Une grande enquête révèle le contenu des cahiers de doléances

Les cahiers de doléances du département de la Somme, étudiés par une équipe de chercheurs, portent de véritables propositions politiques et révèlent une envie de participation citoyenne.

Mar 18, 2025 - 17:00
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Une grande enquête révèle le contenu des cahiers de doléances

Les cahiers de doléances de 2018-2019 sont difficilement accessible au public – certaines voix évoquent même leur « confiscation ». Le 11 mars 2025, l’Assemblée nationale a adopté, à l’unanimité, une résolution demandant la diffusion et la restitution de ces cahiers. Que contiennent-ils ? Un collectif de chercheurs a pu accéder aux 162 cahiers (et quelque 1 000 doléances) rédigés dans le département de la Somme et les étudier.

Cette grande enquête, publiée dans la revue Annales, histoire, sciences sociales, révèle une profonde envie de participation citoyenne et de justice sociale.


Notre enquête porte sur les cahiers ouverts dans le département de la Somme entre décembre 2018 et février 2019. Dans ce département de 772 communes, 234 cahiers ont été ouverts mais certains sont restés vides : un peu moins de 200 ont été complétés, pour un total de 978 doléances. Nous avons analysé les 162 cahiers déposés aux archives départementales, ainsi que des numérisations, conservées aux Archives nationales.

Il faut distinguer plusieurs types de cahiers et plusieurs phases d’ouverture et de rédaction. En effet, toutes les doléances n’ont pas été écrites en même temps ni dans le même contexte.

  • Il y a les cahiers de gilets jaunes, ouverts et remplis directement sur les ronds-points, dès la mi-novembre 2018, (par exemple à Mende). Nous n’en avons guère retrouvé dans la Somme.

  • À partir du 8 décembre 2018, les maires ouvrent des cahiers de « doléances et propositions » et promettent de les transmettre aux préfets et aux parlementaires.

  • À partir du 15 janvier 2019, l’initiative est reprise par le président de la République dans le cadre de ce qu’il nomme le « Grand débat national ». À cette occasion, les cahiers des mairies sont intégrés à cette nouvelle séquence politique et de nouveaux cahiers sont ouverts.

Dans la Somme, la seconde séquence n’est pas négligeable : 40 % des doléances sont écrites avant le 15 janvier. Malgré la reprise par le grand débat national de ces cahiers, la forme de ceux-ci reste la même, avant et après cette date : très majoritairement libre, l’expression citoyenne ne se cantonne pas aux thématiques imposées par le gouvernement. S’il est très difficile, voire impossible, de dire qui est venu écrire dans ces cahiers, ce ne sont pas forcément des gilets jaunes qui s’y expriment. Ces cahiers sont de formes très variables : cahiers d’écoliers plus ou moins grands ou épais, registres, feuilles volantes, etc.


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Les cahiers sont donc au croisement de trois espaces de mobilisation autour des mêmes thèmes : les ronds-points, les manifestations, les débats locaux (en mairie ou ailleurs) et de différentes formes d’expression citoyenne. Ils constituent également, en eux-mêmes, un espace de dialogue entre contributeurs : les doléances se répondant parfois les unes les autres.


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Appartenance citoyenne, redistribution et réciprocité

Les propositions sont extrêmement variées, parfois contradictoires, et d’une grande richesse, à la fois dans le fond et la forme : on retrouve des listes de propositions à l’infinitif, des lettres plutôt personnelles, des contributions rédigées, etc.

Plusieurs grandes conclusions peuvent néanmoins être dégagées de ce matériau très hétérogène.

Si l’opposition au gouvernement et la dénonciation des élites politiques sont fréquentes, une majorité des doléances se présente comme une forme de collaboration entre les rédacteurs et les autorités à qui ces écrits s’adressent. Les personnes qui se sont senties autorisées à venir s’exprimer, à l’écrit et en mairie, font de véritables propositions d’économie politique et se placent sur un pied d’égalité avec les gouvernants. Le registre le plus fréquent est celui de l’avis, de la proposition.

À Amiens, on peut lire :

« En vue des échanges pour des propositions de transformation de notre vie collective, voici quelques propositions. »

Ou encore, à Gueschart :

« Je me permets de revenir sur quelques pistes souvent évoquées ou pas ces derniers mois […] pour trouver des compromis qui recueillent un maximum d’adhésion. »

Les gens viennent dénoncer un mépris, une situation honteuse ou scandaleuse, mais la colère est peu présente. De la même manière, il y a peu de propos violents ou racistes. La honte est en revanche convoquée, par exemple, lorsqu’il est question des écarts de revenus.

