Patrimoine: Dati devrait prendre des cours chez les Anglais
Rachida Dati ne se contente pas de rêver, la nuit, d’une « BBC à la française » en mariant France Télévisions et Radio France. Elle ambitionne aussi de créer un « National Trust » à la française, une grande institution citoyenne dédiée à la préservation de notre patrimoine. Mais que cache ce projet ? Le National Trust, organisation privée emblématique outre-Manche, parvient à conjuguer protection du patrimoine et rentabilité. La France peut-elle vraiment s’en inspirer ?... L’article Patrimoine: Dati devrait prendre des cours chez les Anglais est apparu en premier sur Causeur.

Rachida Dati ne se contente pas de rêver, la nuit, d’une « BBC à la française » en mariant France Télévisions et Radio France. Elle ambitionne aussi de créer un « National Trust » à la française, une grande institution citoyenne dédiée à la préservation de notre patrimoine. Mais que cache ce projet ? Le National Trust, organisation privée emblématique outre-Manche, parvient à conjuguer protection du patrimoine et rentabilité. La France peut-elle vraiment s’en inspirer ?
La ministre de la Culture, Rachida Dati, a confié début janvier à la présidente du Centre des Monuments Nationaux, Marie Lavandier, une mission sur la faisabilité d’un “National Trust” à la française. Un rapport est attendu pour la fin du mois de mai, qui devrait inclure des propositions pour transposer en France cette institution d’outre-Manche, de son nom complet le “National Trust for Places of Historic Interests or Natural Beauty”. Cette demande s’inscrit évidemment dans une réflexion globale sur l’efficacité des politiques culturelles et le financement de l’entretien du patrimoine en ces temps de disette financière – du moins pour ce qui est des finances publiques.
Facteurs typiquement britanniques
Car le revenu du National Trust, lequel atteint pour l’année 2023-24 la somme de 724 millions de Livres Sterling, provient a plus de 80% non seulement de la vente des billets et abonnements à l’année, mais également de l’exploitation commerciale des sites dont il a la charge (lesquels incluent très souvent un café-restaurant, une boutique de souvenirs voire un espace dédié à la vente de plantes, graines et outils de jardinage) – le reste provenant du mécénat (privé ou d’institutions telles que la Loterie Nationale) et même d’investissements dans des secteurs assez éloignés de la culture: ainsi la filiale National Trust Renewables Energy vend au réseau national britannique l’électricité générée par les panneaux solaires et éoliennes implantées sur certains des sites dont il a la charge.
À première vue, un “National Trust à la française” s’inscrirait dans les pas d’organismes existants comme la Société des Amis du Louvre ou les Vieilles Maisons Françaises. Sauf que le succès du plus que centenaire National Trust repose en grande partie sur des facteurs typiquement britanniques : un amour des paysages et des vieilles pierres, une préférence pour l’initiative privée plutôt que l’action publique et une ferveur religieuse qui s’incarne dans des projets visant à “faire le bien”.
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Pour bien comprendre l’organisation de la protection du patrimoine en Grande-Bretagne, il faut garder à l’esprit que celle-ci n’est ni centralisée ni uniforme: outre la Couronne, qui possède un certain nombre de bâtiments ouverts au public (les plus célèbres étant bien sûr Buckingham Palace et le château de Windsor), une autre institution s’occupe des monuments les plus emblématiques (par exemple le site de Stonehenge, ou encore les châteaux de Douvres dans le Kent et de Tintagel en Cornouailles): l’English Heritage. L’English Heritage (qui se décline en Scottish Heritage en Écosse) fut créé en 1983 par la fusion de plusieurs agences responsables de la gestion du patrimoine. Tout comme le National Trust, l’English Heritage a le statut de “charity”, un terme difficilement traduisible en français: à mi-chemin entre une société commerciale et une association loi 1901, les charities dont les boutiques de livres et de vêtements d’occasion bordent les rues commerçantes de la moindre petite ville britannique, ont un fonctionnement qui se rapproche des entreprises privées (un conseil d’administration, des rapports annuels) mais ils ne sont pas censés faire de profits: les bénéfices qu’ils réalisent au travers de leurs activités commerciales doivent être intégralement utilisés pour financer leurs frais de fonctionnement et les objectifs charitables, au sens large, qu’ils se sont fixées. Il existe ainsi des dizaines de charities dont les activités vont de l’aide au développement au financement de la recherche contre le cancer en passant par l’amélioration des conditions de vie des vétérans de l’armée britannique ou la protection de l’enfance.
