Les auteurs transfuges de classe au Québec : entre influence des écrivains français et réflexions sur les langues

Les auteurs québécois de récits de transfuges de classe revendiquent l’influence des écrivains français tout en développant des thèmes propres à leur parcours dans la société canadienne.

Avr 21, 2025 - 20:08
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Les auteurs transfuges de classe au Québec : entre influence des écrivains français et réflexions sur les langues
Au Canada, les auteurs et autrices qui mettent en scène leur parcours de transfuge de classe s’interrogent souvent sur la manière de faire vivre dans l’écriture les langues de leur passé. Pexels, CC BY

La littérature québécoise est riche de romans et récits autobiographiques qui mettent en scène des parcours de transfuges de classe. Influencés par des auteurs français, d’Annie Ernaux à Édouard Louis, les écrivains canadiens explorent plus directement la thématique du plurilinguisme, notamment le changement de langue que peut produire le changement de classe sociale.


Le récit de transfuge de classe, narration d’un parcours de mobilité sociale ascendante, s’institutionnalise et se canonise en France dans les années 2020. Mais ce type de récit circule aussi dans l’espace francophone, notamment au Québec, où la question de la mobilité sociale recoupe plus directement qu’en France celle du plurilinguisme : si le changement de classe implique toujours un changement de variété de langue, souvent il impose de changer de langue tout court.

La littérature québécoise contemporaine est riche de romans et récits autobiographiques qui mettent en scène une ascension sociale. Bonheur d’occasion, de Gabrielle Roy (1945), classique récemment redécouvert aussi en France, en est le précurseur : ce roman en partie autobiographique est l’histoire d’une fille, issue du quartier populaire de Saint-Henri à Montréal, qui cherche, sans succès, à sortir de la pauvreté. Mais c’est surtout après « la Révolution tranquille » des années 1960, période de réformes progressistes qui entraînent des changements économiques, sociaux et politiques rapides, qu’on publie au Québec un grand nombre de récits et romans autobiographiques de la mobilité sociale, souvent écrits par des femmes issues de milieux défavorisés et ayant pu entrer en littérature par l’éducation.


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C’est en connaisseuse de cette tradition que Lori Saint-Martin (1959-2022), traductrice et professeure de littérature québécoise, écrit Pour qui je me prends, publié outre-Atlantique en 2020 et en France en 2023. Ce récit de transfuge de classe emprunte à la forme de l’autobiographie linguistique, ou « language memoirs » dans le monde anglo-saxon : il s’agit du récit de sa vie à travers les langues que l’on a apprises et avec lesquelles on a vécu.

Dans le texte de Saint-Martin confluent en effet la trajectoire de transfuge de classe de la narratrice, issue d’un milieu ouvrier de la ville anglophone de Kitchener, dans la province de l’Ontario, et sa trajectoire de translingue, autrice écrivant dans une langue seconde acquise tardivement. L’autrice se considère sauvée par sa passion pour la langue française, qui sera le moteur de son ascension sociale par les études :

« J’ai appris le français pour fuir l’anglais, fuir mon destin. […] Je suis une transfuge, une translingue. J’y ai mis du temps, j’y ai mis toute ma vie. »

Le changement de classe est rendu possible par l’apprentissage d’une nouvelle langue.


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L’influence des transfuges français

De manière générale, les récits de transfuge de classe québécois des dernières années semblent s’appuyer moins sur la tradition québécoise du roman social que sur le récit de transfuge de classe fortement institutionnalisé en France, comme le montre l’abondance de références à des auteurs français, particulièrement Annie Ernaux, Édouard Louis et Didier Eribon.

Les récits de transfuges de classe sont-ils vraiment politiques ?

Le récit de Lori Saint-Martin évoque ainsi, sans la citer, la figure d’Annie Ernaux, ne serait-ce que par l’emploi du mot « transfuge », revendiqué et popularisé par la Prix Nobel. Au début du récit, dans la phrase « J’arriverais où les miens n’étaient jamais allés, je les vengerais, je les trahirais », les verbes venger et trahir évoquent le paradoxe principal du récit de transfuge de classe, divisé entre la trahison des parents et la vengeance que constitue l’écriture, central dans l’œuvre d’Annie Ernaux.

