La technique de l’insecte stérile, alternative aux pesticides pour l’agriculture française ?
La technique de l’insecte stérile, qui permet de limiter la reproduction des insectes ravageurs, est envisagée en France. Peut-elle se substituer aux pesticides ?


Par quoi remplacer les pesticides sans bouleverser la production agricole conventionnelle ? La technique de l’insecte stérile, qui permet de limiter la reproduction des insectes ravageurs, est envisagée en France. Mais elle ne saurait se substituer aux insecticides, dans la mesure où elle implique de revoir en profondeur le système de production et d’impliquer tous les acteurs de la filière.
« Pas d’interdiction de pesticide sans solution » : ce principe, mis en avant par certains syndicats agricoles, demande qu’aucun pesticide ne soit interdit en l’absence « d’une solution » alternative « économiquement viable ». L’objectif est de réduire le recours aux pesticides sans bouleverser la production agricole conventionnelle.
Toutefois, cet élément de langage, qui a l’apparence du bon sens, masque l’impossibilité de déployer les solutions alternatives sans reconception des systèmes agricoles.
La technique de l’insecte stérile (TIS), une des « solutions » aujourd’hui à l’étude, en est un cas d’école. Elle figure justement dans une proposition de loi visant à lever les contraintes environnementales pour les agriculteurs qui doit être examinée prochainement à l’Assemblée nationale.
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Une méthode de contraception pour insectes
Cette technique repose sur la libération en grand nombre d’insectes mâles, élevés en captivité puis stérilisés par rayons ionisants (par exemple rayons X). Ces mâles s’accouplent avec les femelles sauvages de l’espèce ciblée, qui produisent ainsi des œufs non viables.
Depuis ses premiers pas en Amérique du Nord pour contrôler la Lucilie bouchère (Cochliomyia_hominivorax) dans les années 1950, cette technique été utilisée en agriculture dans de nombreux pays et sur diverses mouches, papillons ou coléoptères.
La TIS fait l’objet de recherche et développement en France métropolitaine, mais également à La Réunion et à l’étranger pour contrôler les moustiques, notamment les Aedes, vecteurs de maladies telles la dengue ou du chikungunya.
Les usages agricoles, en France hexagonale, concerneraient en premier lieu la mouche Drosophila suzukii, responsables de dégâts sur la cerise et les fruits rouges, la mouche méditerranéenne Ceratitis capitata et le carpocapse, à l’origine du proverbial « ver dans la pomme ».
Bien plus qu’une affaire de producteurs et de parcelles agricoles
Une des caractéristiques de la TIS est qu’elle est souvent déployée à large échelle. En Espagne, c’est toute la région de Valence qui reçoit chaque semaine plusieurs millions de mouches méditerranéennes stériles lâchées par avion.
Le programme, financé par le gouvernement régional, coûte huit millions d’euros par an et protège une industrie fruitière dont le chiffre d’affaires se situe aux alentours de 10 milliards d’euros annuels. Un tel programme, déployé à large échelle, implique de nombreux acteurs. La protection des cultures ne concerne plus seulement les agriculteurs mais également les habitants des territoires.
En France, le développement de la TIS s’est nourri de la collaboration entre les milieux scientifiques et les parties prenantes (organisations agricoles, ONG environnementales, industriels et représentants de l’État).
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La question des effets non intentionnels de la TIS a très vite été posée au cours de ces discussions et a permis de lancer des programmes de recherche, toujours en cours aujourd’hui. Ces travaux sont d’autant plus importants que les risques environnementaux de la TIS sont encore mal documentés.
Les risques de la TIS pour l’environnement
La France est, peu ou prou, le premier pays à interroger formellement les possibles effets néfastes de la TIS sur l’environnement. L’absence actuelle de données, malgré l’ancienneté de la technique, peut s’expliquer par des a priori positifs sur son innocuité en raison de sa grande spécificité. Comme les mâles stériles ne s’accouplent généralement qu’avec les femelles de leur espèce, on attend peu d’effets sur les écosystèmes, contrairement aux insecticides qui sont toxiques pour de nombreuses espèces différentes.
Reste un paradoxe : les insectes relâchés ne sont jamais tous stériles à 100 %. Il arrive qu’une reproduction résiduelle soit possible avec des insectes sauvages. Il est donc préférable d’élever, de stériliser et de relâcher une population locale d’insectes, afin d’éviter d’introduire dans la population d’insectes à contrôler des gènes provenant d’une autre localité.
Enfin, les insectes stériles, relâchés en masse, peuvent transmettre leur microbiote aux insectes sauvages, notamment lors des accouplements. Cette possibilité est peu inquiétante, car les microbiotes des insectes d’élevage n’ont pas de raison d’être dangereux pour les humains ou pour l’environnement. Aucun effet néfaste notable sur l’environnement n’a été rapporté parmi les dizaines de programmes de TIS déployés dans monde.
