Droits de douane : pour soutenir leur agriculture, quels sont les pays les mieux placés ?

542 milliards de dollars de dépenses par an. C’est le montant colossal du soutien des États à leur agriculture. Avec le déclenchement de la guerre des tarifs, quelles orientations vont prendre ces aides ?

Avr 22, 2025 - 18:10
 0
Droits de douane : pour soutenir leur agriculture, quels sont les pays les mieux placés ?
Trois stratégies sont mises en œuvre selon les pays : soutenir la production ou le revenu des producteurs ; rendre les produits agricoles plus abordables pour les consommateurs  ; ou encore, investir dans le développement d’infrastructures agricoles. Filippo Carlot/Shutterstock

542 milliards de dollars de dépenses par an. C’est le montant colossal du soutien budgétaire des États à leur agriculture. Avec le déclenchement de la guerre des tarifs, quelles orientations vont prendre ces aides ? Vers les producteurs ? Vers les consommateurs ? Quelles différences entre des pays aussi divers que les États-Unis, la Chine, le Mozambique ou ceux de l'Union européenne ? Réponses avec les données de la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde (Farm).


Les premières mesures protectionnistes de Donald Trump suscitent de vives inquiétudes, dans un contexte où la gouvernance mondiale peine déjà à assurer une gestion efficace des soutiens publics à l’agriculture. Face au risque d’une escalade généralisée des barrières tarifaires avec la perturbation des marchés agricoles et la hausse des prix alimentaires, les États pourraient renforcer leur soutien budgétaire comme instrument de politique agricole. Comment ? En mobilisant de manière stratégique les subventions et, plus largement, les dépenses publiques allouées à l’agriculture et l’alimentation.

Mais, concrètement, que savons-nous aujourd’hui du soutien budgétaire à l’agriculture et à l’alimentation ? Quelle est précisément sa composition, et comment les États choisissent-ils d’orienter leurs choix en la matière ?

Pour y répondre, nous nous appuyons sur les données de l’Observatoire mondial des soutiens publics à l’agriculture et à l’alimentation, une initiative mise en place par la Fondation Farm. Cet observatoire couvre 93 pays, représentant plus de 90 % de la production agricole mondiale. À partir de cette initiative, nous proposons un éclairage des soutiens budgétaires, définis ici comme l’ensemble des dépenses publiques que les États consacrent à l’agriculture et à l’alimentation.

542 milliards de dollars de dépenses publiques par an

Il existe au niveau mondial de très grands écarts en matière de soutiens publics à l’agriculture et à l’alimentation. Globalement, plus un pays a des revenus élevés, plus il dépense pour soutenir ses agriculteurs et ses agricultrices – en proportion de la valeur de la production agricole… même si l’agriculture ne fournit plus chez lui qu’une partie mineure de l’emploi et de la croissance économique. La moyenne sur les trois dernières années disponibles indique que 542 milliards de dollars (USD) de dépenses publiques sont consacrés chaque année à l’agriculture et à l’alimentation. Quatre grandes régions concentrent près de 90 % de cette somme : l’Asie de l’Est, l’Amérique du Nord, l’Asie du Sud, l’Europe de l’Ouest et du Centre (Graphique 1).

En Asie de l’Est, la Chine est le pays qui dépense le plus pour soutenir son agriculture, avec près de 106 milliards USD, représentant environ 82 % des dépenses publiques de soutien dans cette région. En Amérique du Nord, les États-Unis dominent avec 119 milliards USD, suivis par le Canada avec 5,5 milliards USD. Pour l’Asie du Sud, l’Inde est le plus grand contributeur avec 114 milliards USD. Dans le bloc Europe de l’Ouest et du Centre, l’Union européenne occupe une place importante avec 92,5 milliards USD, suivie du Royaume-Uni avec 6 milliards USD.

Comme l’indique le graphique 2, le Brésil, le Mexique, l’Éthiopie, la Turquie, la Russie, l’Australie et l’Indonésie sont les pays qui dépensent le plus pour soutenir les secteurs agricole et alimentaire dans leur région respective.

Ces montants soulignent les écarts de capacités budgétaires entre pays riches et pays à plus faible revenu. Malgré l’importance de l’agriculture pour leur sécurité alimentaire, des zones comme l’Afrique subsaharienne ne disposent que de moyens limités pour soutenir ce secteur.

Intensité du soutien à l’agriculture

Pour faciliter les comparaisons entre pays, les dépenses sont rapportées à la valeur de la production agricole, c’est-à-dire le montant total auquel l’ensemble de la production est valorisé. À l’échelle mondiale, l’intensité du soutien budgétaire à l’agriculture et à l’alimentation est ainsi estimée en moyenne à environ 14 % de la valeur de la production agricole. Les efforts financiers les plus élevés sont observés en Asie du Sud (25 %), en Amérique du Nord (24 %) et en Europe de l’Ouest et du Centre (20 %). Dans les autres régions, l’intensité du soutien est moins importante, et ce, malgré une importance plus forte de l’agriculture dans les équilibres macroéconomiques et sociaux des pays (Graphique 3).

Au plan mondial, 60 % des dépenses publiques soutiennent la production

Les dépenses publiques de soutien se répartissent entre :

  • les transferts budgétaires orientés vers la production et les producteurs ;

  • la consommation pour l’accès aux produits alimentaires ;

  • les services collectifs pour le développement agricole : infrastructures, formations, recherche et vulgarisation, etc.

