En Syrie comme en Irak, l’islamo-nationalisme a le vent en poupe
Respectivement leader religieux chiite et ancien chef djihadiste sunnite, l’Irakien Moqtada al-Sadr et le Syrien Ahmed al-Charaa puisent volontiers dans le registre du nationalisme arabe.

Longtemps, l’islamisme, par nature transnational, est apparu comme l’antithèse des nationalismes arabes. Moqtada al-Sadr en Irak, et tout récemment Abou Mohammed al-Joulani (qui souhaite qu’on le désigne désormais par son nom de naissance, Ahmed Hussein al-Charaa) en Syrie, ont montré qu’une fusion entre ces deux idéologies n’était pas impossible.
L’avènement au pouvoir à Damas du groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC) marque, pour beaucoup d’observateurs, le point culminant d’une prise de contrôle des différents mouvements rebelles syriens par les islamistes. Néanmoins, si ce phénomène ne fait aucun doute, l’influence que le mouvement nationaliste syrien a exercée sur les mouvements djihadistes demeure une réalité encore plus spectaculaire.
L’abandon en 2016 du djihad global par le Front al-Nosra, rebaptisé alors Fatah al-Cham, en est certainement l’illustration la plus évidente. Cette évolution est le fruit d’une mûre réflexion stratégique des djihadistes syriens, qui entendent alors réduire l’hostilité à leur encontre des puissances occidentales mais, surtout, changer leur image au sein de la population syrienne.
Perçu comme un acteur exogène par beaucoup de Syriens, car une partie importante de ses membres ne sont pas des Syriens mais des étrangers – originaires de nombreux pays du monde musulman, spécialement d’Irak et de divers pays d’Asie centrale –, et soucieux de s’attirer le soutien d’autres mouvements islamistes hostiles à al-Qaida comme Ahrar al-Cham ou le Front Nour al-Din al-Zenki, le groupe Fatah-al-Cham décide de rompre définitivement avec al-Qaida en 2017 lorsqu’il absorbe les différents groupes rebelles islamistes dans la province d’Idlib pour former Hayat Tahrir Al Cham (HTC).
Son chef, Abou Mohamed al-Joulani, substitue alors au djihad global d’al-Qaida un djihad uniquement national tourné contre le tyran Bachar al-Assad, ce qui lui attire l’hostilité du leader d’al-Qaida, Ayman al-Zawahiri, qui lui reproche son « chauvinisme ». al-Joulani a certainement pris conscience que l’évolution nationaliste que fustigeait al-Qaida constituait en réalité pour lui un véritable atout qui lui permettrait de s’installer durablement dans l’opinion publique syrienne et d’unifier la plupart des mouvements rebelles de la poche d’Idlib.
Ce rappel historique permet de comprendre que l’opposition nationaliste à Assad n’a pas disparu mais a été progressivement absorbée, voire digérée par les mouvements islamistes au point de les avoir détournés de leur matrice djihadiste et terroriste pour en faire des forces politiques à la fois nationalistes et djihadistes. L’opposition binaire entre nationalistes et islamistes souvent décrite dans la presse ne fonctionne pas pour la Syrie actuelle puisque HTC tente d’en faire une forme de synthèse.
En quoi la victoire d’HTC marque-t-elle l’avènement d’un nouvel islamo-nationalisme qui, dans un mouvement dialectique, change à la fois le visage du nationalisme syrien, voire arabe, et celui du djihad ? En quoi ce renouveau du nationalisme syrien s’intègre-t-il à un mouvement régional plus large de réémergence d’identités nationales que l’on pensait détruites par plusieurs décennies de guerre civile ?
La renaissance des nationalismes syrien et irakien
L’islamo-nationalisme est paradoxalement le produit de la Fitna, la lutte fratricide pluriséculaire entre chiites et sunnites. Paradoxalement, car ce phénomène aurait dû, au contraire, fragiliser le sentiment national syrien. De nombreux auteurs ont souligné à raison les phénomènes de balkanisation qui ont touché en parallèle la Syrie et l’Irak au cours des quinze dernières années.
L’avènement de l’État islamique (EI) en Irak et en Syrie, au début des années 2010, correspond d’abord au rejet par les masses sunnites, de la domination chiite dans les deux pays ; il a, par ailleurs, renforcé les mouvements autonomistes kurdes. Dans ce contexte de partition identitaire et religieuse des territoires syrien et irakien, on pourrait s’attendre à ce que les sentiments d’appartenance nationale faiblissent voire disparaissent.