Le récit Parler comme du monde, de l’Acadienne Annette Boudreau, une autre autrice qui vient du monde universitaire (dans ce cas, de la sociolinguistique), reprend, quant à lui, le procédé ernausien consistant à écrire à partir d’une photo d’enfance, devenu incontournable dans le récit de transfuge de classe, et cite explicitement sa source d’inspiration.

Jean-Philippe Pleau, journaliste montréalais, affirme au début de son Rue Duplessis que l’idée de ce récit lui est venue d’une interview avec Édouard Louis et ajoute plus loin que Didier Eribon, avec qui il a entretenu une correspondance, l’a encouragé à écrire son histoire. Un passage du même Édouard Louis est cité en exergue de la deuxième partie du roman autobiographique Là où je me terre, de Caroline Dawson (1979-2024), sociologue et écrivaine. Elle affirme ailleurs s’être inspirée de Retour à Reims, d’Eribon, qui lui rend hommage en retour dans une publication collective consacrée à son œuvre. Cet article est, enfin, repris comme préface de l’édition récente du roman de Dawson en France, qui contient aussi un mot introductif… d’Annie Ernaux.

Annie Ernaux en 2022 lors de la réception de son prix Nobel de littérature
Le mot « transfuge » a été revendiqué et largement popularisé par l’autrice Prix Nobel Annie Ernaux. Wikicommons, CC BY-NC-SA

Or, tous les auteurs canadiens cités sont émergents dans le champ littéraire, bien que reconnus dans d’autres domaines, comme la recherche universitaire et le journalisme : on voit par ces exemples à quel point, en se positionnant dans le sillage des récits de transfuges français, ces auteurs se construisent une filiation illustre et cherchent une caution de leur valeur littéraire.

Changer de classe, changer de langue

Les récits de transfuges au Québec exploitent particulièrement le lien entre changement de classe et changement de langue. La diglossie, c’est-à-dire la présence de deux variétés de langue hiérarchisées, qui correspondent au monde social d’origine et au monde social d’arrivée du narrateur, est omniprésente dans ce type de récit. Au Québec, l’écart entre le français québécois souvent dévalorisé et le français standard dont la norme s’établit en France hexagonale engendre le phénomène bien connu de l’insécurité linguistique, étudié puis raconté d’un point de vue personnel par Annette Boudreau dans Parler comme du monde.

À cette diglossie interne au français s’ajoute, dans certains cas, le face-à-face non seulement entre deux variétés de la même langue, mais aussi entre le français et une autre langue. On a vu que Lori Saint-Martin change de classe en changeant de langue et passe non seulement de l’anglais au français, mais de l’anglais populaire au français légitime :

« Mon anglais est clivé par la classe sociale, contrairement à mon français et mon espagnol, produits de mes études et non de mon enfance », écrit-elle dans Pour qui je me prends.

Caroline Dawson, arrivée à Montréal du Chili avec ses parents à l’âge de 7 ans, connaît aussi une trajectoire de transfuge qui est également une trajectoire translingue. Dans son cas, cependant, l’apprentissage du français à l’école provoque un éloignement douloureux du monde des parents et de l’enfance. Dans son ouvrage Là où je me terre, elle écrit :

« Le français devenait ma langue. Celle qui se superposerait lentement à l’espagnol, pourtant première et maternelle. Celle qui deviendrait une demeure. Celle qui me permettrait non seulement de dire, d’appréhender le monde mais aussi de m’éloigner des miens. De m’éloigner des miens sans les quitter. »

En plus de remplacer l’espagnol, le français instaure une séparation sociale entre la narratrice et ses parents :

« Je lisais désormais de la poésie et participais aux concours littéraires de mon école. La langue de la domination de ma mère était désormais devenue mon terrain de jeu. »

Les expériences de transfuge de classe et de langue se rejoignent et se télescopent.

Ces exemples montrent que le récit de transfuge de classe au Québec représente, plus fortement que son homologue français, le clivage de la conscience linguistique. Cette spécificité s’explique par la situation linguistique de cette province canadienne – francophone, mais entourée par l’anglais – et particulièrement de Montréal, ville bilingue et multiculturelle. Les auteurs et autrices transfuges mettent en scène la rencontre et, plus souvent, la confrontation entre les langues et s’interrogent sur la manière de faire vivre dans l’écriture les langues de leur passé.The Conversation

Sara De Balsi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.