«Les Vigiles», de Tahar Djaout. Un roman prémonitoire?
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L’histoire, dit-on, ne repasse pas les plats. Voire. Il lui arrive pourtant de bégayer.
Le cas de Boualem Sansal qui croupit depuis des mois dans les geôles algériennes en offre un exemple frappant. Il présente d’étranges similitudes avec celui d’un autre écrivain algérien qui connut des mécomptes tragiques.
Il reste toutefois à souhaiter que le dénouement diffère.
Printemps 1991. Un jury littéraire présidé par Jean d’Ormesson et comptant dans ses rangs des personnalités telles que Jacqueline de Romilly, Maurice Rheims, Hervé Bazin, Emmanuel Roblès, vient de décerner à Paris le prix Méditerranée à Tahar Djaout pour son roman Les Vigiles. Ce dernier, né en 1954 en Kabylie, licencié en mathématiques, est aussi poète et nouvelliste.
Ses Vigiles brossent, de la société algérienne, un tableau sans complaisance qui donne froid dans le dos. Derrière la fiction, un témoignage accablant : bureaucratie omniprésente et tatillonne. Arbitraire. Concussion. Un pays où tout s’achète – hormis les denrées de première nécessité, introuvables. La corruption y est générale. La délation y sévit à l’état endémique. Les anciens combattants du FLN y jouissent de sinécures et d’exorbitants privilèges, tandis que les intégristes musulmans prétendent, notamment par le biais de l’école, régenter les mœurs et imposer une pudibonderie ridicule.
Tel est le bilan de l’Algérie socialiste après une trentaine d’années d’indépendance.
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Le roman de Tahar Djaout compte les déboires d’un jeune professeur, inventeur d’un métier à tisser amélioré qu’il souhaite faire breveter. Pas si simple. On le suspecte, on l’espionne. On lui refuse un passeport. Il est victime de brimades sans nombre, pris dans un réseau inextricable de chausse-trapes. C’est que, dans une société sclérosée où chacun s’accroche à ses prébendes, toute innovation est perçue comme un danger.
Jusqu’à un spectaculaire retournement. Le régime finit par s’apercevoir de tout l’avantage à tirer de la situation. Voilà notre inventeur promu au rang de héros national. Pour justifier l’erreur de jugement, il ne reste plus qu’à trouver un bouc émissaire. Ce sera le vieux Menouar Ziada, être simple, trop naïf et trop pur pour avoir seulement l’idée de contester un système où le cynisme tient lieu de morale.
Cette fable amère, habilement narrée, vaut surtout par la virulence du propos. Lequel traduit à n’en pas douter, la stricte réalité. La mise en coupe réglée du pays y est dénoncée en termes sans équivoque.
Peut-être pourrait-on reprocher à l’auteur d’avoir forcé sur l’angélisme psychologique dans sa peinture du vieux Ziada. engagé par idéal dans la guerre d’indépendance et qui collectionne les incompréhensions et les malheurs. Mais on conçoit la nécessité dramatique du contrepoint, et, du reste, il s’agit là d’un détail secondaire qui ne gâte en rien la force corrosive de ces Vigiles.
Deux ans plus tard, le 2 juin 1993, Tahar Djaout, victime d’un attentat, est abattu de deux balles dans la tête à Alger au pied de son domicile.
On se gardera de tirer la moindre conclusion.
Les Vigiles Le Seuil, 218 pages (1991)
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