Plus de 1200 sites !
Le budget annuel de l’English Heritage est bien mince en comparaison de celui du National Trust – autour de 155 millions de Livres – et la liste d’environ quatre-cents monuments sous sa responsabilité n’est pas appelée à s’étoffer. Tout le contraire du National Trust, qui ajoute régulièrement des noms a son portfolio de plus de mille deux cents sites : outre près de cinq-cents châteaux, demeures historiques, églises, chapelles et monastères, le National Trust gère quarante-sept monuments industriels (usines désaffectées, anciens sites d’extraction charbonnière…), onze phares et même trente-neuf pubs, ou, encore plus étonnant, cinquante-six villages entiers!
Qu’une institution issue d’une initiative privée en soit venue à gérer très exactement 1442 kilomètres de côtes et 259985 hectares de terrain peut sembler étrange à des Français habitués à considérer la protection du patrimoine comme une mission régalienne et la culture comme un domaine devant échapper à toute marchandisation.
Le National Trust fut créé en 1895 par trois “éminents victoriens” pour pasticher le biographe Lytton Strachey qui moqua dans son ouvrage éponyme les mœurs de la seconde moitié du 19ème siècle : la philanthrope Octavia Hill, l’homme de loi Robert Hunter et Hardwicke Drummond Barnsley, un prêtre anglican. Mme Hill s’illustra tout d’abord dans des campagnes pour améliorer les conditions de vie dans les quartiers pauvres et surpeuplés créés par la Révolution industrielle, avant de défendre l’importance des espaces verts pour les habitants des villes. C’est en bataillant – avec succès – contre l’urbanisation du quartier londonien d’Hampstead Heath (qui encore aujourd’hui a conservé une atmosphère de village) qu’elle fit la connaissance de M. Hunter. Le fait que le troisième personnage à l’origine du projet de National Trust est un prêtre n’est guère étonnant : aussi bien Hill que Hunter étaient de fervents anglicans, dans une période notamment caractérisée par une intense activité religieuse aussi bien à l’intérieur de l’église anglicane qu’au sein des différents groupes religieux protestants (méthodistes, baptistes ou presbytériens). Sauf que cette ferveur religieuse s’exerça moins dans la défense d’une liturgie particulière ou dans des pèlerinages, que dans un zèle missionnaire d’une part (à mesure que l’Empire britannique s’agrandissait) et la mise sur pied d’œuvres charitables d’autre part – l’une des plus célèbres étant l’Armée du Salut, fondée en 1865 par un pasteur méthodiste.
Vie vertueuse
Cette volonté de “faire le bien” vint se greffer à une idéalisation de la vie rurale et des paysages campagnards : le jardin anglais, lequel donne l’illusion d’un paysage naturel alors qu’il s’agit en réalité d’une version idyllique de la nature, est concomitant à la fois du remembrement (enclosures) qui modifia en profondeur la campagne britannique (voir ici La création du paysage anglais de William Hoskins) et des premières usines, voraces en eau et en charbon. Rien n’illustre mieux l’opposition dans l’imaginaire anglais entre une vie à la campagne, jugée comme pure et innocente, et la vie corrompue et malsaine dans les villes industrielles noires de suie (que peindra bien plus tard le peintre mancunien William Lowry), que le poème Jerusalem de William Blake (dont les vers mis en musique sont devenus l’hymne non-officiel de l’Angleterre): “Mon esprit ne cessera de lutter / Et mon épée ne dormira pas dans ma main/ Jusqu’à ce que nous ayons construit Jérusalem/ Dans la verte terre d’Angleterre” – le terme “sombres moulins sataniques” utilisé dans la strophe précédente faisant référence aux filatures de coton du Lancashire (Cotton mills en anglais).
