Dans l’est de la RDC, occupé par les rebelles du M23, une population traumatisée

Que ressentent les habitants des villes de l’est de la RDC, prises par le mouvement rebelle du M23 ?

Avr 22, 2025 - 18:10
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Dans l’est de la RDC, occupé par les rebelles du M23, une population traumatisée

En interrogeant les habitants de Goma et de Bukavu, avant et après la prise de ces villes par les rebelles, on découvre leurs craintes initiales, puis leur adaptation à une situation extrêmement tendue et dangereuse. Le stress infligé à ces populations laissera sur elles une marque profonde, quoi qu’il arrive.


Depuis près de deux mois, la crise politique dans l’est de la République démocratique du Congo a franchi « un point d’inflexion majeur dans l’histoire du conflit congolais ». Les villes de Goma, fin janvier 2025, puis Bukavu, deux semaines plus tard, sont tombées aux mains du groupe rebelle du Mouvement du 23 Mars (M23). Aujourd’hui, le M23 occupe progressivement plusieurs territoires de l’est du pays, alors que des négociations sont en cours.

Le M23 est un groupe armé pro-rwandais, né en 2012. Il est formé d’anciens rebelles tutsis du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP), qui reprochent à l’État congolais de ne pas avoir appliqué les engagements de l’accord de paix signé avec le CNDP le 23 mars 2009. En prenant le contrôle de villes clés, comme Goma et Bukavu, le M23 cherche à étendre son emprise sur le territoire et à faire pression sur Kinshasa afin de peser dans d’éventuelles négociations politiques.

« M23 : enquête sur le groupe armé qui fait trembler le Congo », Le Monde (janvier 2025).

Si les conflits militaires opposant l’armée loyaliste à divers groupes armés dans l’est du Congo durent depuis plusieurs décennies, la chute de Goma et Bukavu, deux grandes villes stratégiques, marque une nouvelle étape. À bien des égards, cette situation rappelle les événements des première et deuxième guerres du Congo, à la fin du siècle dernier.

Derrière ces conflits complexes où s’entremêlent de nombreux acteurs et intérêts, une victime reste constante : la population congolaise. Les habitants sont touchés de multiples façons, sur différents fronts.


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Dans cet article, nous souhaitons attirer l’attention sur une conséquence du conflit peu visible au premier abord, mais très lourde : le stress particulier que subissent les populations congolaises en temps de crise. Au-delà des facteurs structurels, certaines conjonctures particulières viennent accentuer le stress ressenti. Comment les Congolais font-ils face à leur situation alors que la guerre bouleverse leur quotidien ?

Les contingences du stress au quotidien

Le stress est une réalité bien connue des Congolais. Il fait partie du quotidien, en particulier dans les villes, où les habitants sont soumis à de fortes pressions politiques, économiques et sociales. Dans les rues des villes congolaises, on entend souvent des expressions qui en témoignent : certains parlent de ba tensions (l’hypertension), d’autres disent kitchwa inaniluma (« j’ai mal à la tête », en swahili), ou encore maraiyo nda pance (« je risque de perdre la tête »). Que ce soit à Kinshasa, à Bukavu ou à Goma, chacun se confronte à ces difficultés à sa manière.

L’inflation galopante, le chômage massif et l’absence de services sociaux de base sont autant de facteurs structurels qui exercent une pression constante sur bon nombre de Congolais urbains.

Ce climat de précarité favorise parfois les comportements à risque : violences sexistes et sexuelles, addiction aux paris sportifs ou consommation excessive d’alcool, actes de malfaisance, montée de la méfiance et de la suspicion. Les mécanismes d’adaptation, loin d’en atténuer les effets, génèrent à leur tour de nouvelles formes de vulnérabilité – psychologiques, sociales ou économiques.

La guerre comme épiphanie d’un stress particulier

Toutefois, la situation actuelle de la population à Goma et à Bukavu dépasse de loin le stress ordinaire qui fait partie du quotidien de nombreux Congolais. Il s’agit ici d’une forme particulière de traumatisme, caractéristique des contextes de guerre ou d’occupation. Il est donc essentiel de montrer comment les pressions non économiques – notamment liées à la sécurité, mais aussi aux dimensions sociales et psychologiques – interagissent avec les contraintes économiques, aggravant ainsi la situation des personnes concernées. C’est dans cette perspective que nous analysons ces différentes formes de pression et leurs dynamiques.

Cet énième retournement vécu par les populations de Goma et de Bukavu en janvier-février 2025 marque une rupture dans leur quotidien : il y a désormais un avant et un après la guerre d’invasion.

À l’insécurité d’avant-guerre est venue s’ajouter la facilité avec laquelle les vies ont été arrachées, pendant et après la guerre d’invasion. Il reste difficile d’établir avec précision un bilan officiel des morts causées par la prise de Goma et de Bukavu, en raison de la complexité du conflit et de la multiplicité des sources. Cependant, certaines sources indiquent que le nombre de personnes tuées depuis la prise des deux villes s’approcherait de 7 000, tandis que le conflit aurait causé au total le déplacement d’environ 7 millions de personnes.

Dans un tel contexte, la plupart des habitants des villes et territoires actuellement occupés ont adopté des stratégies d’évitement : on choisit soit de se cacher, soit de dissimuler ses pensées derrière un silence d’apparat ; et d’éviter tout contact téléphonique avec le monde extérieur pour échapper à la surveillance des rebelles, voire de changer de numéro de téléphone.