Toutefois, le suivi postintroduction est important. Cela permet d’assurer la transparence vis-à-vis des différents acteurs et de pouvoir interrompre les lâchers en cas de doute.
Une alternative aux pesticides, mais pas dans les mêmes conditions
Comme pour l’immense majorité des leviers agroécologiques de gestion des insectes et maladies des plantes, la TIS seule ne pourra pas remplacer les pesticides chimiques. En effet, si les insecticides sont si simples à utiliser, c’est bien parce qu’ils tuent les insectes sans discrimination.
De ce fait, les enjeux sociaux et organisationnels autour de la TIS appliquée à la protection des cultures méritent toute notre attention. En effet, les leviers agroécologiques de biocontrôle, comme la TIS ou les insectes auxiliaires, n’ont d’effets que sur une partie du cycle de vie des insectes visés. Leur efficacité dépend donc aussi des conditions locales et des autres leviers éventuels mobilisés par les agriculteurs.
Une attention particulière aux organismes à contrôler (par exemple, au travers de suivis par piégeage dans et autour des parcelles agricoles) et une adaptation des pratiques mobilisées en fonction de ce suivi sont quelques-unes des clés du succès d’une production agricole sans insecticides.
Pour être opérationnelles, ces « solutions » doivent donc être combinées entre elles. Il s’agit d’une réalité assez éloignée du concept de substitution implicite dans la phrase « pas d’interdiction sans solution ». Définir ces combinaisons de leviers amène, dans la pratique, à reconcevoir les stratégies de production et de protection des cultures dans leur totalité.
Cette reconception ne peut se faire sans l’implication active des professionnels. Agriculteurs, paysans et autres professionnels du monde agricole sont les seuls à connaître les réalités et contraintes pratiques du terrain. Les acteurs de la R&D, de leur côté, peuvent accompagner et soutenir ces travaux de reconception, par exemple au travers d’apports méthodologiques.
D’autant plus que les insectes sont mobiles et n’ont que faire des limites cadastrales. De ce fait, la TIS est souvent déployée à des échelles très supérieures à celles des parcelles agricoles. La participation des riverains et d’autres utilisateurs des territoires est alors essentielle.
La collaboration avec les producteurs s’avère souvent bénéfique pour tous. L’exemple du programme de biocontrôle du carpocapse de la pomme mené au Canada en fournit un exemple éloquent.
Dans ce cadre, les riverains qui ont participé au suivi des populations d’insectes responsables des pertes agricoles ont co-financé le programme de TIS. Ils en ont retiré le bénéfice d’une exposition réduite aux pesticides, argument mis en avant dans leur offre touristique. Cet exemple montre que les alternatives aux pesticides ne sont pas seulement une affaire de scientifiques et/ou d’agriculteurs : de nombreux autres acteurs sont concernés et peuvent contribuer à leur élaboration.
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Vers une TIS « à la française » ?
Comme l’ont montré les travaux de la chercheuse Aura Parmentier-Cajaiba, la question des formes organisationnelles est incontournable lorsqu’il s’agit de concevoir des alternatives aux pesticides. C’est en particulier vrai pour la TIS, qui est avant tout une méthode développée par des scientifiques.
Or, la façon dont sont conçus et financés les programmes menés par les organismes de R&D reste encore limitée par une conception linéaire de l’innovation. Ainsi, les connaissances sont transférées à des entreprises ou start-ups sans que des formes organisationnelles alternatives ne soient envisagées – et, encore moins, construites en collaboration avec les parties prenantes.
Ceci constitue une limite directe à l’adaptation des « solutions » aux réalités des territoires et filières concernés. Un modèle français pourrait s’inspirer de l’exemple du programme canadien exposé précédemment. La collaboration avec les riverains et les producteurs de pommes s’y joue sur le terrain et avec des incitations économiques. Une gouvernance partagée, entre agriculteurs et acteurs des territoires, avec l’appui d’industriels de la production d’insectes et de leur diffusion serait ainsi une piste prometteuse.
Cela montre aussi l’importance d’intégrer la concertation à l’approche « pas d’interdiction de pesticide sans solution ». En effet, il est impossible de substituer un seul levier agroécologique à une molécule chimique, car cela impose de revoir les systèmes agricoles et d’impliquer tous leurs acteurs.
Parallèlement, il apparaît irresponsable de développer des « solutions » sans réfléchir à leurs effets non intentionnels. Les risques que comportent les différentes méthodes doivent être étudiés et explicités par les scientifiques. À cet égard, une mise en débat citoyenne pour définir les modalités de déploiement des alternatives aux pesticides et orienter les transformations de l’agriculture semble incontournable.
Simon Fellous a reçu des financements de ANR, OFB, Région Occitane, Europe. Simon Fellous travaille avec les acteurs agricoles dans les territoires ou la TIS pourrait etre déployée. Il a travaillé avec Clelia Oliva, aujourd'hui à la tête de l'entreprise Terratis.
Tasnime Adamjy a reçu des financements de l'INRAE et de la Région Occitanie.