L’IA dans la publicité : l’humour comme stratégie de légitimation

Face au défi de l’IA en publicité, les marques adoptent l’humour comme vecteur de légitimation, tout en préservant leur identité et leur authenticité. Un pari relevé par certaines marques. Décryptage.

Mar 17, 2025 - 13:18
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L’IA dans la publicité : l’humour comme stratégie de légitimation
Campagne générée par l’IA, réalisée par l’agence de publicité Brainsonic pour les dictionnaires Bescherelle (éditions Hatier) : ceci n’est pas vraiment un cerf-volant, tel qu’on l’entend. Brainsonic pour Bescherelle

Face au défi de l’intelligence artificielle en publicité, les marques adoptent l’humour comme vecteur de légitimation tout en préservant leur identité et leur authenticité. Un pari relevé par certaines marques. Décryptage.


Dans un contexte où l’intelligence artificielle s’est imposée comme la tendance phare du marketing digital en 2024 et pourrait le rester en 2025, les marques développent des stratégies de communication singulières pour intégrer cette technologie dans leurs campagnes publicitaires. Dernièrement, Burger King, la Laitière, Bescherelle ou Jacquemus ont utilisé le ressort humoristique.

L’humour : une tradition publicitaire éprouvée

L’humour s’impose comme un outil majeur dans les stratégies publicitaires depuis toujours. Au tournant des années 2000, il prend un nouvel élan avec le détournement et le pastiche, s’inscrivant dans la « postmodernité » définie en 1979 par le philosophe Jean-François Lyotard comme le temps de « l’incrédulité à l’égard des métarécits ».

Cette formule désigne le rejet des grands récits unificateurs au profit de perspectives multiples et de l’ironie. Cette évolution marque une rupture avec la modernité traditionnelle. Comme l’explique Nicolas Riou, la culture postmoderne se caractérise par un émiettement des valeurs, qui brouille les repères, favorisant le pluralisme et l’émergence de nouveaux comportements dans un contexte de défiance envers les normes établies.


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Une publicité postmoderne

Une marque qui illustre dans son discours, bien des années plus tard, la mue postmoderne de la publicité, c’est Oasis, avec sa campagne « Oasis Be Fruit », devenue culte depuis 2012. En effet, celle-ci recourt à des stratégies discursives basées sur la connivence, sur l’interconnectivité, sur l’interopérabilité (entre contenus et supports) et sur l’humour, en reléguant son produit au second plan pour laisser place à un métadiscours.

Si le métarécit est une grande narration explicative et universelle (comme le marxisme ou le progrès) que la postmodernité remet en question selon Lyotard, le métadiscours est davantage une communication autoréférentielle qui commente ses propres mécanismes, comme dans la campagne Oasis qui joue avec les codes publicitaires tout en les commentant implicitement.

Dans ce contexte, et comme démontré dans une recherche, « le détournement fait partie intégrante de la stratégie discursive » des marques et se manifeste à deux niveaux principaux : linguistique, par l’utilisation excessive de jeux de mots, et médiatique, par la récupération des codes culturels contemporains. Cette approche nécessite ce que Jean-Claude Soulages nomme des « capacités inférentielles de haut niveau » de la part du public, capacités qui seront particulièrement sollicitées dans le contexte actuel de l’IA.

L’IA comme nouveau terrain de jeu

L’émergence de l’IA dans la publicité s’inscrit dans cette continuité historique tout en apportant ses propres défis. Comme l’explique Andrea Semprini,

« la dissémination de la marque au-delà de la sphère marchande montre avant tout la capacité de la logique de la marque à se transformer, à s’adapter, à se transcender pour prendre en charge une variété virtuellement infinie de contenus et de discours ».

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Cette capacité d’adaptation se manifeste particulièrement dans la manière dont les marques intègrent l’IA à leurs stratégies humoristiques, transformant une innovation potentiellement anxiogène en élément familier et acceptable. Cela donne naissance à différentes approches humoristiques qui permettent aux marques d’intégrer l’IA tout en maintenant leur identité.

L’analyse des campagnes récentes révèle une typologie variée d’approches, chacune adaptant l’humour à son positionnement et à ses objectifs spécifiques.

L’humour disruptif : le cas Burger King

La campagne de Burger King, lancée le 30 octobre 2023, à l’occasion d’Halloween illustre une approche radicale où l’IA devient elle-même source d’humour. En transformant les clients en créatures non humaines après avoir mordu dans leur burger, la marque joue délibérément avec les craintes liées à l’IA pour créer un effet viral.**

Cette stratégie créative fait écho aux techniques de détournement traditionnelles, tout en les actualisant grâce aux possibilités offertes par l’IA. La marque parvient ainsi à transformer une potentielle anxiété technologique en ressort créatif.

IA de quoi avoir peur #burgerking #halloween #ia.

L’humour traditionnel réinventé : un univers élargi par l’IA

La Laitière offre un exemple différent d’utilisation de l’humour qui illustre la « dépublicitarisation », où les marques tentent de masquer leur caractère commercial à travers des stratégies de détournement. S’appuyant sur son patrimoine historique – le célèbre tableau de Johannes Vermeer du XVIIe siècle dont elle tire son identité – la marque, en collaboration avec l’agence Ogilvy Paris, a exploité la technologie de manière innovante. En utilisant la fonctionnalité Outpainting de DALL-E, un outil d’IA permettant d’étendre une image au-delà de son cadre d’origine, la marque transcende son discours commercial pour créer une expérience culturelle et artistique.

