80 bougies pour « Les Enfants du paradis » ! Retour sur le chef-d’œuvre de Carné et Prévert
Le 14 mars 1945, « Les Enfants du paradis » sortaient sur les écrans. Retour sur ce chef-d’œuvre dont on célèbre les 80 ans.


Retardée jusqu’à la Libération afin d’être proposée au public dans une France délivrée du joug nazi, la sortie du film les Enfants du paradis trouve alors un fort écho chez celles et ceux qui sortent de la Seconde Guerre mondiale. Classée par l’Unesco au patrimoine mondial, l’œuvre de Marcel Carné et Jacques Prévert fête aujourd’hui ses 80 ans. Retour sur la genèse d’un classique du cinéma
Il y a 80 ans sortait sur les écrans Les Enfants du paradis, film à la genèse chaotique réalisé par Marcel Carné et écrit par Jacques Prévert. Après Jenny (1936), Drôle de drame (1937), Quai des brumes (1938), Le jour se lève (1939) et les Visiteurs du soir (1942), le célèbre duo du cinéma français donnait naissance à un miracle cinématographique dans une France libérée. Enfanté dans un pays que l’occupant voulait museler, le film put exister grâce à la solidarité et la ténacité d’une équipe exceptionnelle et clamer haut et fort l’amour et la liberté.
Une ode poétique à l’amour et à la liberté
Le sujet principal du film est l’amour contrarié. La foraine Garance (Arletty), qui adore la liberté, catalyse l’amour de quatre protagonistes. Celui de Baptiste (Jean-Louis Barrault) est ardent et rêveur. Celui de Frédérick Lemaître (Pierre Brasseur) est sensuel et tout en paroles. Celui de Lacenaire (Marcel Herrand) est plus cérébral. Celui du comte de Montray (Louis Salou) est vénal. Seul l’amour de Garance et Baptiste est vrai et réciproque. Il constitue l’intrigue principale autour de laquelle les autres amours se positionnent, comme autant d’intrigues secondaires.
On retrouve là une spécificité scénaristique de Prévert : inventer des intrigues satellites et multiplier les personnages secondaires afin de composer des rôles à foison pour ses amis acteurs. C’est pourquoi, quand il commence un scénario, il conçoit d’abord les protagonistes : il saisit une immense feuille sur laquelle il trace des lignes horizontales, comme une sorte de portée musicale sur laquelle il les dispose, des plus importants aux moins importants. En bas de la page, il ajoute des musiciens et chanteurs de rue ou des marchandes de fleurs, comme autant de petits rôles supplémentaires pour les copains. Chaque protagoniste est caractérisé par des mots et des dessins. Dès ce premier stade créatif figurent des bribes de dialogues qu’on entendra in fine dans le film. C’est le cas de « Claire comme le jour, Claire comme de l’eau de roche » pour définir Garance.
La qualité principale du scénario réside dans la densité de la structure dramaturgique. La multiplication des intrigues périphériques donne sa force à l’histoire et le thème central qu’est l’amour permet d’aborder la question de liberté individuelle et de la capacité à s’émanciper des diktats sociaux. Ce qui frappe aussi, c’est la présence de personnages féminins émancipés. Garance et Nathalie (Maria Casarès) sont effectivement différentes de la plupart des figures féminines cinématographiques d’alors, souvent cantonnées aux rôles de faire-valoir des hommes.
Enfin, les dialogues de Prévert font mouche, ils fonctionnent à l’émotion, avec une apparente simplicité pourtant si difficile à obtenir. Ils viennent du cœur et vont au cœur, et sont prononcés avec « des mots de tous les jours », pour reprendre une expression de Garance.
Les images inventées par Carné naissent de ces dialogues ciselés et poétiques et sont au service des mots. Le réalisateur conçoit chaque plan en adéquation avec le verbe. De plus, il est doué pour les scènes de foule, pour le mouvement qu’il y insuffle. Et il excelle dans l’alternance de scènes d’ensemble et de plans rapprochés sur les visages, souvent de face, mettant à nue la solitude des personnages.
[Déjà plus de 120 000 abonnements aux newsletters The Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui pour mieux comprendre les grands enjeux du monde.]
Un film réalisé pendant la guerre
L’acteur Jean-Louis Barrault, entré à la Comédie-Française en 1940 où il y rencontre un vif succès avec ses mises en scène de Phèdre (1942) et du Soulier de satin (1943) fut le déclic, l’étincelle des Enfants du paradis. Avec leur film précédent, les Visiteurs du soir (1942), Carné et Prévert s’étaient réfugiés dans le Moyen-Âge afin d’éviter la censure de Vichy et avaient notamment marqué les esprits avec une scène finale donnant à voir un cœur résistant, continuant de battre sous la pierre.
