Incels : quand le masculinisme empêche les femmes de profiter pleinement des jeux en ligne

De nombreux jeux en ligne, notamment League of Legends, sont devenus des terrains hostiles pour les joueuses. Sous l’influence croissante de la sous-culture incel, ces espaces numériques perpétuent insultes, stéréotypes et exclusions, réduisant considérablement les bénéfices que les femmes peuvent tirer de leur expérience de jeu.

Les discours haineux relatifs aux différences de sexe constituent l’une des formes les plus courantes de violence en ligne, « bitch » (« salope ») étant l’insulte le plus fréquemment utilisée sur les réseaux sociaux, les forums et les blogs états-uniens et britanniques, de 2019 à 2021. Le secteur des jeux est truffé de problèmes de genre et de stéréotypes. En particulier, le gaming est imprégné par la sous-culture masculiniste « incel » (célibat involontaire), une vision du monde fondée sur deux croyances : la compréhension de la société comme une hiérarchie dans laquelle la place de chacun est déterminée principalement par les caractéristiques physiques, et les femmes comme les principales responsables de cette hiérarchie.

Certains jeunes hommes n’ayant pas de succès avec les femmes en viennent ainsi à adopter une rhétorique antiféministe, misogyne et haineuse envers elles. Aujourd’hui ce masculinisme toxique fait de plus en plus d’adeptes sur le Net porté notamment par la banalisation des contenus prônant la haine des femmes sur les réseaux sociaux.

Les « incels » font la loi dans le gaming

Les incels (célibataires involontaires) ont, depuis une dizaine d’années, attiré l’attention des médias pour des attaques de violence apparemment aléatoires. Une grande partie de l’attention s’est concentrée sur le discours misogyne et violent que l’on trouve sur les forums incels en ligne, ainsi que sur les manifestes écrits par les incels qui ont perpétré des attaques parfois mortelles, notamment en Grande-Bretagne.

Les problèmes existentiels rencontrés par les incels comme un niveau élevé de rejet romantique et un degré plus élevé de symptômes dépressifs et anxieux sont souvent avancés pour expliquer leurs comportements. En plus de la peur de rester célibataire et de la solitude, ils font état de problèmes importants liés à leur bien-être mental, social et relationnel et vont chercher du soutien sur des forums dont le contenu est souvent misogyne et violent. C’est ainsi qu’ils se déchaînent contre les femmes qui s’y trouvent notamment dans les forums de jeux en ligne.

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Les tensions et la violence fondées sur la différence de sexe sont courantes dans les jeux en raison de la prévalence de l’idéologie incel (Gray, K.L., Buyukozturk, B., Hill, Z.G., 2017). L’invisibilité, l’isolement et l’exclusion des femmes sont des outils efficaces de la domination masculine dans les jeux. En conséquence, les joueuses peuvent perdre les bénéfices de leur expérience de jeu, au point que certaines finissent par quitter le jeu ou adoptent des stratégies d’évitement pour faire face à la violence, ne récoltant ainsi pas tous les bénéfices de leur participation.

D’importantes recherches (Drenten, J., Harrison, R.L., Pendarvis, N.J., 2023) ont été menées pour documenter et comprendre les problèmes de harcèlement et d’abus au sein de communautés « toxiques » de joueurs de jeux en ligne comme celle de League of Legends (LOL). Aucune cependant n’a cherché à comprendre ce que perdaient les femmes joueuses par rapport aux hommes joueurs à cause de ces abus. Pour le même investissement, la violence entre joueurs et joueuses et les pratiques toxiques qui en découlent entraînent une modification des bénéfices tirés de la consommation du jeu pour les femmes.

Trois types de bénéfices altérés pour les femmes

Les résultats de notre ethnographie (Dessart, L., Cova, B., Davignon, N., 2024) mettent en lumière trois types de bénéfices attendus du jeu qui échappent en partie aux joueuses : les bénéfices utilitaires, sociaux et symboliques.

Le plaisir que procure la consommation réside principalement dans la valeur utilitaire des produits par le biais de la participation à des activités qui suscitent le plaisir, le divertissement et l’amusement. Il s’agit d’une attente fondamentale de toute expérience de consommation collective comme les jeux en ligne. Même si certaines joueuses ne dépensent pas d’argent pour jouer à LOL, elles investissent du temps et des efforts pour apprendre, s’améliorer et devenir des membres d’équipe performants. Cependant, les joueuses ne profitent pas des interactions avec les autres joueurs, de certaines caractéristiques du jeu et de l’expérience globale du jeu, en raison de la violence dont elles sont victimes de la part d’autres joueurs mâles.