L’occupation des villes de Bukavu et de Goma a également entraîné une pénurie de ressources essentielles à la subsistance. Dans un quotidien marqué par la débrouillardise, le manque d’argent liquide (causé par la fermeture des banques et des structures de microfinance) amenuise les capacités d’accès aux produits de première nécessité. La précarité se généralise :

« On ne peut ni se nourrir ni se faire soigner ! »,

confient les habitants. En outre, un climat de méfiance généralisée s’est instauré.

« On vit le soupçon au quotidien. On ne sait pas qui est qui. »

De tels propos reviennent fréquemment pour traduire le doute éprouvé constamment par les habitants, y compris envers leur entourage. Les rapports sociaux en sont affectés, et le tissu social se trouve déstructuré. La confusion qui règne dans les villes, où l’on ne savait pas qui était agent de renseignement des rebelles ou des supplétifs de l’armée loyaliste et qui ne l’était pas, a servi de catalyseur à ce soupçon omniprésent.

Ce qui s’est produit dans les hôpitaux Heal Africa et CBCA Ndosho de Goma, les 28 février et 1er mars 2025, en est un exemple. Les combattants du M23 ont envahi ces établissements et, dans la nuit, ont enlevé plus d’une centaine de blessés, de malades et de gardes-malades, les emmenant vers une destination inconnue, affirmant qu’ils étaient tous des soldats du gouvernement et/ou des combattants wazalendo (c’est-à-dire des supplétifs de l’armée loyaliste).

« RD Congo : arrestations dans des hôpitaux à Goma », France 24 (mars 2025).

Les trois temporalités de la guerre à Goma et à Bukavu

Les expressions employées par les personnes que nous avons interrogées montrent que leur perception de la temporalité de la prise de leurs villes distingue trois phases : l’avant-occupation, quand ils ont oscillé entre espoir et inquiétude ; l’irruption brutale des rebelles ; et le quotidien éprouvant sous l’occupation.

« On ne peut souhaiter vivre sous la rébellion même si l’État semble inexistant. »

Malgré une insécurité grandissante et une crainte palpable au quotidien, beaucoup de Congolais espéraient jusqu’au dernier moment que les rebelles n’occuperaient pas leurs villes. La progression du M23 a été vécue comme une désillusion. Les critiques contre l’État – son absence et son incapacité à assurer les services publics – ont été portées par les Congolais contraints de fuir leur maison ; d’être « déplacés » dans leur propre pays ; et finalement de se retrouver sous occupation rebelle – le tout sans susciter un changement radical dans le train de vie opulent des institutions nationales et des politiques congolais.

De la même manière, la réaction de la communauté internationale est critiquée par la population comme étant à la fois timide et complaisante à l’égard du Rwanda qui apporte un soutien militaire et logistique aux rebelles.

Le 26 janvier dernier, l’entrée des rebelles à Goma a donc provoqué de vives réactions : les habitants ne s’imaginaient pas vivre, une fois de plus (Goma a été occupée par le même M23 en novembre 2012), sous l’occupation et devoir en affronter les horreurs, qui plus est sans possibilité d’exprimer le moindre désaccord.

« RDC : Esther, l’espoir par les mots », Arte (février 2025).

« J’étais dans un rêve éveillé. La ville est prise par le M23. […] On n’a pas le choix : il faudra vivre avec eux ! »

Après l’entrée des rebelles, la ville de Goma était jonchée de cadavres indénombrables. Peur et souffrance se mêlaient au chaos ambiant et à une dégradation économique fulgurante. Les pillages ont défiguré les quartiers, et la population, déjà fragilisée, a sombré dans une panique totale. L’insécurité omniprésente a rendu tout déplacement risqué et périlleux.

« On aimerait qu’ils partent. »

Face à la guerre et au surgissement des rebelles du M23 dans leur ville, beaucoup expriment leur lassitude. Leur seul souhait est de voir les rebelles partir. Car leur quotidien est pavé d’humiliations constantes et d’un traitement dégradant : bastonnades, confiscations arbitraires de biens privés comme la saisie de véhicules, disparitions fréquentes, assassinats ciblés. La criminalité et l’insécurité ne font qu’augmenter, avec une multiplication des vols à main armée, et la précarité s’intensifie. Comme les banques sont fermées, l’économie est paralysée, ce qui plonge la population dans une misère sans fin.

Une citoyenneté en retrait mais lucide

Dans ce contexte d’occupation, le temps n’est pas à la tolérance ni à l’écoute d’un avis contraire à la ligne de conduite dictée par les autorités rebelles. À cause de la répression des opinions dissidentes, les habitants se replient sur eux-mêmes, gardent le silence, évitent les débats publics et se désengagent des partis politiques et des organisations de la société civile.

Mais en réalité, le sentiment d’insécurité, de danger et d’humiliation vécu par les Congolais, combiné à un accès limité aux moyens de subsistance dans les zones contrôlées par les rebelles, transforme profondément le rapport populaire à la politique. Et une nouvelle forme de citoyenneté se dessine : celle des « citoyens réservés », qui renvoie à la notion de « citoyens distants », décrite par le sociologue Vincent Tiberj. Les citoyens réservés, et sous pression, ont une compréhension de ce qui se passe actuellement : ils sont informés, capables de décoder, de relativiser ou de critiquer des discours. Ils analysent les projets et actions des leaders du mouvement M23. Ils restent vigilants, critiques et prêts à saisir toute opportunité de se réexprimer. Pour le politologue Jean-François Bayart, la distance n’est pas un signe de passivité, mais une stratégie d’adaptation, une forme discrète d’action politique. La crise actuelle révèle plutôt une citoyenneté qui, sous pression, se transforme, en marge du pouvoir, sans jamais s’éteindre.

Cet article a été co-écrit avec un troisième co-auteur qui se trouve sur place et a souhaité rester anonyme pour des raisons de sécurité.The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.