Pourquoi la France devrait se doter d’un fonds souverain comme la Norvège ou Singapour
La France aurait tout à gagner à constituer un fonds souverain. L’exemple de Singapour montre qu’un excédent budgétaire n’est pas nécessaire. La Norvège montre l’intérêt d’un fond pour préparer l’avenir.

La France aurait tout à gagner à constituer un fonds souverain. L’exemple de Singapour montre qu’un excédent budgétaire n’est pas nécessaire. La Norvège montre l’intérêt de cet outil pour préparer l’avenir. Malgré une tentative du gouvernement de Lionel Jospin vite dilapidée, la France semble rétive à cet outil.
Pendant que la Norvège empile les centaines de milliards comme un écureuil sous stéroïdes, et que Singapour transforme sa dette en machine à cash digne d’un hedge fund, la France continue de faire du théâtre d’ombres à Bercy…
Le fonds souverain norvégien : un trésor sans fjord
La Norvège a eu l’idée farfelue (et plutôt brillante) de ne pas dilapider l’argent du pétrole qu’elle possède. Au lieu d’organiser un festival annuel de distribution de prébendes, les descendants des Vikings ont créé leur fonds souverain en 1990, le Government Pension Fund Global (GPFG). Sa première dotation effective eut lieu en 1996, avec un transfert initial de 1,98 milliard de couronnes norvégiennes (NOK)(soit 170 millions d’euros), en provenance de la Banque centrale de Norvège.
Au 31 décembre 2024, la valeur totale du fonds atteignait 19 742 milliards de NOK, soit environ 1 700 milliards d’euros, en faisant le plus grand fonds souverain au monde. En 2024, le GPFG a enregistré un rendement de 13,1 %, ce qui représente un bénéfice de 2 511 milliards de NOK (216 millions d’euros). Cette performance a été principalement attribuée à la forte croissance des marchés boursiers mondiaux, notamment dans le secteur technologique.
Ce fonds investit exclusivement à l’étranger pour éviter une surchauffe de l’économie nationale. Ses investissements sont répartis entre actions (71,4 %), obligations (26,6 %), immobilier non coté (1,8 %) et infrastructures d’énergie renouvelable non cotées (0,1 %). Ce modèle de gestion prudente et de diversification internationale a permis à la Norvège de transformer ses revenus pétroliers en un patrimoine durable pour les générations futures. Ce choix semble faire l’objet d’un consensus puisqu’aucun débat n’a eu lieu pour savoir s’il fallait ou non redistribuer illico l’argent de la manne pétrolière.
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Singapour : bien plus endetté que la France, mais sans déficit
Le cas de Singapour est différent. Dépourvue de ressources naturelles, la cité-État parvient néanmoins à générer jusqu’à 30 % de ses recettes budgétaires annuelles grâce aux dividendes versés par ses deux fonds souverains : Temasek Holdings et GIC. Cette performance repose sur une stratégie financière sophistiquée, combinant une gestion active des investissements et une utilisation judicieuse de l’endettement.
Créé en 1974, Temasek Holdings est un fonds souverain détenu à 100 % par le ministère des Finances de Singapour. Il fonctionne comme un investisseur institutionnel privé, prenant des participations directes dans des entreprises à fort potentiel de croissance. Parmi ses investissements notables en France, Temasek a participé à plusieurs levées de fonds de l’assureur santé numérique Alan, contribuant à sa valorisation de 4 milliards d’euros en 2024.
Un fond souverain en France d’origine singapourienne
Temasek a également investi dans d’autres entreprises françaises innovantes, telles que la place de marché en ligne ManoMano et la société de calcul quantique Pasqal. En 2023, Temasek a ouvert un bureau à Paris, renforçant ainsi son engagement envers la France et l’Europe et sa stratégie d’investissement axée sur la transition énergétique et les technologies durables.
Fondé en 1981, le Government of Singapore Investment Corporation (GIC) est pour sa part chargé de gérer les réserves en devises étrangères de Singapour. Contrairement à Temasek, GIC adopte une approche plus discrète, ne divulguant pas la taille exacte de ses actifs. Il investit dans un portefeuille diversifié comprenant des actions, des obligations, de l’immobilier et des infrastructures à l’échelle mondiale.
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Singapour finance en partie ses investissements en émettant des obligations souveraines, bénéficiant de taux d’intérêt très bas grâce à sa notation de crédit AAA. Par exemple, une obligation de 5,4 milliards de dollars singapouriens émise en 2025 offre un coupon de 2,62 %.
