Les flagellants du livre

Monsieur Nostalgie nous parle ce dimanche de la multiplication des salons du livre dans toutes les communes de France et de l’auteur comme variable d’ajustement de l’agenda municipal… L’article Les flagellants du livre est apparu en premier sur Causeur.

Avr 6, 2025 - 14:45
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Les flagellants du livre

Monsieur Nostalgie nous parle ce dimanche de la multiplication des salons du livre dans toutes les communes de France et de l’auteur comme variable d’ajustement de l’agenda municipal…


Ils sont partout ! Aucun département n’échappe à ce fléau des temps modernes. Le salon du livre est en phase de remplacer la brocante au calendrier culturel. Tous les villages de France célèbrent la « littérature » et promeuvent la lecture à bon compte. Associatif, caritatif, commercial ou hédoniste, peu importe la forme qu’il prend, le salon est le point d’orgue d’une saison triste. Il est annonciateur des beaux jours, il s’intercale dans les périodes creuses comme longtemps la philatélie et la numismatique ont tenu lieu de salle d’attente avant les comices agricoles colorés et les concerts d’été.

Un salon du livre réussi demande une longue préparation, une année souvent, et des dizaines de bénévoles à la manœuvre qui ne ménagent pas leurs efforts. Ils sont admirables d’abnégation et d’engagement. Ils ont foi dans l’imprimé. Sans eux, la fête tournerait à la punition. Une ville qui n’aurait pas aujourd’hui à son agenda un tel événement passerait pour inculte, voire mesquine, à la limite réactionnaire. Il n’y a pas que la déchetterie ou le trail pour faire venir des visiteurs. L’attractivité d’un territoire passe par le livre même si, avouons-le, la course à pied est un concurrent sérieux qui draine des centaines de participants payants. La littérature a aussi les moyens de vous faire suer sans bouger de votre chaise, elle est d’un immobilisme largement énergivore. Le salon du livre est donc une invention assez machiavélique censée aider les écrivains et les librairies indépendantes ou les grosses enseignes, souvent partenaires de la manifestation, à « doper » leur activité. Sur le papier, tout le monde est gagnant, on comble aisément un week-end au mois de mai ou de novembre, entre les rifles et le marché de Noël. Le maire en place n’y voit que des avantages. Passer pour un érudit au pays de Montaigne, c’est prendre une avance certaine sur son adversaire lors d’une prochaine élection. Nos ministres « écrivent » bien des livres, alors pourquoi l’édile de base ne pourrait pas profiter d’un vernis littéraire pour asseoir son autorité ? Et surtout, l’ensemble des acteurs de cette farce a le sentiment profond de faire quelque chose de bien et d’utile… Qui ne voudrait pas aider un auteur dans le besoin ? Un éditeur aux abois ? Un libraire sur la sellette ? Le livre efface les différences sociales et met un peu de hauteur dans le marasme actuel. Il est éthiquement inattaquable, il est le socle des vieilles nations pensantes. Personne ne peut être contre son ruissellement.

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Alors, chacun se rend au salon de son canton avec une ferveur toute citoyenne, l’impression d’agir pour le bien de sa communauté, presque l’air cérémonial, la Pléiade nous regarde. On va au salon comme jadis aux urnes, en famille, endimanché et maladroit face à cette population étrange. Car, nous allons rencontrer une race à part, une profession aussi hasardeuse que le trapèze volant que l’on nommera par commodité de langage : écrivain. Devant celui qui a choisi d’écrire au lieu de gagner honnêtement sa vie, on se sent penaud. Intimidé par l’irresponsabilité de cette personne hors-sol qui refuse la fiche de paie mensuelle et les tickets « restaurant ». Un fou ? Un saint ? Non, un altruiste qui préfère passer un week-end loin des siens, dans une bourgade inconnue au milieu d’autres inconnus. Un explorateur, en somme. L’édification d’une œuvre dépasse les contingences matérielles et oblige à des concessions. Quand on a la chance d’appartenir à ce clan de parias, ces barbouilleurs de mots qui, de ville en ville, trimballent leurs bouquins comme des commis voyageurs leurs modèles d’exposition, à la manière d’un Jean-Pierre Marielle dépliant ses pébroques dans une arrière-boutique de province, on est un peu des héros de la déveine permanente. On patiente des heures dans des gymnases ou des médiathèques Pablo Neruda dans l’espoir de capter un regard. Miracle de la solitude, une sorte de solidarité rieuse se noue entre tous ces naufragés. Appelez ça instinct grégaire ou second degré, on se tient chaud. On ironise sur notre sort. Et on se marre franchement à défaut de vendre. Il n’y a plus de barrières entre l’illustrateur, le romancier régionaliste, le cycliste à la retraite ou l’érotomane de service. On fait bloc. Bien sûr, le salon du livre est notre mur des lamentations. On se plaint des avances dérisoires, des journalistes qui ne lisent plus, des courants d’air, du café froid et des frites molles.

Indignes, nous le sommes assurément. Egoïstes et provocateurs, on ne pense qu’à notre petit confort car nous savons, dès l’ouverture, que nous ne signerons pas encore ce soir. Le salon du livre est un jeu de dupes admis par tous. Il y a les vedettes, trois ou quatre, et leurs files interminables de fans. Le public est venu pour eux, spécialement. Personne n’y trouve à redire. Il faut bien des champions, une poignée d’athlètes pour croire à la magie du système et puis tous les autres pénitents que nous sommes. Nous faisons simplement partie du décor et finalement, c’est déjà pas mal. Quand vous croiserez un auteur derrière sa table, esseulé, les yeux dans le vide, se demandant s’il ne devrait pas entamer une formation de carreleur à cinquante ans au lieu d’insister dans l’écriture, adressez-lui seulement un salut amical. Merci pour nous !

Tendre est la province

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