L’arbitrage entre ces différentes options de politiques publiques traduit des stratégies variées : soutenir la production, la compétitivité et/ou le revenu des producteurs ; rendre les produits agricoles plus abordables pour les consommateurs ou encore investir dans le développement d’infrastructures et de services consacrés au développement de l’agriculture.

Au niveau mondial, 60 % des dépenses publiques de soutien à l’agriculture et à l’alimentation se font sous forme de transferts budgétaires encourageant la production ou destinées aux producteurs. Ces dépenses représentent la majeure partie des soutiens dans les pays à revenu élevé et intermédiaire – Norvège, Union européenne, Royaume-Uni, mais aussi Russie ou Chine. Au contraire, dans les pays à faible revenu – Éthiopie, Mozambique ou Rwanda –, les producteurs sont bien moins soutenus alors qu’ils occupent le plus souvent une place capitale dans l’économie et l’emploi.

En Europe de l’Ouest et du Centre, la priorité est accordée au soutien direct aux producteurs agricoles à travers les aides de la politique agricole commune (PAC).

En Amérique du Nord, consommation et production

Les États-Unis consacrent 55 % de leurs dépenses publiques agricoles au soutien à la consommation. L’objectif : garantir des produits alimentaires plus abordables pour les consommateurs, notamment à travers les vastes programmes de subvention alimentaire tels que le SNAP (Supplemental Nutrition Assistance Program).


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Les transferts à la production sont importants aux États-Unis, soit 35 % des dépenses consacrées aux secteurs, tandis que les services collectifs pour le développement agricole sont relativement faibles – 10 %. De l’autre côté de la frontière, au Canada, seulement 2 % des dépenses agricoles sont consacrées à la consommation, le reste est dirigé vers la production – 65 % – et les services collectifs, 33 %.

En Asie, production et services collectifs

Dans plusieurs pays asiatiques, les budgets agricoles suivent une tendance assez marquée. La priorité est souvent donnée à la production agricole et aux services collectifs. C’est le cas de la Chine, où environ 70 % des dépenses vont à la production ou aux producteurs. Les 30 % restants sont affectés aux services collectifs comme les infrastructures, la recherche ou encore l’appui technique aux agriculteurs.

Au Vietnam, on retrouve cette logique, mais dans des proportions inversées. Une large part du budget soutient les services collectifs (70 %) et la plus petite portion est vouée à la production (30 %).

Cela dit, certains pays font exception. L’Inde et l’Indonésie, notamment, se démarquent par un choix plus orienté vers la consommation. En Inde, près de la moitié des dépenses agricoles (46 %) visent à soutenir la consommation (par exemple à travers des subventions alimentaires) tandis que 39 % sont orientées vers la production. En Indonésie, l’écart est encore plus net avec 65 % du budget agricole consacré à la consommation, contre 22 % pour la production.

Fourniture de services collectifs en Afrique subsaharienne

En Afrique subsaharienne, 85 % des dépenses publiques sont dirigées vers les services collectifs pour le développement agricole. Cela montre une approche axée sur l’infrastructure et le développement général du secteur plutôt que sur des subventions directes à la production ou à la consommation.


À lire aussi : Comment les gouvernements africains soutiennent l’agriculture ?


Ces dépenses sont certes nécessaires, mais constituent un soutien indirect à la production composé majoritairement de dépenses de service rural (santé, éducation, pistes, etc.). Les soutiens aux producteurs pèsent pour 8 % des dépenses agricoles et sont en moyenne inférieur à 1 % de la valeur de la production agricole. En Éthiopie, par exemple, les transferts budgétaires aux producteurs sont presque 100 fois plus faibles qu’au sein de l’UE (en pourcentage de la valeur de la production agricole).

Pratiques agricoles durables

Au-delà des sommes engagées, la manière de les allouer entre production, consommation et services collectifs traduit des priorités stratégiques différentes.

Ces choix ne sont pas neutres en termes de durabilité, car ils sont source d’externalités négatives importantes. D’où l’urgence dans les pays riches de réorienter les aides vers des pratiques plus respectueuses de l’environnement.

Dans les pays à faible revenu, il faudrait d’abord augmenter ces soutiens, tout en les orientant vers des pratiques agricoles durables. Cela peut passer, entre autres, par un accroissement des subventions aux intrants agricoles, en intégrant davantage l’utilisation de fertilisants organiques aux côtés des engrais minéraux. Le Sénégal ou l’Afrique du Sud montrent déjà que c’est possible. D’autres pays comme le Rwanda, le Malawi ou l’Éthiopie vont aussi dans cette direction.

Mais, à l’heure où les barrières douanières refont surface, une question se pose : qui peut encore soutenir son agriculture ? La réponse est claire : seuls les pays qui en ont les moyens. Et ce soutien risque bien d’être mobilisé pour des raisons de compétitivité économique ou stratégique, sans forcément tenir compte des enjeux de durabilité. Une telle orientation irait pourtant à rebours des recommandations des Nations unies, qui appellent à réorienter massivement les soutiens agricoles en faveur de la transition vers des systèmes alimentaires durables.The Conversation

Abdoul Fattath Yaya Tapsoba est Responsable de projet à la Fondation FARM.

Matthieu Brun est directeur scientifique de la Fondation FARM, fondation reconnue d'utilité publique.