La campagne, diffusée sur les réseaux sociaux sous forme de vidéo, dévoile un univers élargi où de nouveaux personnages apparaissent en admiration devant la préparation de la Laitière. Cette approche créative, ponctuée par la baseline « C’est si bon de prendre le temps », illustre la capacité de la marque à s’affranchir du cadre primaire de l’interaction commerciale, comme le définit Erving Goffman.

En effet, le produit n’est plus au centre du message ; il s’efface au profit d’une réflexion plus large sur le rapport entre art, temps et technologie. Cette dialectique entre tradition et modernité démontre comment les stratégies de « dépublicitarisation » permettent aux marques de créer du sens au-delà de la simple promotion commerciale.

La Laitière de Nestlé, Ogilvy Paris/DALL.E, 2022.

L’humour pédagogique : le cas Bescherelle

Le cas de Bescherelle illustre une approche différente où l’humour sert à la fois à démystifier l’IA et à réaffirmer la pertinence de l’expertise humaine.

En collaboration avec l’agence Brainsonic, la marque a développé une campagne intitulée « Une image vaut mille mots, encore faut-il avoir les bons ».

Cette campagne exploite astucieusement les limites actuelles de l’IA en matière de compréhension linguistique. Le principe consiste à soumettre aux IA génératives (Dall-E et Midjourney) des requêtes contenant délibérément des fautes d’orthographe, révélant ainsi leur incapacité à détecter et corriger ces erreurs.

Cette stratégie humoristique, récompensée dans la catégorie Création du Grand Prix de la Data pour son utilisation innovante des données générées par l’IA, s’articule autour de plusieurs réalisations visuelles décalées, comme la « Forêt de pains » ou le « Mètre nageur ». Comme le souligne Alban Pénicaut, directeur de la création chez Brainsonic :

« C’est l’intelligence artificielle qui vient rappeler à quel point maîtriser la langue et l’écrit c’est important. »

Cette approche ne cherche pas à dénigrer l’IA mais plutôt à démontrer, avec humour, la complémentarité nécessaire entre technologie et expertise humaine. La campagne réussit à mettre en évidence avec humour les limites actuelles de l’IA dans la maîtrise linguistique, tout en réaffirmant la pertinence de l’expertise humaine dans un contexte technologique. Elle crée une connivence avec le public autour d’une préoccupation partagée, tout en modernisant l’image de la marque sans trahir sa mission pédagogique.

Cette stratégie s’inscrit alors dans une autre forme de « dépublicitarisation » où la marque transcende son rôle commercial pour participer à un débat sociétal plus large sur la place de l’IA dans nos pratiques linguistiques, tout en démontrant qu’innovation technologique et expertise traditionnelle peuvent coexister de manière constructive.

L’humour dans le luxe

Le secteur du luxe, traditionnellement réticent aux approches humoristiques, trouve dans l’IA un nouveau terrain d’expression. Jacquemus illustre parfaitement cette tendance avec sa campagne surréaliste des sacs Bambino XXL. En collaboration avec Ian Padgham, créateur spécialisé dans les innovations du métavers et de la 3D, la marque a produit une vidéo intrigante montrant ses sacs démesurément agrandis dévalant les boulevards parisiens à toute vitesse.

Cette approche joue délibérément avec les codes du réel et du virtuel, créant une confusion volontaire chez le spectateur. Comme l’explique Nicolas Riou, les marques cherchent à

« utiliser ce qu’[elles] ont a en commun avec leurs consommateurs, prouver qu’[elles] partage les mêmes références : jouer avec ces références pour créer une complicité ».

Ici, Jacquemus parvient à créer cette connivence en jouant avec les attentes du public : la vidéo, suffisamment réaliste pour semer le doute, mais manifestement impossible, génère un effet humoristique qui repose sur cette ambiguïté même.

Et l’éthique dans tout ça ?

L’initiative AI Sandbox de Meta met en lumière les défis de la personnalisation des contenus publicitaires. Cette problématique s’illustre particulièrement dans la campagne de la Laitière, qui cherche à concilier personnalisation algorithmique et préservation de son identité traditionnelle. L’approche de Burger King montre, quant à elle, comment l’humour peut être utilisé stratégiquement pour désamorcer les craintes associées à une personnalisation parfois perçue comme intrusive.

Au-delà de ces enjeux de personnalisation, l’utilisation de l’IA en publicité soulève des questions éthiques que l’humour ne peut entièrement résoudre. L’émergence d’outils comme UPGROW ou ADCREATIVE IA, qui automatisent largement la création publicitaire, questionne l’équilibre entre efficacité technique et authenticité créative. L’exemple de Jacquemus dans le secteur du luxe révèle que même dans ce domaine, le défi consiste à maintenir une dimension humaine dans un processus créatif de plus en plus automatisé.

L’IA apprivoisée par l’humour

L’analyse révèle que l’humour forme un pont essentiel entre tradition publicitaire et innovation technologique. En adaptant le détournement et la dépublicitarisation aux enjeux de l’IA, les marques créent un nouveau dialogue avec leurs publics.

Cette évolution montre comment les marques transforment une potentielle menace technologique en opportunité créative. L’humour légitime l’IA, tout en transformant le paysage publicitaire. Face aux défis éthiques et technologiques, l’approche humoristique permet aux marques de préserver leur authenticité tout en embrassant l’innovation. Cette dialectique entre tradition et modernité pourrait être la clé d’une intégration réussie de l’IA dans les futures stratégies publicitaires.The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.