Les origines néolibérales de la mondialisation : retour sur l’émergence d’un ordre géopolitique aujourd’hui menacé
Le néolibéralisme est progressivement parvenu à redéfinir l’ordre mondial lors du siècle dernier. Ses principes sont aujourd’hui remis en cause aussi bien aux États-Unis que par de nombreuses voix en Europe et ailleurs dans le monde.


L’avènement du néolibéralisme est souvent associé à l’élection de Margaret Thatcher au Royaume-Uni en 1979 et de Ronald Reagan aux États-Unis l’année suivante. En réalité, cette rationalité politique s’est lentement glissée au sein des politiques économiques à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, à la faveur d’une lente intégration de l’Europe de l’Ouest et des États-Unis. Retour sur la lente et discrète ascension des idées néolibérales qui visaient initialement à fonder la paix mondiale sur l’intégration marchande des nations, à l’heure où la déception générée par leurs promesses non tenues se manifeste en de nombreux lieux de la planète.
En août 1938, alors qu’Hitler s’apprête à envahir les Sudètes en Tchécoslovaquie, plusieurs économistes et philosophes européens dont Friedrich von Hayek, Michael Heilperin, Wilhelm Röpke et Jacques Rueff profitent de la venue à Paris de l’influent journaliste américain Walter Lippmann pour imaginer avec lui les conditions de restauration de la paix et de la liberté dans le monde.
Ensemble, ils constatent l’échec aussi bien du vieux libéralisme que des remèdes dirigistes et nationalistes imaginés pour le surmonter. Ils parviennent à la conclusion que la paix internationale ne pourra être garantie que grâce à l’institutionnalisation d’un marché mondial fondé sur des règles que les États auront un intérêt économique à respecter, y compris en renonçant à une partie de leur souveraineté : à leurs yeux, il est indispensable de garantir la liberté des prix, de la concurrence et des flux de marchandises et de capitaux.
Face à l’accumulation des périls, il devient pour eux urgent de promouvoir ce qu’ils nomment alors un « néo-libéralisme » pour désigner ce qui ressemble fort à ce que nous avons, plus tard, appelé la « mondialisation ».
Après la Seconde Guerre mondiale : la progressive conversion des économies mondiales au néolibéralisme
Tout au long des années 1940, les intellectuels néolibéraux s’opposent aux solutions dirigistes comme aux politiques contracycliques préconisées par Keynes, qu’ils considèrent comme autant d’obstacles au bon fonctionnement des mécanismes d’autorégulation des marchés. Ce n’est qu’à partir du milieu des années 1950 que certains d’entre eux s’engagent dans la condamnation du Welfare State, notamment aux États-Unis, où ils se rapprochent des réseaux libertariens.
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Selon de nombreux historiens des idées, leur projet n’a triomphé sur le plan politique qu’avec la révolution conservatrice des années 1970 marquée par l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et de Ronald Reagan aux États-Unis.
Certains auteurs évoquent également comme point de départ le rôle des Chicago Boys dans la politique économique du Chili de Pinochet dès 1975.
Mais le néolibéralisme ne saurait être réduit à un simple mouvement d’opposition au Welfare State, l’objectif primordial demeurant pour ses théoriciens l’intégration des nations dans un marché transnational. Or, un tel processus d’ouverture économique et de restauration des mécanismes de marché était déjà à l’œuvre depuis plusieurs décennies, conformément à leurs espoirs initiaux.
Le retour progressif à l’économie de marché et la libération partielle des prix en Europe de l’Ouest après la crise inflationniste de l’après-guerre, la réduction des tarifs douaniers et la clause de la nation la plus favorisée négociées dans le cadre du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) signé dès 1947, la suppression des contingents commerciaux au cours des années 1950, le retour à la libre convertibilité des monnaies en 1958, le renoncement des États d’Europe de l’Ouest à la préférence impériale et leur engagement dans un marché commun ouvert au reste du monde (hormis dans l’agriculture) : toutes ces mesures allaient dans le sens préconisé par les néolibéraux depuis les années 1930.
D’ailleurs, loin de rester cantonnés à l’animation de cercles d’influence – comme le préconisait Hayek au sein de la Société du Mont-Pèlerin en 1947 –, plusieurs économistes néolibéraux ont activement participé à cet élan initial.
En Italie, un groupe d’économistes mené par Luigi Einaudi, alors ministre du budget et gouverneur de la Banque d’Italie, proche des néolibéraux, lance à partir de 1947 une série de réformes rigoristes qui visent à stabiliser le cours de la lire italienne et à entraîner, grâce aux exportations et à l’ouverture économique, une dynamique de croissance.
La République fédérale d’Allemagne devient quant à elle un véritable laboratoire du néolibéralisme : la politique économique menée entre 1948 et 1966 par Ludwig Erhard, ministre de l’économie puis chancelier, correspond à la tentative la plus aboutie de mise en œuvre des principes du néolibéralisme.
Cette orientation libérale sur le Vieux Continent est partagée par les gouvernements des petits pays européens qui sont structurellement dépendants des échanges extérieurs. Le plan Beyen proposé par les Pays-Bas, au début des années 1950, vise ainsi à orienter le projet européen en faveur du libre-échange. Une option qui deviendra par la suite centrale lors de la construction de l’Union européenne.
Malgré sa réputation de pays dirigiste et instable, la France n’est pas en reste. Après les hésitations des gouvernements de la IVème République, le tournant néolibéral a lieu en 1958 lorsque l’économiste Jacques Rueff convainc le général de Gaulle que la conformation à la discipline du marché est la condition de la restauration de la puissance économique du pays. La France renonce alors aux contingents (la limitation quantitative de ses importations), et décide la libre convertibilité du franc tout en honorant ses engagements en faveur de la réalisation du Marché commun.
