve dans ses autres films : ici, la fusion n’est pas la finalité impossible mais le point de départ. Elle est prise pour acquise dès les premières minutes du film où, dans un fantasme de possession, Karsh admet avoir réussi à être en permanence dans le cercueil de sa femme.

Mais cette fusion est un leurre, car elle repose sur la croyance d’un désir commun entre sa femme et lui ; désir dont il finit par comprendre qu’il n’existe pas pour elle. Dans les autres films de Cronenberg, cela se serait traduit par la volonté de s’approprier le savoir du médecin sur le corps de sa femme, c’est-à-dire le savoir qui lui permet d’être séduisant pour elle. Après quoi le personnage aurait péri dans une énième tentative de fusion ratée.

Mais Karsh se démarque ici largement des héros classiques de Cronenberg en ne cherchant pas un savoir qui lui aurait manqué, mais en acceptant, petit à petit, que la relation totale qu’il a cru avoir avec sa femme n’était qu’une illusion. Ainsi, le film ne se termine pas dans un énième coup de feu suspendu où le héros ne cesse pas de ne pas mourir, mais dans une fin presque mielleuse.The Conversation

Maxime Parola ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.