À propos des hauts fonctionnaires et des élus, un habitant d’Albert écrit :

« Il est normal que leurs rémunérations soient élevées, mais, arrivé à un certain seuil, cela devient indécent sans compter les avantages qui vont avec. »

Les contributeurs expriment ainsi une compétence et une légitimité à intervenir dans le débat public et à discuter des ressources communes, de l’impôt et des services publics. Ils sont aussi proches et au courant des réalités de l’État qu’ils sont ou se sentent éloignés de la classe politique.

Une demande d’équité et de prise en compte de la parole citoyenne

Les doléances proposent des solutions pour réaliser une correcte redistribution de ressources. Les contributeurs utilisent le langage de la réciprocité et de la proportion : il ne s’agit pas juste de supprimer ou de créer des impôts, mais de proposer des mesures en lien les unes avec les autres.

Un contributeur de Poulainville s’adresse à « Monsieur le président » en lui indiquant :

« Il serait préférable de diminuer les indemnités des ministres et des députés. De supprimer les retraites des anciens présidents au-delà de cinq ans. Rétablissement de l’ISF. Afin d’augmenter le pouvoir d’achat des retraités, des Handicapés, des Travailleurs payés au Smig (sic). Suppression de la CSG pour les retraités et également nous désirons une mise en place du RIC. »

Les citoyens mettent en avant la contribution de chacun à la production de richesse du pays en termes d’impôts (comme l’ISF), de travail ou d’activités : il est ainsi souvent rappelé que les retraités sont des actifs utiles à la société. Il y a une vraie revendication à un juste retour, proportionnel, en termes de reconnaissance et des ressources : je participe, je travaille, je paie mes impôts, donc je ne dois pas être méprisé, ignoré ou éloigné des services publics.

Les retraites, le travail et l’impôt occupent ainsi plus de la moitié des messages. Cette insistance sur l’apport effectué se conjugue avec le souci de distinction vis-à-vis de ceux qui sont dans une dépendance envers les aides sociales. On sent une vraie peur de basculer hors de ce cadre de la « réciprocité citoyenne ».

Les cahiers ne parlent pas tant d’égalité que d’équité. Cette notion d’équité suppose une interdépendance et des ressources limitées, elle correspond à un équilibre entre les parties d’un rapport, en évitant l’enrichissement de l’une au détriment de l’autre. À Aubigny, on peut lire :

_ « Salaires de 1 à 20 au lieu de 1 à 40. Plus on gagne, plus on a d’avantages ! Un peu plus d’équité dans ce monde. Un peu plus de justice sociale. Plus de solidarité. Que veut dire Égalité, Fraternité et Liberté ? Rétablir les 14 tranches de manière que l’impôt soit progressif, plus on gagne plus on doit payer. Ce sont les actionnaires du CAC40 qui gagnent le plus, ce sont les plus riches qui ont tous les avantages (une profonde injustice). Supprimer les niches fiscales […] Redistribution des richesses. »

Il n’est alors pas étonnant que la critique envers la fiscalité avantageuse des multinationales ou des plus riches (ISF) soit si massive, comme celle envers le train de vie – supposé ou réel – de la classe politique.

Pour une vie digne

Mais alors qu’il est largement question de pauvreté dans ces cahiers, de difficultés matérielles, les contributeurs ne se présentent pas comme pauvres : ils se présentent en tant que « travailleurs pauvres ».

« Tout le monde doit pouvoir vivre décemment de son travail dans un pays comme le nôtre » ; « Je suis une travailleuse pauvre. Vraiment, quotidiennement, j’ai la sensation de “travailler à perte” », lit-on à Amiens.

L’adjectif « pauvre » souligne la dégradation d’un statut plus qu’une condition économique. Et c’est là l’un des scandales les plus dénoncés avec les « privilèges » de la classe politique : le travail et la redistribution étatique ne protègent pas (ou plus) de la pauvreté et de la précarité. Ils ne permettent pas de vivre dignement.

Finalement, les logiques et les cohérences qui président à ces propositions d’économie politique dessinent une communauté d’ayants droit aux ressources communes. Il s’en dégage une certaine conception de la citoyenneté : les contributeurs demandent à participer à la vie démocratique parce qu’ils contribuent à la richesse du pays, parce qu’ils paient des impôts.

C’est ce qui explique l’association faite entre fiscalité et démocratie dans les doléances : pour eux, être citoyen, c’est participer. Mais c’est aussi être écouté, être entendu, avoir accès à des services publics. Et surtout, avoir droit à une vie digne.The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.