La forte croissance qui en résulte et que consacre la reconnaissance de divers « miracles » économiques en Allemagne, en Italie puis en France, tranche alors avec les résultats de l’économie britannique, qui alterne entre phases d’expansion et de récession (« stop and go »). Le décrochage économique du Royaume-Uni inquiète les conservateurs ; certains d’entre eux, au début des années 1970, souhaitent un retour au libéralisme pour relancer l’économie. La trajectoire singulière du Royaume-Uni contraste cependant avec l’orientation libérale observable dans une partie du camp occidental.
Un nouvel ordre mondial fondé sur le libre-échange : de la construction de la paix à la crise
La mise en œuvre des idées néolibérales dès la période d’après-guerre tient cependant moins à l’influence directe des économistes néolibéraux qu’au fait que leur programme n’est pas d’une grande originalité, recyclant un fond idéologique que les troubles de la première moitié du XXe siècle n’ont pas totalement éliminé.
Leur projet international n’est en effet rien d’autre qu’une résurrection du pacifisme du libre-échange appliqué à l’économie du XXe siècle. Il n’est donc pas du tout surprenant que leurs aspirations aient très tôt été partagées par certains leaders politiques malgré la vogue du keynésianisme, les tentations protectionnistes et l’attrait pour certaines formes de dirigisme économique.
Se pose alors la question de savoir comment ces idées ont pu être mises en œuvre, se glisser au sein de régimes économiques hétérogènes et, lentement, enclencher une dynamique d’ouverture marchande. Une première raison tient à la destruction, à la fragilité et à la dépendance économique des États d’Europe de l’Ouest après la guerre, situation qui les a poussés à se tourner vers l’aide extérieure et à renoncer à tout nationalisme intransigeant.
Contrairement aux années 1930, l’autarcie est partout devenue un repoussoir idéologique puissant et durable. La néolibéralisation a également été favorisée par la politique des États-Unis qui ont fait de l’ouverture marchande un de leurs outils privilégiés pour restaurer la paix après la Seconde Guerre mondiale, incitant explicitement leurs alliés ouest-européens à ouvrir leurs économies les unes aux autres pour sortir de la misère et de l’hostilité réciproque.
Ce choix résulte de la façon dont le gouvernement des États-Unis a envisagé son rôle mondial après-guerre. Après les échecs consécutifs de l’interventionnisme wilsonien à l’issue de la Première Guerre mondiale puis du repli protectionniste du début des années 1930, le Département d’État, chargé par le président Roosevelt de préparer le monde post-Seconde Guerre mondiale, décide de faire du libre-échange un instrument privilégié de refondation de l’ordre mondial.
Secrétaire d’État de 1933 à 1944, le démocrate Cordell Hull a fait du Département d’État un bastion du libre-échange au sein de l’administration fédérale. Animé par une foi inébranlable dans les vertus pacificatrices du commerce international, croyance qu’il partage avec les premiers économistes néolibéraux, il mène tout au long des années 1930 une lutte sans répit contre le Congrès pour faire de la réduction des tarifs douaniers un levier de la politique économique étrangère des États-Unis au service de la paix.
La Seconde Guerre mondiale lui donne l’occasion d’imposer la mention du libre-échange dans chacun des textes programmatiques et accords que les États-Unis signent avec leurs alliés. Après la démission de Hull en 1944, le Département d’État poursuit l’entreprise de démantèlement des barrières commerciales, nourrissant le projet de créer une grande Organisation internationale du Commerce (OIC) chargée de piloter la réduction des normes tarifaires. L’entreprise s’avère néanmoins difficile tant les alliés des États-Unis, à commencer par le Royaume-Uni, restent attachés au protectionnisme et à la préservation de leur souveraineté économique. La Charte de La Havane préparée après la signature des accords du GATT (1947) est vidée de toute substance au cours des négociations.
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L’OIC ne voit donc jamais le jour et jusqu’en 1958 les conférences organisées pour compléter le GATT sont des échecs.
L’Organisation européenne de coopération économique (OECE), créée en 1948 pour favoriser les échanges entre les économies d’Europe de l’Ouest en complément de l’aide Marshall, est privée de réelle capacité d’action en raison du blocage britannique. Seul l’engagement progressif des six pays de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en faveur de la libéralisation économique, au cours des années 1950, offre au Département d’État une réponse à la hauteur de ses attentes.
À partir de la fin des années 1950, la crainte que les Six se protègent derrière un tarif extérieur commun pousse l’administration américaine à ouvrir un nouveau cycle de négociations commerciales avec désormais comme premier interlocuteur non plus le Royaume-Uni, mais la CEE. Le Kennedy Round, sixième session de l’accord général sur les droits de douane et le commerce (GATT) qui s’est tenue entre 1964 et 1967, constitue un pas de plus en faveur de la libéralisation commerciale. Pendant ce temps, les échanges au sein de l’espace nord-atlantique croissent à un rythme accéléré, accompagnant une croissance économique sans précédent depuis le début du XXe siècle.
Cette première phase de l’histoire du néolibéralisme a été décisive dans l’amorce du processus d’internationalisation de l’économie de marché, qui a abouti à la mondialisation économique des années 1990. La création en 1995 de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) marque sans doute l’apogée d’un ordre néolibéral international.
Depuis, blocages, dérives et crises ont peu à peu fragilisé le régime, laissant à des forces nouvelles venues de l’extrême droite conservatrice, nationaliste et populiste la possibilité d’engager une lutte pour mettre fin au néolibéralisme et tenter d’imposer une nouvelle hégémonie, au risque de provoquer une dégradation incontrôlable des relations internationales.
Arnaud Brennetot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.