La culture en péril (21) – Pierre Gripari, « Patrouille du conte »
Que se passerait-il si une instance était créée, chargée de remettre en question la morale des contes ? Une création ingénieuse de Pierre Gripari, imaginée en 1982, prémonitoire au regard de la cancel culture qui sévit aujourd’hui en certains lieux. Pierre Grimari est l’auteur des célèbres « Contes de la rue Broca et de la Folie-Méricourt », […]

Que se passerait-il si une instance était créée, chargée de remettre en question la morale des contes ? Une création ingénieuse de Pierre Gripari, imaginée en 1982, prémonitoire au regard de la cancel culture qui sévit aujourd’hui en certains lieux.
Pierre Grimari est l’auteur des célèbres « Contes de la rue Broca et de la Folie-Méricourt », mais aussi de « La sorcière de la rue Mouffetard et autres contes de la rue », entre autres créations connues. Il a aussi écrit des romans pour adultes. Comme cette étonnante « Patrouille du conte », qui sonne aujourd’hui comme une préfiguration de ce que nous allions vraiment connaître avec l’arrivée des mouvements woke et de la cancel culture.
Une préfiguration de la cancel culture
Imaginez un instant : Une patrouille d’enfants est mise en place par le Ministère du Conte et de l’Environnement culturel (tout un programme), avec pour mission de faire la police dans le Royaume des contes. Il s’agit d’y épurer tout ce qui n’est pas politiquement correct, ne correspond plus aux mœurs ou aspirations de l’époque, ou bien encore fait trop référence à la religion chrétienne.
L’enfer est pavé de bonnes intentions, comme on le sait, et notre patrouille devra veiller à instaurer une nouvelle morale, sans en passer par la révolution – trop violente sans doute pour des enfants – mais ayant le même but, à savoir remplacer le Roi par un Président de la République, chasser toute forme de fascisme, bannir toute forme de morale sexiste, conservatrice ou réactionnaire.
« (…) la révolution politique une fois accomplie, la réforme morale suivra tout aussitôt ! Il n’y aura plus de castes, plus d’inégalités sociales, plus de féodalisme… Les mœurs s’adouciront, les personnages cesseront de se manger entre-eux, ils auront des égards les uns pour les autres… »
On sait ce qui guide généralement les attitudes empreintes de pacifisme et ce qu’il advient au bout du compte au terme de ce type de processus régénérateur… La Dialectique de l’Histoire, chère à Hegel, est ici mise en avant, avec pour but de remplacer les Rois, Reines, Princes et Princesses par les principes de la République démocratique, laïque et progressiste, dans le but éminent de « faire le bonheur des masses populaires en abolissant la tyrannie, les privilèges, les inégalités ».
Des résultats contraires à ceux recherchés
Mais voilà… En matière de bonnes intentions, les choses ne se passent jamais vraiment comme on le souhaiterait. Et les effets pervers de la transformation de l’univers des contes vont mener vers une dérive profonde, à l’opposé de ce qui était recherché.
Le père Lustucru et la Mère Michelle, le Loup, la Grand-Mère et le petit chaperon rouge, Cendrillon, le Chat Botté, sans même parler de l’Ogre ou du Petit Poucet, et d’autres encore… tout va se trouver sens dessus dessous. La cruauté et la violence des contes va bien au contraire s’en trouver amplifiée, la morale dépravée.
On se croirait revenus au temps du nouveau calendrier républicain, de Robespierre et de tous nos chers révolutionnaires.
Telle héroïne sera punie de son intelligence, de son « individualisme », de son « goût de la culture pour la culture ». Au lieu de cette véritable hérésie, « elle trouve son salut dans la bêtise, et pas dans n’importe quelle bêtise, notez-le ! Dans une bêtise populaire, fondamentale, qui la met en accord avec les forces profondes de la nature, de la biologie, avec la dialectique de l’univers… En un mot, elle cesse de se singulariser, et ça, c’est très, très positif !»
Et que dire des Trois petits cochons, qui reviennent comme un leitmotiv dans ce joyeux délire ? Ils mériteraient bien un procès. A moins qu’au contraire on ne crie à la porcinophobie…
Ainsi, il s’agissait au départ de « moraliser le conte, de le démocratiser, d’en extirper le crime, les actes de cruauté, l’oppression, la violence (…) Or, qu’est-ce que nous avons fait ? Nous avons remplacé un crime par un autre, aggravé l’oppression, déchaîné la violence (…) Notre intervention, qui devait humaniser le conte, l’a rendu, au contraire, mille fois plus barbare ! », ose proclamer courageusement un membre de la patrouille à ses risques et péril.
Le lien de parenté avec la Révolution est en effet clairement assumé. « Je pense que la morale est bonne, que ceux qui la contestent sont des ennemis du peuple et que, s’ils portent l’uniforme, ces ennemis sont des traîtres ! » réplique le capitaine de la patrouille.
Et comme toujours, s’il y a échec sur nombre de points, ce n’est pas la faute de la Révolution, mais c’est « que ce n’est pas assez révolutionnaire ».
Je vous conseille cette lecture succulente, qui rappellera dans un esprit voisin le tout aussi délicieux « La nouvelle ferme des animaux » d’Olivier Babeau. Dans les deux cas, la satire est efficace, au service de l’analyse de certaines dérives philosophiques contemporaines et des sempiternels fantasmes révolutionnaires, qui conduisent presque toujours aux épurations de masse, à la violence, à la terreur.
Pierre Gripari, Patrouille du conte, Sept cavaliers, février 2025, 262 pages.
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