Fonte des glaciers : une diversité biologique invisible menacée
Avec la disparition progressive des glaciers sous l’effet du changement climatique, c’est bien plus que de l’eau qui disparaît. Rivières et ruisseaux alimentés par l’eau de fonte nourrissent une diversité microbienne unique et menacée.


Avec la disparition progressive des glaciers sous l’effet du changement climatique, c’est bien plus que de l’eau qui disparaît. En effet, les ruisseaux et autres rivières alimentées par les glaciers abritent une diversité microbienne méconnue. Une mission scientifique unique en son genre s’est attelée à recenser ce microbiome à travers 11 chaînes de montagnes et 170 cours d’eau glaciaires.
Les cimes immaculées recouvertes de neige sont des symboles emblématiques des paysages de montagne, dont ils incarnent à la fois la majesté et la vulnérabilité. L’eau de fonte des glaciers alimente certains des plus grands réseaux fluviaux au monde.
On appelle en anglais glacier-fed streams (GFS) ces ruisseaux qui jouent un rôle si particulier. En effet, ces derniers se situent à l’interface entre atmosphère, cryosphère (ensemble des masses de glace, de neige et de sols gelés) et hydrosphère (ensemble des zones de la planète où il y a de l’eau).
Ces cours d’eau alimentés par les glaciers jouent un rôle essentiel pour l’approvisionnement en eau douce au niveau mondial, pour l’agriculture et pour la production d’électricité. Ils soutiennent aussi des écosystèmes uniques en aval, en contrebas des montagnes.
Malgré les nombreux services écosystémiques qu’ils fournissent, la diversité biologique rencontrée dans ces GFS reste mal comprise. Cette situation est particulièrement préoccupante compte tenu de l’accélération de la fonte des glaciers à travers le monde et des menaces potentielles pour la biodiversité en aval.
Une perte qui concerne bien plus que de l’eau
De quelle diversité biologique parle-t-on ? Il s’agit d’abord de biofilms, des communautés multicellulaires de microorganismes que l’on retrouve le plus souvent en milieu aqueux, qui comprennent des bactéries, des archées, des eucaryotes ainsi que des virus.
Les biologistes les considèrent comme l’une des stratégies d'adaptation les plus performantes sur Terre. Les microorganismes au sein des biofilms se sont adaptés au fil de l’évolution et forment la base des chaînes alimentaires.
De ce fait, ils soutiennent la biodiversité des animaux et des plantes. Ces microorganismes sont souvent considérés comme les « chefs d’orchestre » des cycles géochimiques du carbone, de l’azote et de nombreux autres éléments.
Il y a six ans, avant que débute le projet Vanishing Glaciers, la vie microbienne des océans les plus profonds était bien mieux comprise que celle des cours d’eau qui drainent les toits de notre planète. Sous l’effet du changement climatique, plus de la moitié des glaciers du monde sont amenés à disparaître d’ici la fin du siècle. Et avec eux, une biodiversité invisible et peu étudiée : celle de ces cours d’eau issus des glaciers.
C’est pour mieux comprendre cette diversité microbienne méconnue et les stratégies d’adaptation de ces microorganismes que l’équipe de Vanishing Glaciers s’est lancée dans une vaste expédition scientifique, à travers les principales chaînes de montagnes du monde. L’enjeu : placer enfin sur la carte la diversité microbienne des ruisseaux de montagne, avant que les glaciers ne disparaissent et qu’il ne soit trop tard.
Pendant quatre ans, nous avons ainsi parcouru les chaînes de montagnes de Nouvelle-Zélande, du Caucase russe, de l’Himalaya, du Pamir et du Tien Shan (Asie centrale), des monts Rwenzori (Ouganda), des Alpes européennes, des Alpes scandinaves, de l’Alaska, du sud-est du Groenland, de l’Équateur et du Chili.
Nous avons prélevé des échantillons d’eau douce et de sédiments benthiques (la couche superficielle des cinq premiers centimètres au fond du lit du cours d’eau) dans 170 cours d’eau qui drainent ces massifs. En plus des prélèvements biologiques, des données supplémentaires ont été collectées pour décrire l’environnement de ces cours d’eau et des glaciers qui les alimentent.