À Nice en 1942, Carné et Prévert cherchent un nouveau sujet de film, non sans difficulté du fait de l’Occupation, quand ils rencontrent par hasard leur ami Barrault sur la promenade des Anglais. Alors pris de passion pour la vie du célèbre mime des années 1830, Deburau, et par ricochet pour l’acteur contemporain du parlant, Frédérick Lemaître, le comédien raconte à ses camarades que le mime a tué d’un coup de canne un homme qui a insulté sa compagne, et que tout Paris s’est précipité à son procès pour l’entendre parler !
Carné est enthousiaste à l’idée de mettre en scène le boulevard du Temple et sa multitude de théâtres. Quant à Prévert, il s’enflamme pour un personnage à peu près contemporain de Deburau, Lacenaire : le poète assassin, l’écrivain public, l’escroc, l’anarchiste dandy avant la lettre, celui qui se dit victime de l’injustice de l’humanité et qui a déclaré la guerre à la société. Le scénariste perçoit d’emblée une chance qu’il ne peut que saisir : « On ne me permettra pas de faire un film sur Lacenaire mais je peux mettre Lacenaire dans un film sur Deburau ».
Prévert, le décorateur Alexandre Trauner, le compositeur Joseph Kosma et le costumier Mayo, œuvrent dans un mas provençal isolé près de Tourrettes-sur-Loup (Alpes-Maritimes). La documentation nécessaire au projet provient surtout du Musée Carnavalet ; elle est rapportée par Carné. Outre les gravures d’époque, les sources sont aussi textuelles, principalement Histoire du théâtre à quatre sous, pour faire suite à l’histoire du Théâtre-Français (1881), de Jules Janin.
Le mas devient alors une sorte de phalanstère où Trauner et Kosma, qui sont juifs et qui n’ont pas le droit de travailler, sont cachés et œuvrent clandestinement, grâce à la solidarité courageuse et agissante de Carné et Prévert.
Six mois sont nécessaires pour l’écriture du film. C’est la première fois que Prévert écrit seul un scénario original. Le tournage débute le 16 août 1943 et se termine le 15 novembre 1944. Il connut de violents orages qui détruisent les décors des studios de la Victorine de Nice, les restrictions liées à l’Occupation, les bombardements lors des scènes tournées à Paris, la pénurie de pellicule et son achat au marché noir, l’arrestation de résistants qui participaient au tournage…
Une empreinte cinématographique indélébile
La sortie des Enfants du paradis a été retardée jusqu’à la Libération afin d’être proposée au public dans une France délivrée du joug nazi. L’histoire de Baptiste, l’amoureux solitaire jeté dans l’absurdité d’un monde hostile, trouve alors un fort écho chez celles et ceux qui sortent de la Seconde Guerre mondiale. En 1945, 428 738 spectateurs le voient. Cinquante ans plus tard, le film marque toujours les esprits d’une empreinte indélébile. En 1995, il est en effet élu meilleur film du premier siècle du cinéma et la même année, il est classé par l’Unesco au patrimoine mondial.
L’impact des Enfants du paradis est grand chez de nombreux artistes. Il est vrai que le film rend aussi hommage au muet contre le parlant, en mettant en avant le mime, et donc par ricochet au cinéma muet ; quand on étudie le premier brouillon scénaristique de Prévert, on peut d’ailleurs déchiffrer « Buster Keaton », dans la ligne caractérisant Baptiste, et découvrir un dessin des frères Lumière…
Impossible de dresser ici un inventaire (à la Prévert !) de tous les artistes touchés mais citons, de manière éclectique, trois d’entre eux. En 1984, le cinéaste François Truffaut déclare : « J’ai fait vingt-trois films (exactement le même nombre que Carné), des bons et des moins bons. Eh bien, je les donnerais tous sans exception pour avoir signé Les Enfants du paradis ». En 2016, le réalisateur franco-chilien Alejandro Jodorowsky adresse un joli clin d’œil au carnaval si emblématique des Enfants du paradis dans son film Poesía sin fin. En 2020, dans son autobiographie Échappées belles, le comédien Denis Lavant évoque l’importance de « cette démonstration par le geste », de « cette plaidoirie silencieuse » qu’il a « retenue par cœur. Beauté idéale d’un art qui servirait à rétablir la vérité… » et conclut :
« Vous comprendrez donc que les Enfants du paradis m’inspire à tous les niveaux, c’est pour moi une matrice de jeu, de vie, de poésie. »
Chef-d’œuvre de poésie, de liberté et d’humanité, les Enfants du paradis a considérablement oxygéné la vie de son époque et continue à oxygéner la nôtre.
Carole Aurouet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.