« Après avoir été constamment insultée, j’ai fini par voir la négativité partout autour de moi. Cela s’est également produit dans une période sombre de ma vie. Tout cela se reflétait dans ma vie quotidienne, et le fait d’arrêter LOL m’a donc été bénéfique. La toxicité du jeu est vraiment difficile pour moi et c’est un vrai problème. Depuis que j’ai recommencé à jouer, je joue exclusivement en sourdine pour ne plus recevoir ce genre de commentaires. »

Le bénéfice social de la participation au jeu LOL réside dans la création, le développement et le maintien de liens avec d’autres joueurs. Les deux principales sources de valeur sont le sentiment d’appartenance à la communauté et le soutien mutuel entre les membres de la communauté. Nos participantes ont révélé qu’elles étaient privées de ces deux bénéfices normalement attendus de la communauté, notamment parce que les incels qui dominent la communauté leur empêchent d’accéder à ces bénéfices.

« Je ne me sens pas intégré dans la communauté. Je ne joue qu’avec des gens que je connais dans la vie réelle. Nous sommes une dizaine à jouer dans un groupe d’amis élargi sur LOL. À part ça, je ne me mêle pas vraiment aux autres. Les rares fois où j’ai essayé de jouer avec des joueurs que je connaissais pas, ils sont rapidement devenus toxiques ou en colère ».

Les bénéfices symboliques de la participation au jeu LOL sont l’association de significations sociales et culturelles qui permettent aux consommateurs d’exprimer leur identité. Cependant, la violence dont sont victimes les joueuses altère les bénéfices symboliques attendus de la communauté. D’une part, par des pratiques stéréotypées, les joueurs masculins empêchent les joueuses de vivre pleinement leur identité de membre de la communauté. D’autre part, ils harcèlent carrément les joueuses par des actes de violence verbale, voire physique.

« Parfois, il s’agit simplement d’insultes et souvent de “tu ne peux pas jouer” ou “va jouer le soutien”, c’est-à-dire de seulement permettre aux coéquipiers masculins de mener des actions, parce qu’ils ne supportent pas que les femmes soient autre chose que du soutien. Ou des commentaires comme “retourne à la cuisine, tu n’as rien à faire dans un jeu, ce n’est pas ton rôle"… Ce genre de choses… Sur 10 jeux, ce genre de comportements se produit 6 ou 7 fois. »

Comment tempérer la loi des « incels » ?

On peut se demander pourquoi certaines femmes s’obstinent à participer à un jeu en ligne qui les met mal à l’aise et les désécurise. En fait, même si les bénéfices sociaux sont amoindris, ils constituent toujours une partie importante de la vie de ces personnes. Les joueuses LOL ont malgré tout tissé des liens avec certains joueurs en ligne et ont également amené dans le jeu leurs amis de la vie réelle. De manière plus générale, il n’y a jamais de perte totale des trois catégories de bénéfices, et certaines joueuses sont satisfaites de ce qui reste, qu’il s’agisse principalement de bénéfices utilitaires, sociaux ou symboliques, ou d’une combinaison de ces trois types de bénéfices.

Comment permettre aux joueuses de profiter pleinement des bénéfices d’un jeu comme LOL ? En termes de bénéfices utilitaires, les gestionnaires de communautés de joueurs pourraient mobiliser les consommateurs masculins qui, individuellement ou collectivement, peuvent résister activement à l’idéologie incel et initier des changements dans les rôles des hommes et des femmes.

En termes de bénéfices sociaux, les joueurs qui sont témoins de violences à l’égard des femmes devraient être soutenus par les responsables communautaires pour intervenir en faveur des femmes et lutter contre leur stigmatisation. En termes de bénéfices symboliques, les décideurs politiques devraient sensibiliser les jeunes garçons attirés par l’idéologie incel au harcèlement et à la discrimination, et à la manière dont ces formes de violence dans les jeux en ligne peuvent nuire aux joueuses, tout en leur rappelant que les jeux sont destinés à tout le monde.

Enfin, la société doit également être attentive à la question des incels de façon plus globale. Une étude de l’université de Swansea suggère de l’approcher comme une problématique de santé mentale. Si nous nous inquiétons des violences perpétrées par la communauté incel à l’égard des femmes, un regard doit aussi être tourné vers les causes poussant les incels à haïr les femmes, afin de briser le cycle de la violence.

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.