Les ambiguïtés de l’«art dégénéré»

Le musée Picasso explore la tristement célèbre exposition d’« Art dégénéré » de 1937. Malheureusement, une présentation binaire et des omissions critiquables occultent les accointances que certaines figures de l’art moderne ont pu entretenir avec le régime nazi. L’histoire est complexe... L’article Les ambiguïtés de l’«art dégénéré» est apparu en premier sur Causeur.

Mai 16, 2025 - 20:22
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Les ambiguïtés de l’«art dégénéré»

Le musée Picasso explore la tristement célèbre exposition d’« Art dégénéré » de 1937. Malheureusement, une présentation binaire et des omissions critiquables occultent les accointances que certaines figures de l’art moderne ont pu entretenir avec le régime nazi. L’histoire est complexe


« L’art “dégénéré” : le procès de l’art moderne sous le nazisme », musée Picasso, Paris, jusqu’au 25 mai.

En 1937 se tient à Munich l’exposition d’« Art dégénéré ». Le régime nazi y stigmatise des œuvres d’avant-garde, principalement expressionnistes ou apparentées, massivement achetées par la République de Weimar. Des slogans violents, voire orduriers, se déploient sur les murs. On accuse les artistes de dépravation sociale, de pathologie mentale, de bolchevisme, etc. Le racisme et l’antisémitisme sont bien entendu de la partie.

En parallèle, les nazis présentent une exposition d’« Art allemand » alliant peintures vétilleuses et sculptures à péplum. Les « dégénérés » font le tour de l’Allemagne et enregistrent tant de visiteurs qu’il est mis fin à l’expérience. Par la suite, plus d’un millier d’artistes sont interdits, persécutés, et leurs œuvres détruites ou vendues à l’étranger.

Depuis les années 1990, plusieurs expositions consacrées à cette fameuse exposition ont eu lieu. En 2023 à Munich, « Kunst und Leben », prenant en compte un contexte élargi, a brillé par son sérieux.

Il en est autrement du parcours proposé actuellement au musée Picasso. On y voit peu d’œuvres et peu d’aperçus de la réalité de l’exposition de 1937. En outre, le public est soumis à une antithèse imparable entre nazisme et modernité qui a valeur de plaidoyer simpliste pour cette dernière. Heureusement, dans le même temps, le MahJ (musée d’Art et d’Histoire du judaïsme) a coorganisé un colloque nuancé en associant des chercheurs allemands. Une réévaluation de l’histoire s’impose à travers trois figures majeures.

Max Nordau

Max Nordau (1849-1923) est connu comme l’un des fondateurs du sionisme. Il est aussi l’auteur, en 1892, de Entartung (Dégénérescence). Le musée Picasso le présente sommairement comme « réactionnaire ». Certes, on peut fustiger ses emprunts au darwinisme social, à la psychiatrie ou à la criminologie. Cependant, Nordau, mieux qu’aucun autre, permet de comprendre la portée artistique du terme dégénérescence, bien avant que le nazisme et l’antisémitisme s’en emparent.

Il reproche à l’art de son temps d’avoir trop de fantaisie, au point de devenir artificiel, délirant, absurde et « dégénéré ». Il vit à Paris et prend pour exemple un sculpteur sur bois français : François-Rupert Carabin. Sur ses pianos, armoires, chaises et tables, Carabin place des femmes nues qui se tortillent de partout. Quand on aime Carabin, comme c’est mon cas, on est enchanté. On peut aussi se dire : a-t-on besoin de toutes ces femmes nues sur des meubles ? Aux yeux de Nordau, le bon goût commande plus de simplicité, de sérieux et de classicisme. Ce n’est pas ce que lui offre la Belle Époque qui connaît alors un intense foisonnement artistique. L’idée de dégénérescence traduit chez lui un état de saturation, le sentiment d’un excès d’art.

Joseph Goebbels

Joseph Goebbels (1897-1945) prend une part active à l’organisation de l’exposition d’« Art dégénéré ». Il a pourtant écrit une pièce et des romans expressionnistes. Dans Michäl (1929), il affirme même : « Dans sa structure interne, notre décennie est absolument expressionniste. […] Nous autres, aujourd’hui, sommes tous des expressionnistes. Nous voulons mettre le monde sens dessus dessous… » Il est d’ailleurs collectionneur d’œuvres expressionnistes. Et sa première doctrine artistique pour le Reich est la « ligne Munch-Nolde ». Ce qui prête à croire que l’expressionnisme n’est probablement pas si insoluble que cela dans le nazisme, bien au contraire.

Emil Nolde

Emil Nolde (1867-1956), d’origine paysanne, a un goût prononcé pour sa terre fantasmée et les cultures « primitives ». Ses œuvres principales sont présentées à l’exposition de 1937. Il en est d’abord mécontent, mais voit paradoxalement ses ventes doubler pendant plusieurs années ! Jusqu’en 1941, où tout change. Nombre de ses productions sont confisquées et détruites, et il lui est interdit de peindre. C’est à ce titre qu’après la guerre, il est célébré comme l’archétype de l’artiste moderne martyrisé par les nazis. Il en profite pour rédiger une autobiographie très arrangée, et, des années plus tard, la fondation Nolde expurge son texte tout en verrouillant ses archives. Un roman de Siegfried Lenz (1968) amplifie la légende.

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Devenue chancelière, Angela Merkel place deux Nolde dans son bureau et inaugure, aux côtés de Nicolas Sarkozy, une exposition Nolde au Grand Palais en 2008. Mais en 2013, un nouveau directeur ouvre les archives de la fondation Nolde. Des chercheurs révèlent alors que l’artiste martyr est, en fait, un nazi de la première heure, et des plus virulents. En 2019, l’ampleur de son antisémitisme crée un choc lors d’une exposition à Berlin. Merkel décroche ses Nolde. Elle les remplace par des Schmidt-Rottluff (1884-1976), autre expressionniste « dégénéré ». Las, on découvre que lui aussi a un passé antisémite et ses tableaux sont décrochés à leur tour.

Modernité et arrangements avec l’histoire

J’ai fait plusieurs fois le tour de l’exposition du musée Picasso pour voir ce qu’on y dit d’Emil Nolde. On le voit dans la salle « race et pureté », parmi les créateurs en butte au racisme et à l’antisémitisme, des artistes juifs, principalement. Plus loin, un de ses tableaux est accompagné d’une citation en grand format (d’un autre auteur) : « Je suis trop peu nationaliste, pas assez raciste […] au lieu de lever mon bras à la romaine, j’enfonce mon chapeau sur ma tête. » C’est alors que je croise un ami historien de l’art et lui dis que je ne trouve rien sur le nazisme de Nolde. On cherche à deux. Absolument rien sur les murs. Finalement, je le vois revenir radieux. Il a passé au peigne fin une vitrine de petits textes et, dans l’un d’eux, on peut lire que Nolde a adhéré au parti nazi en 1934. C’est dit, mais c’est un peu court !


À voir

« L’art “dégénéré” : le procès de l’art moderne sous le nazisme », musée Picasso, Paris, jusqu’au 25 mai.

À lire 

Igor Golomstock, L’Art totalitaire, Carré, 1991.

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