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Le projet Vanishing Glaciers, financé par la Fondation NOMIS et basé à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (Suisse), est le fruit d’une vaste collaboration multidisciplinaire et internationale. Il mêle des disciplines scientifiques aussi diverses que l’écologie microbienne, la biologie moléculaire, la biogéochimie, la géologie et la glaciologie, afin de décrire la diversité microbienne de ces cours d’eau et de prédire les effets du changement climatique sur le microbiome qu’ils abritent.
Le premier atlas global des bactéries des cours d’eau glaciaires
Notre étude du microbiome bactérien retrouvé dans les sédiments benthiques des cours d’eau alimentés par les glaciers (GFS) montre qu’il diffère d’autres écosystèmes cryosphériques (par exemple la glace des glaciers, les sols gelés ou les cryoconites – des trous de quelques centimètres situés à la surface d’un glacier, issus de la liquéfaction due au dépôt de poussières sombres). Cela met en évidence le caractère unique de cet écosystème parmi les systèmes glaciaires.
Il s’agit de conditions environnementales difficiles. En fondant, les glaciers produisent des eaux de fonte qui sont très froides et pauvres en ressources nutritionnelles. En hiver, les cours d’eau sont partiellement recouverts de neige et de glace, présentant des défis pour la vie microbienne. En été, l’intensité du rayonnement UV est élevée, et le lit du cours d’eau très instable à cause du débit élevé de l’eau de fonte.
Malgré ces conditions inhospitalières, nous avons noté un niveau remarquable de diversité bactérienne dans les GFS. Il est comparable à ce que l’on retrouve dans des sols et des sédiments marins profonds.
La répartition spatiale de ce microbiome d’une chaîne de montagnes à l’autre, analogue aux variations biogéographiques observées pour des plantes et des animaux, s’est également révélée source de surprises. Plus de 60 % des taxons bactériens ont été identifiés comme « endémiques » (c’est-à-dire, on ne retrouvait cette biodiversité que dans une chaîne de montagnes donnée), les zones les plus riches en taxons endémiques étant situées en Nouvelle-Zélande (55 %) et dans les volcans andins (plus de 40 %).
Ces résultats font écho à l’endémisme des plantes et des animaux que l’on retrouve dans les systèmes insulaires.
Des stratégies d’adaptation remarquables…
Ici, c’est avant tout l’isolement géographique des cours d’eau glaciaires qui s’écoulent des sommets qui est responsable de cette distribution spatiale du microbiome. Les microorganismes ont, en effet, une capacité limitée à se disperser d’un cours d’eau à l’autre souvent distants de centaines voire de milliers de kilomètres.
De plus, les conditions de vie exigeantes (pH, température, luminosité, ressources nutritionnelles, régimes de précipitation…), augmentent la pression sélective réalisée par l’environnement sur la faune microbienne. Tous ces facteurs participent à façonner la biodiversité des microorganismes dans les cours d’eau glaciaires.
Une autre étude produite par l’équipe de Vanishing Glacier s’est appuyée sur le séquençage de milliers de génomes de bactéries, d’algues, de virus et de champignons. Elle montre l’adaptabilité de ce microbiome unique, notamment en termes de nutrition. Les microbes peuvent ainsi utiliser de nombreux substrats : carbone organique, minéraux, voire certains gaz présents dans l’atmosphère (monoxyde de carbone par exemple). Ces éléments, combinés au rayonnement solaire, leur permettent de répondre à leurs besoins énergétiques.
D’autres stratégies d’adaptation remarquables ont été identifiées, comme la biosynthèse de molécules protectrices contre le stress oxydatif et contre le rayonnement UV (par exemple des rhodopsines), ou encore comme la capacité à s’adapter aux fluctuations de la température des cours d’eau, qui peut varier considérablement du jour à la nuit ou entre les saisons.
