Devenir manager ne fait plus rêver… sauf les enfants issus d’un milieu populaire

Par « conscious unbossing », on désigne le fait de ne plus vouloir être manager chez certains jeunes. L’expression a eu son succès. Mais la réalité, plus subtile, interroge l’évolution des entreprises.

Mar 17, 2025 - 13:18
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Devenir manager ne fait plus rêver… sauf les enfants issus d’un milieu populaire

Fini le « Tu seras manager ma fille (ou mon fils) ! » pour signifier la réussite sociale et financière de sa descendance. Place au « Deviens un leader inspirant ! » C’est ce que sous-tend la notion de unbossing popularisée par une étude britannique. Si de nouvelles formes de carrières et de réussites émergent, elles traduisent une nouvelle fracture sociale.


Le « conscious unbossing » – soit le fait que de plus en plus de jeunes cadres ne voudraient plus devenir managers – a tout de ces phénomènes médiatiques qui s’oublient aussi vite qu’ils ont passionné, quelque part entre le métaverse et le mystère de Roswell. À son origine, un sondage britannique qui affirme que 52 % des jeunes cadres anglais rejetteraient consciemment le management dans leurs choix de carrière. Les arguments à l’appui de ce rejet : trop de stress, peu de récompenses, un faible pouvoir de décision et des opportunités de développement personnel limitées.

En appliquant ces résultats à la situation française, il n’y aurait pas de quoi s’inquiéter puisque l’offre de postes de managers resterait inférieure aux nombres de candidats intéressés. Pourtant, en France comme outre-Manche, le succès rencontré par le « conscious unbossing » n’est pas dû au hasard. L’intérêt traditionnel pour le management ne semble plus si évident. Ainsi, le baromètre du rapport au travail EM Normandie/Actual Group/Le Figaro a montré l’existence, parmi les actifs français, « d’avant-gardistes » hyperemployables et hyperconfiants envers l’avenir, désireux de quitter les grandes entreprises pour développer des parcours plus individuels.

Le rêve du jeune cadre d’avant

Les choix d’orientation de carrière sont souvent perçus comme l’expression d’intérêts personnels ou des goûts propres à chacun. En réalité, ces préférences sont guidées par des hiérarchies normatives de métiers. L’accès aux fonctions de manager a longtemps récompensé les meilleurs. Dit autrement, devenir manager était la norme pour un jeune cadre dynamique et ambitieux. La perte d’intérêt pour cette trajectoire questionne la stabilité de cette norme : les élites sont-elles en train de changer d’idéal ?

Le manager n’a pas une fonction comme une autre. Il incarne d’abord un type organisationnel, la bureaucratie, et un modèle de distribution du pouvoir vertical. Le manager commande et contrôle. Quel que soit son niveau hiérarchique, il est investi d’une part du pouvoir de la direction. Pour cette raison, le management est aussi une mesure de la réussite : le nombre de collaborateurs, de services ou de territoires encadrés décrit les récompenses accordées et accumulées avec les années. S’engager dans une carrière managériale, c’est aussi entrer dans un processus de conquête progressive de pouvoir et de responsabilités. C’est « the road to the top ». Cumulant les avantages symboliques et matériels, la carrière managériale s’est longtemps imposée comme la norme de la réussite, avant d’être remise en cause.


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Des règles obscures

En premier lieu, si l’accès aux fonctions managériales est une récompense, à quel jeu faut-il participer pour la mériter ? Et avec quelles règles ? Quels comportements sont attendus ou requis pour accéder à un échelon hiérarchique supérieur ? La réponse a longtemps été la loyauté, qui se noie désormais dans l’estimation de notions plus aléatoires comme les performances ou le potentiel.