Or, depuis la destruction de l’EI en tant qu’ensemble territorial, ce qu’il a été de 2015 à 2019, on assiste au contraire à une renaissance du nationalisme tant en Irak qu’en Syrie.
La victoire de Moqtada-al-Sadr aux élections législatives irakiennes de 2021 sur une ligne d’unité nationale et d’affirmation de l’indépendance irakienne face aux puissances régionales est révélatrice de ce retour d’un nationalisme irakien que l’on pensait à tort disparu avec le régime baasiste de Saddam Hussein. Mais la victoire du leader nationaliste chiite est surtout le symptôme d’une aspiration à la paix de l’opinion publique irakienne, qui rejette de plus en plus les candidats chiites pro-iraniens accusés, à raison, par les sadristes et leurs partisans, de livrer l’Irak aux intérêts des puissances voisines et de favoriser le développement des factions, des milices qui participent à l’affaiblissement de l’État et au maintien d’un contexte favorable au retour de la guerre civile.
En juin 2022, à la suite de la démission des députés sadristes (sur l’ordre de Moqtada al-Sadr, qui n’avait pas réussi à constituer un gouvernement autour de son mouvement), les bagdadis investissent le Parlement irakien, témoignant ainsi d’une réalité de plus en plus prégnante en Irak : l’émergence d’un nationalisme populaire qui rejette autant le sécessionnisme de la minorité sunnite que les ingérences du voisin chiite iranien.
Bien que chiite et lui-même ancien chef d’une milice, l’armée du Mahdi, Moqtada-al-Sadr s’oppose fermement aux ingérences iraniennes et à la corruption de Nouri al-Maliki (premier ministre de 2006 à 2014, considéré comme très proche de Téhéran) et de certaines institutions de l’État telles que la Cour suprême irakienne, devenues des succursales de l’Iran.
Le leader chiite nationaliste s’était d’ailleurs engagé en 2021 à former un gouvernement d’union nationale avec le principal parti sunnite, le Taqqadum de Mohamed al-Habousi, et le Parti démocratique du Kurdistan de Massoud Barzani, bien qu’une décision de la Cour suprême l’en ait empêché. Moqtada-al-Sadr était devenu lors de cette crise le porte-parole d’un discours politique qui dépasse le clivage entre chiites et sunnites et considère le retour à l’unité nationale ainsi qu’à la souveraineté de l’Irak comme des priorités. Traumatisés par presque deux décennies de guerres civiles et de plus en plus hostiles à l’ingérence iranienne, les Arabes irakiens, chiites comme sunnites, aspirent au retour d’un Irak pacifié et souverain. Aujourd’hui, le gouvernement de Mohammed Chia al-Soudani gouverne depuis 2022 et associe plusieurs partis chiites (mais pas les sadristes), le parti kurde de Massoud Barzani ainsi que plusieurs forces politiques sunnites.
L’adaptation des djihadistes syriens aux sentiments nationalistes de la population
Comme en Irak, l’opinion syrienne semble, elle aussi, animée d’une volonté de faire à nouveau nation ou, du moins, de tourner la page des affrontements inter-religieux qui ont marqué la guerre entre les rebelles, l’EI et le régime de Bachar.
En Syrie comme en Irak, la balkanisation des territoires a paradoxalement favorisé une forme de nationalisme exacerbé par les ingérences des puissances voisines comme l’Iran ou la Turquie. En l’absence d’élections, il semble difficile de prendre la mesure de cette aspiration populaire à l’unité nationale, mais les dernières années de la guerre civile laissent apparaître plusieurs indices.
Tout d’abord, la recherche d’une forme de consensus populaire national par le groupe HTC dans son gouvernement de la poche d’Idlib depuis 2017 confirme la volonté d’al-Joulani de capter à son profit l’aspiration des Syriens à l’unité nationale. À cet égard, il est intéressant d’observer à quel point la propagande d’HTC diffère de celle des groupes djihadistes classiques et s’apparente largement à celle d’un parti nationaliste.
Organisée par un média officiel, l’Ebaa News Agency, dont les images sont relayées dans les médias arabophones, la communication politique d’HTC met particulièrement l’accent sur la recherche d’une forme de consensus populaire. Ebaanews publiait régulièrement depuis la poche d’Idlib des vidéos dans lesquelles des cadres djihadistes exposaient leur stratégie et leur projet de gouvernance aux différents cheikhs locaux afin de soumettre leurs décisions aux scrutins des élites sociales locales.
Ce discours politique poursuit deux objectifs. Il s’agit, premièrement, de casser la frontière entre les djihadistes étrangers, nombreux au sein des cadres d’HTC, et les populations locales qui les considèrent souvent comme des agents de l’étranger, hors sol, déconnectés des préoccupations populaires.
