Aux États-Unis, la figure de Cléopâtre concentre les débats autour de la race, du genre et du sexe
À partir du XIXᵉ siècle, la figure de la reine Cléopâtre est réinterprétée par de nombreux intervenants pour servir des enjeux culturels et politiques.


Cléopâtre sera au cœur de l’une des grandes expositions de 2025, « Le mystère Cléopâtre », présentée à l’Institut du monde arabe à partir du 11 juin. Cette figure historique alimente depuis près de deux siècles des débats enflammés entre historiens, artistes, féministes, militants afro-descendants et conservateurs aux États-Unis.
Au début du XIXe siècle, Cléopâtre est déjà bien connue du public états-unien grâce aux sources antiques et à la pièce de Shakespeare. Mais vers 1850, sa figure renaît dans un mouvement explorant la sexualité et le nu. De nombreuses œuvres artistiques façonnent alors un nouvel imaginaire, à l’instar du poème Cléopâtre (1864), de l’artiste William Wetmore Story, dans lequel la reine est décrite dans des situations empreintes d’érotisme. Ces représentations transforment Cléopâtre en une figure ambivalente, à la fois sexualisée et idéalisée, reflétant les tensions de la société sur la race, le genre et la sexualité. Depuis, beaucoup réinterprètent encore cette reine pour servir leurs propres enjeux culturels et politiques.
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Les seins de la reine
La mort de Cléopâtre, supposément provoquée par le venin d’un aspic qu’elle aurait laissé mordre son sein, offre aux artistes et écrivains états-uniens du XIXe siècle un prétexte idéal pour dévoiler une femme nue. La sexualisation de la reine se concentre alors sur cette zone du corps, ses seins érigés en symboles d’une sensualité troublante et d’une féminité magnifiée devenant le centre d’une fascination érotique et exotique. L’historienne Mary Hamer souligne que sa mort constituait une « occasion idéale de montrer une jeune femme voluptueuse aux seins nus », faisant de Cléopâtre une véritable attraction visuelle.
Inspiré d’une peinture de Guido Reni, l’Américain John Rogers crée en 1858 Cléopâtre appliquant l’aspic guidant le regard vers le serpent sur la poitrine de Cléopâtre, alliant chasteté et tentation.
Les poètes exploitent également cette sensualité avec un fantasme autour des seins. En 1853, le poète William Gilmore Simms s’exprime sur la poitrine de la reine comme étant « le doux recoin où s’élève chaque pente douce qui semble se gonfler ». Les poètes John Banister Tabb et Algernoon Swinburne exploitent également cette sensualité dans leurs œuvres, faisant de Cléopâtre une « maîtresse intellectuelle du plaisir » et la femme fatale qui brise le cœur des hommes.
Face à cette vision hypersexualisée et dénudée de Cléopâtre, certaines écrivaines états-uniennes s’engagent dans une réhabilitation morale de la reine, cherchant à contrer ces représentations en l’inscrivant dans les codes de la dignité et de la pureté victoriennes.
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Revêtir la reine
À partir de 1850, des biographes féministes contestent cette représentation sexualisée, à l’instar de l’écrivaine états-unienne Star King qui cite Plutarque pour soutenir que l’aspic n’a pas été introduit sous les vêtements.
D’autres écrivaines insistent sur une reine vêtue pour la mort, dans une vision pudique et élégante, symbolisant la pureté. La biographe féministe Lydia Hoyt Farmer décrit ainsi une Cléopâtre qui, dans son dernier acte, reste digne et modeste. Cléopâtre est redéfinie comme figure de pureté et de résistance féministe, loin des représentations dégradantes de l’époque.
Cette volonté de réhabilitation morale de Cléopâtre s’inscrit dans une démarche plus large des mouvements féministes, qui voient en elle non seulement un modèle de dignité, mais également une figure d’émancipation et de lutte contre les normes patriarcales et sociales
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Cléopâtre féministe ?
Au XIXe siècle, de nombreux débats sociaux et moraux aux États-Unis placent Cléopâtre au cœur des discussions sur le rôle des femmes. Symbole de pouvoir et d’intelligence, elle est reprise par les mouvements féministes en quête de liberté et de résistance au patriarcat et à la menace de la liberté sexuelle.
Pour l’historienne Mary Hamer, Cléopâtre ne renvoie pas seulement à la reine de l’Antiquité : elle reflète les inquiétudes de la société sur la place des femmes. Elle symbolise la peur d’une femme libre, puissante et séduisante, ce qui explique pourquoi Margaret E. Foley, ancienne ouvrière des usines de filatures du Massachusetts devenue sculptrice, la représente vêtue d’une robe légère, défiant subtilement les conventions. Cléopâtre devient une figure d’émancipation.