En second lieu, l’évolution des organisations, en quête d’agilité et de « débureaucratisation », a réduit le nombre de couches hiérarchiques et donc le nombre de managers. La concurrence est donc plus rude, avec des critères de sélection ambigus. Enfin, la place statutaire du manager a éclipsé la réalité de ses activités. Que fait, vraiment, un manager ? Quelle est son utilité réelle ? Contribue-t-il au renouveau écologique ? à l’innovation sociale ? ou au mieux-être ? Chacun peut voir, en observant son propre manager, qu’il se consacre à des activités de régulation et de contrôle, plus rarement à la valorisation des initiatives.

Un imaginaire en question

Pour mieux appréhender la place occupée par les fonctions du manager dans l’imaginaire de carrière des jeunes cadres, nous avons demandé à 260 étudiants de grandes écoles de commerce de hiérarchiser les critères de choix de carrière qu’ils pensaient mobiliser pour orienter leurs parcours dans les dix prochaines années.

Certains critères décrivaient clairement le métier de manager, mais d’autres concernaient d’autres domaines du travail.

Tableau 1 : résultats moyens

Jean Pralong. Tous droits réservés., Fourni par l'auteur

Les premières places sont occupées par « apporter des solutions à la société » et « avoir un impact social et écologique positif ». Les actions en faveur du bien-être collectif et de la planète sont des motivations essentielles. Viennent ensuite « avoir de bons revenus » et « être créatif » : parallèlement à leur engagement social, les jeunes cadres attachent une importance non négligeable à la reconnaissance financière et à l’expression de leur créativité.


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Les critères de stabilité et de management apparaissent plus bas dans ce classement. En première analyse, donc, les critères classiques de la carrière managériale semblent mêlés à d’autres sources de motivations. Pourtant, ce résultat général doit être interprété avec précaution, car ce n’est qu’une moyenne. Une étude en fonction de l’emploi des parents amène à affiner ce résultat général.

Tableau 2 : résultats selon la CSP des deux parents

L’influence inattendue des parents

En effet, les jeunes dont les deux parents ne sont pas cadres affichent dès la deuxième place un désir de « manager, diriger », d’« avoir un emploi stable », et d’« avoir de bons revenus ». Ils recherchent donc la carrière managériale traditionnelle.

Tel n’est pas le cas de ceux dont les deux parents sont cadres : leurs souhaits vont vers un impact sociétal, des revenus satisfaisants, de la créativité et du leadership. C’est donc vers un rôle d’expert inspirant, de leader sociétal et écologique ou de figure du changement qu’ils tendent, plutôt que vers des fonctions de manager. Ils ne renoncent pas à des revenus élevés et conjuguent, dans cet objectif, créativité, entrepreneuriat et impacts sociaux.

Xerfi Canal, 2019.

Le management désacralisé

Deux carrières types animent les projets des jeunes cadres. La première, traditionnelle, est celle du manager. La seconde, plus nouvelle, rejette le management pour lui préférer le leadership. Cette nouvelle ambition de carrière est portée par les enfants de cadres, fortement dotés de capitaux sociaux, mais aussi très proches des évolutions du capitalisme.

Ces familles sont sans doute bien placées pour désacraliser la carrière managériale : vainqueurs de la lutte pour les meilleurs emplois ou simples outsiders, ils ont vécu les difficultés de la compétition. Ils ont sans doute mesuré leurs libertés et leurs impacts réels dans les organisations actuelles. L’idée se diffuse sans doute, dans ces milieux, que la stabilité, les revenus et l’impact se construisent par le développement d’une expertise innovante et rare, monétisable depuis l’extérieur des organisations traditionnelles, plutôt que dedans.

L’expert inspirant semble avoir remplacé le cadre dirigeant dans les tactiques des familles des classes sociales supérieures. La route des managers traditionnels est déclassée : elle intéresse des jeunes de milieux plus populaires, primo-accédants au statut de cadre, qui y voient de loin les vertus classiques de prestige, de stabilité et de sécurité. Ainsi se crée sans doute, sous nos yeux, une nouvelle élite.The Conversation

Jean Pralong ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.