Rodrigo Duterte devant la CPI : l’ancien président philippin sera-t-il vu comme un martyr ou comme le symbole de l’efficacité de la justice internationale ?

Avec le prochain procès devant la CPI de l’ex-président Rodrigo Duterte, les Philippines risquent d’être plus divisées que jamais à l’approche d’élections capitales.

Mar 20, 2025 - 19:19
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Rodrigo Duterte devant la CPI : l’ancien président philippin sera-t-il vu comme un martyr ou comme le symbole de l’efficacité de la justice internationale ?

Devant la Cour pénale internationale (CPI), l’ancien président philippin Rodrigo Duterte doit répondre à des accusations de crimes contre l’humanité présumés concernant des événements survenus lors de sa « guerre contre la drogue ». Toujours populaire dans son pays, dont le paysage politique est marqué par une lutte acharnée entre deux familles – les Duterte et les Marcos – sa condamnation par la CPI est tant perçue comme une volonté du président Marcos de l’évincer définitivement du pouvoir, que comme le signe bienvenu de la fin de l’impunité politique.


Arrêté le 11 mars à Manille, Rodrigo Duterte est accusé par la CPI de crimes contre l’humanité pour des faits survenus entre le 1er novembre 2011 et le 16 mars 2019, dans le cadre de sa guerre brutale contre la drogue aux Philippines. Les accusations concernent non seulement la période où il était président, mais aussi celle durant laquelle il était maire de Davao, la ville la plus riche de l’île de Mindanao.

Duterte et ses alliés ont cherché à contester le mandat d’arrêt, en affirmant que son transfert à La Haye constituait un « acte illégal ». L’ancien homme fort des Philippines pourrait devenir le premier chef d’État asiatique à être jugé par la CPI.

La nouvelle a eu l’effet d’un coup de tonnerre aux Philippines à un moment critique pour le pays, qui s’apprête à organiser en mai des élections de mi-mandat, qui pourraient être déterminantes pour le gouvernement de l’actuel président, Ferdinand Marcos Jr.

Ferdinand Marcos est actuellement en conflit ouvert avec sa vice-présidente, Sara Duterte, la fille de Rodrigo Duterte. Cette dernière a même publiquement menacé de le faire assassiner. En réponse, elle est depuis février mise en accusation et soumise à une procédure de destitution par la Chambre des représentants, dominée par les alliés de Marcos.

Aujourd’hui, il n’est pas impossible que la décision de Marcos d’écarter sa principale rivale et de coopérer à l’arrestation de son père par Interpol se retourne contre lui, dans un pays où la famille Duterte conserve une influence considérable.

Mais alors que certains partisans de Duterte manifestent leur soutien à l’ancien président, de nombreux Philippins se réjouissent au contraire de son arrestation, rappelant son sinistre bilan. Selon les données officielles, plus de 6000 personnes ont été tuées lors d’opérations antidrogue. Les procureurs de la CPI estiment que le nombre de victimes se situe plutôt entre 12 000 et 30 000**.

Une querelle politique de longue date

Les élections de mai mettent en jeu plus de 18 000 postes nationaux et locaux, dont 12 sièges au Sénat, 250 sièges à la Chambre des représentants, 63 postes de représentants de listes de partis, ainsi que 82 postes de gouverneurs et d’autres positions au sein de gouvernements locaux dans tout le pays. Les résultats auront certainement des conséquences importantes pour les Philippines à court terme.

Au Sénat, le résultat des élections pourrait déterminer l’issue du procès en destitution de Sara Duterte qui aura lieu plus tard dans l’année. À ce stade, huit des candidats de l’administration Marcos sont susceptibles de gagner, d’après les derniers sondages. Si au moins deux tiers des sénateurs votent en faveur de la condamnation de Sara Duterte, celle-ci ne pourra plus se présenter à l’élection présidentielle de 2028 ni occuper aucune fonction publique.

Marcos et Sara Duterte ont tous deux vu leur cote de popularité chuter au cours des derniers mois. La popularité de Duterte a encore davantage décliné après sa destitution par la Chambre basse, bien que la vice-présidente jouisse toujours d’une certaine influence dans sa région natale de Mindanao.

Les derniers événements ne l’ont toutefois pas empêchée d’aborder, lors d’un meeting à Hong Kong début mars devant des sympathisants philippins, la possibilité de se présenter à l’élection présidentielle de 2028.

Reste à déterminer si l’arrestation et le procès de son père devant la CPI susciteront un soutien populaire suffisant vis-à-vis de la dynastie familiale pour soutenir Sara Duterte, tant dans son procès en destitution que dans ses ambitions politiques.

Certains des plus fervents partisans de la famille considèrent toujours les Duterte comme des « outsiders » victimes d’une persécution politique soutenue de la part de l’administration Marcos. Sur les réseaux sociaux, des partisans ont dénoncé la précipitation avec laquelle le gouvernement s’est conformé au mandat d’arrêt.

Sara Duterte a elle-même qualifié l’arrestation de son père d’« affront à la souveraineté nationale ». En se rendant à La Haye pour se tenir aux côtés de Rodrigo Duterte, elle cherche à rallier encore davantage de partisans à sa cause.

Un pas vers la fin de la culture de l’impunité

Au-delà de la rivalité Marcos-Duterte, l’arrestation et le procès imminent de Rodrigo Duterte représentent un moment important pour les Philippins, tant à l’intérieur qu’à l’international. Ces développements montrent qu’un ancien dirigeant du pays peut être tenu pour responsable de crimes présumés, quelles que soient sa popularité et son influence.

De nouveaux témoins pourraient faire leur apparition, eux qui étaient réticents à témoigner dans les procès liés aux assassinats de l’ère Duterte devant les tribunaux locaux. Certains témoins avaient également refusé de participer aux audiences marathon organisées par une commission de la Chambre des représentants chargée d’enquêter sur les meurtres liés à la guerre de la drogue.

Cette commission a par ailleurs déclaré qu’elle ne coopérerait pas avec la CPI, les Philippines s’étant retirées de la Cour sous le régime de Duterte en 2019. Néanmoins, les audiences peuvent toujours être consultées par la CPI puisqu’elles ont toutes été mises en ligne.

Le procès de la CPI pourrait révéler les faiblesses et les insuffisances du système judiciaire philippin, notamment l’incapacité des lois en vigueur à protéger les droits humains, à assurer l’État de droit et à garantir la responsabilité des fonctionnaires et des forces de l’ordre dans le pays.

Le procès de Duterte pourrait également amener l’administration Marcos à reconsidérer la décision de son prédécesseur de quitter la CPI. Toujours est-il que la Cour se déclare compétente dans l’affaire Duterte au motif que les crimes présumés ont été commis alors que les Philippines étaient encore membres de la CPI.

L’arrestation de l’ancien homme fort des Philippines ne mettra peut-être pas fin à la « culture de l’impunité » qui existe depuis longtemps dans la politique du pays. Cependant, elle constitue une étape importante dans la sensibilisation du public à l’importance de la protection des droits de l’homme.

Il ne fait aucun doute qu’elle soulagera également les nombreuses familles des personnes tuées pendant le mandat de Rodrigo Duterte.The Conversation

Noel Morada a reçu des financements de Australian government for atrocity prevention research.