Cinq ans après la pandémie, le travail fait-il encore sens ?
Selon une étude, la pandémie de Covid-19 a eu un effet immédiat sur le sens au travail en France et au Canada. Cinq ans après, faute de changements durables, ce bouleversement perdure.


La pandémie de Covid-19 a agi comme un révélateur du sens accordé au travail. En France et au Canada, elle a provoqué une prise de conscience immédiate. Ses effets se prolongent aujourd’hui : « grande démission », stratégie d’autopréservation face à l’épuisement professionnel, baisse du sentiment d’utilité, aspiration à la reconnaissance des efforts et transitions professionnelles vers des métiers avec plus de sens. Cinq ans après, quelles leçons en avons-nous vraiment tirées ?
Nous nous souvenons tous et toutes de ce que nous faisions le jour où nous avons appris que nous allions être confinés pour quelques semaines… qui se sont transformées en quelques mois. Face à ce virus encore inconnu, nous étions décidés à nous mobiliser, à nous battre, à encourager les travailleuses et les travailleurs essentiels. Nous rêvions du monde d’après, celui où l’on retrouverait nos libertés, celui où l’on mettrait fin aux pratiques qui n’ont plus de sens. Cinq ans après, qu’en est-il de ce « monde d’après » ?
Nous avons mené une recherche pour mieux cerner les effets de la pandémie de Covid-19 sur le sens accordé au travail en France et au Canada. Une première étude qualitative par groupe de discussion s’est déroulée en plein cœur de la pandémie (janvier 2022) auprès de professionnels du conseil en orientation. Une seconde étude quantitative, réalisée à l’issue de la pandémie (janvier 2023), par questionnaire auprès de 166 travailleurs et travailleuses avec au moins cinq ans d’expérience, nous a permis de comprendre l’impact des modalités de travail imposées par la pandémie sur le sens au travail.
La pandémie a clairement eu un effet sur le sens accordé au travail, que ce soit en France ou au Canada, de manière positive ou négative, notamment en fonction des conditions de travail vécues.
La « Grande Démission »
Depuis 2020, plusieurs phénomènes témoignent d’un désengagement croissant ou d’une remise à distance du travail de la part des salariés, révélant un rapport à l’emploi en pleine évolution. Avant la pandémie, la notion de bullshit jobs faisait déjà débat. Depuis, de nouveaux concepts comme le quiet quitting, le « brown-out » ou encore le task masking ont émergé, illustrant une remise en question de l’engagement au travail.
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Parmi ces dynamiques, la « Grande Démission » (Great Resignation) a marqué les esprits. Aux États-Unis, de nombreux salariés ont changé d’emploi pour améliorer leurs conditions de travail. Dans d’autres pays, avec davantage d’encadrement social du travail, le phénomène a été plus mesuré.
Le Canada a connu une hausse des démissions de 14,6 % en 2021 tout en gardant un taux d’emploi plus élevé qu’en 2020.
La France a fait état d’une hausse des démissions de 19,4 % en 2021. Contrairement aux idées reçues, il ne s’agissait pas d’un rejet du travail. Après avoir démissionné, les actifs reprenaient rapidement un emploi. Leur volonté était d’accéder à de meilleures conditions d’emploi dans un marché favorable. Ce phénomène a déjà été observé lors de précédentes reprises économiques, notamment dans les années 2000 avec la bulle Internet, comme en a fait état La Dares.
« Quiet quitting » et autopréservation
Le « quiet quitting », autre buzz word entendu à la sortie de la pandémie, témoigne d’une désillusion croissante vis-à-vis de l’investissement professionnel. Il s’agit moins d’une démission silencieuse que d’une stratégie d’autopréservation face à un travail perçu comme épuisant et dénué de sens. On pourrait le rapprocher de la notion de freinage observée dans les organisations scientifiques du travail, où chaque acte était chronométré.
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Pourquoi ces tendances refont-elles surface ?
Si les mesures pour faire face à la pandémie ont permis d’apporter plus de flexibilité et d’autonomie dans le travail, force est de constater que le retour à la normale s’est accompagné de peu de changements structurels. Au contraire, les tendances préexistantes ont été exacerbées : fin du télétravail dans certaines entreprises, conditions de travail rendues encore plus difficiles dans certains métiers, retour dans l’ombre de populations de travailleurs applaudi et considéré comme essentiels lors des temps les plus difficiles de la pandémie de Covid-19.