Temasek bénéficie des mêmes notations que le gouvernement : Aaa par Moody’s et AAA par Standard & Poor’s. GIC, en revanche, ne s’endette pas directement. Ses fonds proviennent principalement des excédents budgétaires du gouvernement singapourien et des émissions d’obligations souveraines. Le coût de financement de GIC est donc indirectement lié aux taux auxquels le gouvernement émet ses obligations, qui sont également très faibles en raison des notations de crédit AAA de Singapour.
Cette stratégie permet à Singapour d’emprunter à faible coût pour investir dans des actifs générant des rendements supérieurs, optimisant ainsi la gestion de ses finances publiques. Ces revenus contribuent substantiellement au budget de l’État singapourien, réduisant sa dépendance aux impôts.
Une décision politique avant tout
Quand on évoque les fonds souverains, l’idée reçue veut qu’ils soient réservés à une petite poignée de pays “élus”. Une sorte de privilège pour les États baignés dans les excédents budgétaires ou les hydrocarbures. La réalité est bien plus politique qu’économique : ce qui fait naître un fonds souverain, ce n’est pas la taille du PIB, mais la capacité à penser long terme.
Aux États-Unis, l’Alaska Permanent Fund (APF), créé en 1976, est un modèle de capitalisme social. Alimenté par les revenus pétroliers de l’État, il a non seulement su préserver son capital (plus de 75 milliards de dollars aujourd’hui), mais il sert aussi à redistribuer directement des dividendes aux citoyens de l’Alaska, chaque année. En 2023, chaque résident a reçu plus de 1 300 dollars. Une rare concrétisation de la notion de « rente citoyenne ». Qui plus est, le fonds est géré de manière indépendante, avec une vision d’investissement durable et intergénérationnel. Comme quoi, même dans un État fédéral, une volonté locale peut bâtir un patrimoine collectif.
Regardons maintenant l’Allemagne, souvent réticente à toute forme de mutualisation budgétaire. Pourtant, elle dispose du KTF – Klima – und Transformationsfonds, un fonds souverain vert abondé par les excédents et par des dettes**** exceptionnelles. Doté de 212 milliards d’euros, il vise, comme son nom l’indique à financer la transition énergétique, la modernisation industrielle, ou encore les infrastructures numériques. Loin d’une simple épargne de précaution, le KTF est un outil stratégique pour soutenir une économie de transformation, dans un cadre budgétaire rigide mais assumé. Berlin prouve ici que l’orthodoxie budgétaire peut cohabiter avec une logique d’investissement public structurant.
Exceptions françaises
Le Fonds de réserve pour les retraites (FRR), lancé en 2001 sous le gouvernement Jospin, était censé préparer l’avenir. L’idée était intéressante : utiliser le produit des privatisations, des licences télécoms, et même d’excédents de la Sécurité sociale pour constituer un matelas financier capable d’amortir le choc du vieillissement démographique. Une sorte de capitalisation collective, mise au service des générations futures.
En France, l’exception budgétaire est d’abord l’exception à la règle. Rapidement, les ressources du FRR ont été siphonnées pour d’autres usages, souvent conjoncturels. En une décennie, son rôle a été réduit à celui d’une variable d’ajustement budgétaire, au gré des gouvernements. Aujourd’hui, le FRR détient à peine 40 milliards d’euros, et son avenir est plus flou qu’assuré.
Alors, grand pays ou petit État, qu’importe. Ce qui compte, c’est la doctrine économique – et surtout le courage politique de sanctuariser une épargne publique au service de l’intérêt général. La Norvège n’est pas grande, Singapour encore moins. Et pourtant, leurs fonds souverains sont les plus puissants du monde. Il n’y a pas de fatalité, seulement des choix. Rappelons que Singapour est bien plus endettée que la France. En 2024, la dette publique brute de Singapour dépassait les 175 % du PIB, tandis que celle de la France atteint 113 % du PIB.
La dette singapourienne consiste en un choix stratégique : celui de s’endetter à très bas coût (puisque le gouvernement est noté AAA grâce à ses surplus fiscaux) pour investir sur des actions et obligations à plus haut rendement, comme celles de la France (AA- chez S&P). Ce n’est donc pas une question de moyens, mais plutôt de stratégie : ce qu’on appelle du management actif/passif à savoir faire en sorte que l’actif (les investissements) rapporte plus que ce que coûte le passif (la dette).
Et si on s’y mettait enfin ?
Avec ses nombreux actifs publics (dispersés dans l’immobilier, les entreprises publiques, les parts de capital), la France a de quoi faire. Elle pourrait regrouper ces actifs et investir dans l’intelligence artificielle, les énergies renouvelables, les infrastructures critiques, bref, dans le futur. Mais ça impliquerait de penser à long terme, de choisir des priorités, de suivre une stratégie…
Administrateur d'entreprise dans une ex-participation du fonds Temasek.