Le journal féministe The Lowell Offerings de 1842-1843 loue aussi l’influence de la dernière des Ptolémée :
« Cléopâtre fut l’une des femmes les plus fascinantes, et elle exerça le pouvoir qu’elle avait – ce que les femmes ont toujours coutume de faire. »
Ces tensions entre réappropriation féministe et regard sexiste se retrouvent également dans l’art sculptural, où Cléopâtre devient un terrain d’expression à la fois pour célébrer son pouvoir symbolique et pour exploiter son image sensuelle, révélant les ambiguïtés de la société américaine du XIXe siècle.
Sculpter Cléopâtre
Inspirée par la scène d’Antoine et Cléopâtre, de Shakespeare, Edmonia Lewis, sculptrice afro-amérindienne, crée la Mort de Cléopâtre en 1876 pour le centenaire de Philadelphie, exposant partiellement sa poitrine. Cette réappropriation féministe de la nudité et de la puissance sensuelle de la reine la transforme en une figure de puissance sensuelle, non plus soumise au regard masculin, mais mobilisée par des femmes pour affirmer leur autonomie, leur liberté corporelle et leur droit à une sexualité assumée.
À cette époque, pour les artistes des sociétés occidentales la représentation de la nudité partielle devient acceptable dans le cadre symbolique d’un récit authentique d’une femme belle et forte. Certaines sculptrices états-uniennes comme Edmonia Lewis et Margaret Foley ont largement été influencées par les codes orientalistes des ateliers français alors à la mode, ceux-ci offrant des libertés de représentation, et permettant aux femmes artistes de trouver leur place dans un monde artistique masculin, tout en explorant des sujets puissants.
À l’inverse, chez les artistes masculins comme le sculpteur Thomas Ridgeway Gould, la mort de Cléopâtre est souvent associée à une sensualité macabre. De son côté, le sculpteur William Wetmore Story suggère une origine africaine pour la reine qu’il représente, dans un contexte où les débats sur l’abolition de l’esclavage reprennent de l’ampleur. Pour l’anti-esclavagiste et abolitionniste états-unien Edward Everett Hale, Story a réalisé une reine « à part entière dans son sang brûlant » que beaucoup de pseudo-scientifiques blancs vont rattacher au mythe de l’hypersexualité des noirs.
Ces représentations sculpturales de Cléopâtre, mêlant sensualité et symbolisme, ne se limitent pas à des questions de genre, mais s’inscrivent également dans les débats raciaux du XIXe siècle, où la figure de la reine devient un terrain d’affrontement entre mythes orientalistes et stéréotypes raciaux
Cléopâtre et les préjugés raciaux
La figure de la femme fatale érotisée, issue de la propagande romaine, a alimenté des préjugés raciaux aux États-Unis, où la sexualité noire était perçue comme déviante et incontrôlable face à la « pureté » blanche.
La littérature médicale états-unienne du XIXe siècle considérait également la nymphomanie comme une pathologie menant à la folie et au suicide, associant sexualité excessive et déséquilibre mental.
Pour rationaliser la prétendue sexualité débridée de Cléopâtre et son suicide, inacceptable dans un cadre moral marqué par la religion, cette grille d’analyse fut utile à la société blanche états-unienne.
En parallèle, cherchant à exprimer leur négritude tout en atténuant les stéréotypes sexuels ancrés dans l’imaginaire blanc, des figures afro-américaines, comme Henry Highland Garnet, ont décidé de dépeindre Cléopâtre sans aborder de dimension érotique.
« Je ferai à peine allusion à la belle Cléopâtre qui a balancé et captivé le cœur d’Antoine », déclare-t-il en 1848. Certains ont même préféré voir en elle une héroïne métisse et chaste.
Cléopâtre au XIXe siècle devient un miroir des préoccupations états-uniennes sur la sexualité, le genre, et la race. Tour à tour femme fatale, reine pudique ou figure d’émancipation, elle incarne les tensions entre fascination érotique et lutte pour la dignité féminine. L’imaginaire américain, en remodelant son image, fait de Cléopâtre un personnage profondément ancré dans les débats sociaux et culturels de l’époque.
En 2023, la controverse autour de la série Netflix révèle combien Cléopâtre reste un enjeu contemporain, au croisement des débats sur la race, l’identité et la réappropriation des récits historiques. La représentation de la reine comme une femme noire a divisé : pour certains, un geste de réhabilitation culturelle ; pour d’autres, une déformation historique. Ce débat souligne combien le passé, loin d’être neutre, reste profondément politique.
Charles Vanthournout ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.