Deux actifs sur dix s’interrogent davantage sur le sens de leur travail
Dans ces conditions, l’après-pandémie a fait l’effet d’une douche froide laissant un goût amer à de nombreux salariés. Cela s’est traduit par une attention beaucoup plus forte au fait d’occuper un travail qui a du sens. En 2022, deux actifs sur dix s’interrogent davantage sur le sens de leur travail depuis la crise, un phénomène particulièrement marqué chez les jeunes, les cadres et les employés du secteur public.
S’agit-il d’un phénomène purement français ? Pas forcément si l’on regarde de l’autre côté de l’atlantique. Au Canada on note également une quête de sens accrue depuis la pandémie. Il semblerait donc que l’on ait affaire à un phénomène global. Alors, cinq années après le début de la pandémie de Covid-19, il est intéressant de se demander quel a été l’effet de la pandémie sur ce phénomène.
Transition professionnelle
Les évènements, qu’ils soient prévus ou non, influencent notre rapport au travail et nos choix de carrière. La pandémie de Covid-19, en particulier, a été un bouleversement majeur, parfois qualifié de choc de carrière en raison de ses effets sur les trajectoires professionnelles. Chez certaines personnes, cela peut influencer le sens qui est accordé au travail, car l’évènement vient changer l’ordre des valeurs et des priorités.
Cet évènement s’est accompagné de mesures de confinement qui nous ont poussés à changer nos habitudes de vie et de travail. Moins de temps dans les transports, plus de temps en famille, chez certaines personnes cela a créé les conditions pour revoir leurs priorités de vie. La conciliation travail-famille et la recherche d’un équilibre de vie ont été parmi les arguments les plus entendus par les professionnels de l’orientation qui recevaient des personnes amorçant une transition professionnelle. Certaines personnes ont saisi cette occasion pour aller vers un travail davantage porteur de sens à leurs yeux. D’autres personnes ont plutôt vécu cette période comme un évènement qui a participé à dégrader un sens qui n’était pas toujours très fort.
Baisse du sentiment d’utilité
Le travail à distance qui s’est imposé de manière spontanée, ainsi que l’arrêt de certaines activités, a créé un sentiment de perte de sens. Nos résultats montrent que les télétravailleurs à temps plein ont plus souvent connu une baisse de leur sentiment d’utilité et d’autonomie, en particulier dans les métiers considérés comme « non essentiels ».
De même, les personnes qui ont connu une période prolongée d’inactivité – plus de six mois – ont plus souvent exprimé une perte de sens, due notamment à l’absence des relations professionnelles et à la diminution de leurs responsabilités.
Aussi, l’étiquetage de certains métiers comme « non essentiels » a conduit les travailleurs concernés à remettre en question leur utilité sociétale et donc leur engagement professionnel. À l’inverse, ceux occupant des emplois essentiels ont souvent ressenti une plus grande fierté, mais aussi une surcharge et un manque de reconnaissance qui se sont fait sentir un peu plus tard.
Efforts non reconnus
La pandémie a montré qu’une nouvelle manière de considérer le travail était possible, en laissant plus d’autonomie aux salariés, en valorisant certaines professions dénigrées et pourtant essentielles. Mais ces avancées ont été temporaires. Les travailleurs ont fait un énorme effort d’adaptation pour faire face à la pandémie, et ils constatent aujourd’hui que cet effort n’a pas été reconnu. La revalorisation des métiers essentiels s’est souvent limitée à des primes ponctuelles, sans réelle refonte des conditions de travail. La flexibilité et l’autonomie, expérimentées à grande échelle avec le télétravail, ont été freinées par le retour forcé au bureau dans certaines organisations.
Beaucoup de travailleurs ont eu le sentiment d’avoir été floués. Et c’est cela qui a eu l’effet le plus néfaste sur le sens accordé au travail, lorsque les actes ne suivent pas les paroles.
La revalorisation du travail doit dépasser les simples déclarations pour se traduire par des actions concrètes. Il est nécessaire de repenser l’équilibre entre la contribution des salariés et la rétribution qu’ils reçoivent, d’offrir plus d’autonomie à ces derniers et de rapprocher les décisions du terrain. Le sens du travail ne peut être imposé de manière abstraite. Il repose sur la reconnaissance authentique et tangible de l’apport de chaque individu au bon fonctionnement de l’organisation, et cette reconnaissance doit aller au-delà des mots pour être réellement vécue au quotidien.
Elodie Chevallier est chercheuse associée au Centre de recherche sur le travail et le développement et membre du comité scientifique du CERIC.