Les interactions entre les bactéries et les algues contribuent également au recyclage des nutriments, ce qui est clairement avantageux dans cet écosystème où ces derniers sont, de façon intrinsèque, peu abondants.
… et un avenir incertain
Reste à savoir à quel avenir sont promis ces écosystèmes uniques que l’on commence tout juste à découvrir. Entre 2000 et 2023, les géants de glace de notre planète ont perdu 5 % de leur volume. Dans les Alpes, là où les effets du réchauffement climatique sont particulièrement marqués, les glaciers ont perdu plus des deux tiers de leur surface depuis 1850. Les scénarios les plus pessimistes envisagent la fonte de 95 % de ces derniers d’ici 2100.
Le rythme rapide auquel les glaciers reculent dans les régions de haute montagne risque de perturber l’approvisionnement en eau douce dans les zones densément peuplées et d’occasionner des changements profonds dans les écosystèmes des ruisseaux glaciaires. Ce sont des communautés écologiques entières qui sont menacées.
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En combinant plus de 2 000 génomes bactériens et des données environnementales, climatiques et glaciologiques, nos modèles ont permis de prédire le devenir du microbiome des GFS en fonction de différents scénarios climatiques.
À mesure que les contraintes environnementales diminuent, et que les cours d’eau deviennent plus chauds, plus calmes et plus clairs, nos modèles prévoient une augmentation de la production primaire (production de matière organique) ainsi que de la diversité microbienne. Nos prévisions incluent notamment une augmentation de l’abondance des cyanobactéries et d’algues comme les diatomées.
Ces tendances ont pu être observées lors de l’échantillonnage du GFS issu du glacier du mont Stanley en Ouganda. En raison de conditions environnementales plus stables dans la région afrotropicale, nous avons noté une abondance plus élevée de producteurs primaires (notamment les photoautotrophes – organismes qui utilisent la lumière comme source d’énergie et le CO2 comme source de carbone –, tels que des diatomées, des chlorophytes et des cyanobactéries). Ce cours d’eau tropical offre ainsi un aperçu de l’avenir des GFS de régions tempérées.
Nos modèles indiquent également des changements radicaux dans le métabolisme des microbes et leurs interactions, notamment une plus grande dépendance à l’égard de l’énergie solaire et de l’hétérotrophie pour les bactéries (c’est-à-dire, qui se nourrissent de matières organiques pour produire de l’énergie), et donc d’avantage d’interactions algues-bactéries.
On peut par conséquent s’attendre à ce que la chaîne alimentaire dans les GFS devienne plus « verte » à mesure que la production primaire augmente. Ce changement profond n’est pas sans conséquence : des groupes entiers de bactéries partageant la niche écologique des GFS pourraient être menacés. De plus, les bactéries endémiques sont particulièrement vulnérables du fait de leur répartition géographique restreinte.
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Une biobanque pour conserver les microbes
Nos travaux soulignent la nécessité de mener davantage d’études sur l’écologie microbienne et la biogéochimie dans les écosystèmes cryosphériques. C’est essentiel non seulement pour mieux comprendre le fonctionnement de ces écosystèmes, mais aussi pour affiner les prévisions sur l’évolution des réseaux trophiques et les impacts associés sur la biodiversité.
L’année 2025 ayant été déclarée par les Nations unies « Année internationale de la préservation des glaciers », il est urgent de sensibiliser le public à la disparition de la cryosphère et à ses conséquences sur l’approvisionnement en eau, sur la sécurité alimentaire et surla biodiversité.
Contrairement aux microbiomes terrestres, le microbiome des cours d’eau glaciaires ne peut pas être restauré. C’est pourquoi nous souhaiterions maintenant sauvegarder ces microorganismes dans une chambre forte en Suisse, une « biobanque », comparable à une arche de Noé. Cela permettrait non seulement de préserver les microbiomes uniques des cours d’eau glaciaires, mais aussi d’offrir aux futures générations de scientifiques la possibilité d’explorer tout le potentiel de ces microorganismes.
Le projet Vanishing Glaciers a reçu des financements de la fondation NOMIS.