Ensuite, al-Joulani entend aussi réconcilier les tribus – l’un des piliers de la société arabe en Syrie comme en Irak – avec le djihadisme. Les chefs de tribus, les cheikhs, considèrent souvent les mouvements djihadistes comme une menace autant pour le bon fonctionnement d’une économie locale dont ils sont des acteurs essentiels que pour la pérennité des structures sociales. Attachés à la stabilité économique et à la fidélité des membres de la tribu, les cheikhs ont parfois pris les armes contre les groupes djihadistes, comme dans la province d’al-Anbar en Irak en 2006.
Parfaitement documentée par une source primaire intitulée al-Anbar’s awakening, un recueil américain de témoignages de cheikhs irakiens engagés dans la lutte contre al-Qaida en Irak, la révolte des cheikhs contre al-Qaida en Irak montre à quel point les mouvements djihadistes sont rejetés par les élites locales lorsqu’ils subordonnent complètement le bon fonctionnement de l’économie et la stabilité d’un territoire aux exigences du djihad global. Vétéran d’al-Qaida en Irak, al-Joulani a certainement tiré les enseignements des échecs du groupe terroriste dans ce pays et cherche à ne pas brutaliser les élites locales en les associant à son gouvernement dans la poche d’Idlib depuis 2017.
Contrairement à l’ancien front al-Nosra, al-Joulani entend ainsi capter le soutien des populations syriennes, et on voit mal ce qui pourrait le pousser à changer de cap depuis son arrivée au pouvoir à Damas. D’autant qu’une fenêtre d’opportunité s’est ouverte depuis que la Turquie a confisqué les anciens groupes rebelles se réclamant du nationalisme arabe : l’Armée syrienne libre (ASL), principale force d’opposition nationaliste au régime de Bachar, a peu à peu été absorbée par les groupes affiliés à Ankara au point, en 2016, d’intégrer l’Armée nationale syrienne (ANS), une armée formée, équipée et dirigée par le pouvoir turc.
De plus en plus assimilée à l’ingérence turque, l’émergence de l’ANS laisse le mouvement nationaliste hostile à Bachar orphelin, ce qui crée un vide politique qu’HTC a parfaitement su capter à son profit. Bien que les deux groupes soient alliés, HTC n’est pas, à la différence de l’ANS, le produit de l’ingérence turque, et peut dès lors se positionner comme une force politique authentiquement syrienne, malgré son origine djihadiste, et instrumentaliser un nationalisme syrien privé d’acteurs pouvant relayer sa voix.
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Les Kurdes, victimes du retour du nationalisme ?
Ainsi, la chute du dernier dictateur nationaliste du monde arabe ne saurait être considérée comme l’acte final d’une lente agonie du nationalisme arabe au profit de l’islamisme politique. Bien loin d’avoir détruit les États-nations et asséché les sentiments nationaux, les mouvements islamistes utilisent ces derniers à leur profit, au point de renier le djihad global et de s’affirmer comme des forces autant attachées à la Charia qu’à une forme d’unité nationale et de patriotisme.
Le mouvement sadriste en Irak, HTC en Syrie, mais aussi le Hamas à Gaza se définissent autant comme des partis islamistes défenseurs de l’orthodoxie religieuse sunnite (Hamas, HTC) ou chiite (le mouvement sadriste) que comme des groupes nationalistes soucieux de défendre une identité nationale menacée par des ingérences étrangères. Depuis l’âge d’or de Nasser et de la République arabe unie (éphémère fusion de l’Égypte et de la Syrie entre 1958 et 1961), le nationalisme arabe a donc changé de nature et d’échelle : il ne se manifeste plus par des mouvements panarabistes et a perdu de vue l’idéal de sécularisation cher aux nationalistes des années 1960 et 1970.
Il continue néanmoins d’être un facteur profond de recomposition de la scène politique post-printemps arabes et se nourrit de plus en plus de la volonté des peuples de refaire société, de refaire nation après les traumatismes de la guerre civile. Néanmoins, un peuple risque de payer les frais de ce retour du nationalisme arabe : les Kurdes. Seule minorité non arabe de Syrie, largement attachée au projet d’autonomie voire de sécession du Rojava, les Kurdes pourraient devenir le nouvel adversaire désigné du régime et fédérer les mouvements rebelles, voire la nation syrienne entière, contre un nouvel ennemi commun, ce qui plongerait le pays à nouveau dans un cycle de guerre civile.
Pierre Firode ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.