Ces œuvres charitables ne sont donc souvent pas d’origine publique ou résultant d’une volonté gouvernementale, mais bien des initiatives purement privées : ainsi le quartier de Bournville à Birmingham fut construit par les frères Cadbury pour loger les ouvriers de leur manufacture de chocolat. En bons Quakers, ils y interdirent la vente et la consommation d’alcool. De même, Octavia Hill aura toujours des préventions contre les projets de logements menés par les autorités locales, préférant des projets financés par des fonds privés et donnant la part belle à un certain paternalisme : le but affiché était non seulement d’améliorer les conditions de logement des familles nécessiteuses, mais encore de les pousser à une vie saine, sobre et vertueuse – des valeurs souvent qualifiées de « victoriennes » dont Margaret Thatcher se fera le chantre dans les années 1980. Plus récemment, le projet de “big society” porté par le Parti conservateur au temps de David Cameron, reposait sur l’idée que des initiatives privées, d’ancrage local et reposant en partie sur du bénévolat suppléeraient de façon efficace à certains services publics défaillants.
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La dernière pierre dans la construction du National Trust tel qu’on le connait aujourd’hui fut apportée par deux lois de 1937 et 1939 visant à faciliter le transfert de propriété entre les particuliers et le National Trust, sous la formé de legs (défiscalisés) ou de schémas bien plus sophistiqués, permettant aux occupants de rester dans la propriété et d’en partager les frais d’entretien du moment que la majeure partie de celle-ci était accessible à la visite : il n’est donc pas rare aujourd’hui qu’au détour d’une visite, un livre ouvert oublié sur un sofa ou des oreillers affaissés témoignent que le visiteur ne déambule pas dans un musée mais bien une demeure habitée – comme si vous risquiez de tomber sur Lady Grantham au coin d’un couloir. Dans un contexte de baisse des prix agricoles durant la Grande Dépression, donc des revenus des grands propriétaires terriens, puis de droits de succession particulièrement élevés après la Seconde Guerre Mondiale, ces dispositions permirent de sauver de la démolition – dépeinte par Evelyn Waugh dans la troisième partie de son roman Brideshead Revisited – et d’ouvrir au public un grand nombre de châteaux et maisons de campagne. La première demeure passant ainsi sous la responsabilité du National Trust fut le manoir de Wightwick dans les Midlands, suivie notamment en 1944 de l’abbaye de Lacock dans le Wiltshire – dont l’une des fenêtres apparait sur le premier « calotype » réalisé en 1835 par le pionnier de la photographie William Fox Talbot.
Il sera donc difficile de répliquer le National Trust dans un contexte français, marqué par une très forte prééminence de l’action publique et une méfiance envers les initiatives et financements privés. Il n’y a qu’à voir les réactions suscitées par ce qui s’en rapproche le plus en France à savoir le Puy du Fou… Mais au-delà des polémiques sur le contenu du spectacle, la réussite indéniable de l’entreprise vendéenne repose sur des facteurs similaires à ceux ayant fait le succès du National Trust : recettes commerciales, prise en compte des attentes du public, forte participation de bénévoles. D’ailleurs, le National Trust lui-même n’a pas échappé aux récentes controverses sur le décolonialisme : en 2021, le Trust commanda un rapport sur le sujet à un groupe d’universitaires. Le résultat fut si extrême que même des personnalités marquées à gauche telles que Simon Jenkins appelèrent à la modération. Quelques cartels furent réécrits et une ou deux statues furent déplacées, un certain nombre d’adhésions ne furent pas renouvelées, mais de façon générale les accusations de réactionnaires ou de « wokisme » tombèrent plutôt à plat. Preuve si besoin est que les Britanniques sont trop attachés à leur patrimoine pour le laisser s’abimer dans une guerre culturelle.
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