Intelligence artificielle ou bêtise humaine?

Personne ne sait quel type d’humain va découler de l’usage quotidien de l’IA. Ce qui est sûr, c’est qu’en recensant toutes les connaissances, elle propose un savoir prémâché et standardisé qui n’encourage pas à la « gymnastique intellectuelle ». La libre pensée et l’érudition vagabonde seront-elles la chasse gardée des gens « bêtes » ?... L’article Intelligence artificielle ou bêtise humaine? est apparu en premier sur Causeur.

Avr 21, 2025 - 22:48
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Intelligence artificielle ou bêtise humaine?

Personne ne sait quel type d’humain va découler de l’usage quotidien de l’IA. Ce qui est sûr, c’est qu’en recensant toutes les connaissances, elle propose un savoir prémâché et standardisé qui n’encourage pas à la « gymnastique intellectuelle ». La libre pensée et l’érudition vagabonde seront-elles la chasse gardée des gens « bêtes » ?


Face à l’arrivée de l’IA sur le marché planétaire, il y a ceux qui se préparent ou sont déjà prêts, et ceux qui font mine de résister tout en sachant qu’il leur faudra tôt ou tard en passer eux aussi par là. Car l’avancée irrésistible de l’IA – voyez avec quelle familiarité on en parle déjà ! – pourrait bien être aussi celle des Titans annoncée par Ernst Jünger[1]. Un Titan, vraiment, le très courtois ChatGTP qui vous répond toujours de manière si calme et mesurée ? L’intelligence est chez lui dépassionnée, limpide, et c’est très rassurant d’avoir affaire à un anthropoïde dont le discours paraît nettoyé des miasmes humains. Les ados déjà en raffolent et le consultent pour un oui et pour un non comme s’il était leur ami, leur coach, leur doudou consolateur en cas de gros chagrin. Rien n’oblige après tout à faire un usage intelligent de l’intelligence, artificielle ou pas ! Mais on juge finalement l’arbre à ses fruits et l’IA parviendra peut-être à réaliser ce que l’intelligence naturelle n’a pas accompli : faire reculer la bêtise humaine dont les ravages sont eux aussi titanesques.

L’ancienne culture face à l’intelligence prédigérée

De la bêtise on dit communément qu’elle est un « manque d’intelligence », et point n’est besoin d’avoir un quotient intellectuel surdimensionné pour faire ce constat. S’il s’agit d’un déficit en matière d’informations, et non de déficience mentale, l’instruction et la culture avaient jusqu’alors pour mission de l’atténuer, et parfois même de le combler par des exercices appropriés qui soumettaient les informations reçues à une « gymnastique intellectuelle » capable de les digérer, de les assimiler. Du moins en était-il ainsi dans l’ancien monde. Dans le nouveau, en revanche, l’IA se charge de recenser et organiser les connaissances que l’utilisateur n’aura plus qu’à gérer comme il le veut, ou selon l’esprit du temps. Mais le pourra-t-il, n’ayant pas participé à l’élaboration de ce produit prédigéré ? Il y a même à parier que l’IA exercera une fascination telle que certains de ses utilisateurs se sentiront investis d’une surpuissance égale à la sienne, tandis que d’autres seront accablés par leur impuissance à savoir tout sur tout.

Car l’IA prolonge et réalise en fait le vieux rêve des métaphysiciens de l’âge classique désireux de mettre au jour un savoir intégral, total, et cela en effectuant des « dénombrements entiers » (Descartes) dans tous les domaines du savoir ; ces connaissances une fois interconnectées prenant alors la forme d’une vaste « combinatoire » (Leibniz) à l’image de l’Intellect divin. C’est le fantôme de l’Omniscient dont le regard, disait Nicolas de Cues[2], vous suit où que vous soyez, à qui l’IA offre une nouvelle vie. Pourquoi ne saurait-elle pas tout sur vous, et même ce que vous ignorez encore de vous-même ? Car de ces combinaisons multiples surgissent des informations neuves prouvant que l’IA est capable de prospecter, d’inventer. Aussi peut-on la comparer à un faisceau lumineux suffisamment puissant pour expulser l’erreur, et interdire à l’esprit humain de proférer des bêtises. Mais c’est méconnaître la bêtise, attachée à l’intelligence comme le parasite à sa proie : « Si la bêtise ne ressemblait pas à s’y méprendre au progrès, au talent, à l’espoir et au perfectionnement, personne ne voudrait être bête », écrivait Robert Musil[3].

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La bêtise, ce miroir grimaçant de l’intelligence

Si l’intelligence permet de résoudre un problème, de s’adapter, nul doute que la bêtise en est la caricature et rapproche les benêts, les nigauds et les niais des bêtes qui sont dépourvues de cette capacité. Que de types humains la bêtise pourtant façonne alors que l’intelligence semble les réduire à un prototype unique ! L’homme intelligent paraît en effet taillé d’une seule pièce, tendu comme un arc par son effort de compréhension et sa volonté de venir à bout des difficultés. Que va-t-il devenir quand l’IA l’aura mis au chômage technique, et convaincu de la vanité de ses efforts ? La dépression probablement l’attend, tandis que le terrain sera libre pour que les faiblards de l’intellect reprennent espoir et offrent le spectacle de leur époustouflante diversité. Car la sottise n’est pas l’idiotie, ni l’imbécillité la stupidité. On peut dire des inepties, mais sont-elles pour autant des conneries ? Et si la paroi est parfois mince entre bêtise et folie, il vient toujours un moment où le « fol » apporte la preuve qu’il n’est pas un dément. Il y aurait par ailleurs beaucoup à dire sur la possible « bêtise » des gens intelligents… Que pourra l’IA face à cette faune pittoresque, vagabondant sur le terrain vague déserté par les surdoués, les pragmatiques qui se reconnaîtront dans ce nouvel et puissant artefact dont la conception même valorise la mégalomanie humaine, et la bêtise qui lui est associée ?

Des bienfaits, l’IA en apportera aussi nécessairement, et on les énumère déjà dans le domaine médical, spatial, et dans tout secteur de la recherche où il convient d’affûter les diagnostics et de gagner du temps dans le recoupement des informations. Mais personne ne sait quel type humain va fabriquer l’usage devenu quotidien de l’IA : sera-t-il encore doté de sensibilité, d’empathie, ou gagné par une froideur calculatrice et une habileté manipulatrice ? Car des facilités, l’IA en apportera, dont on pressent les ravages dès lors que la tâche de l’intelligence ne sera plus de rendre compte avec pertinence et acuité du réel, mais d’en jouer de mille et une manières jusqu’à en dissoudre les contours. Et si l’intelligence artificielle finit un jour par convaincre les êtres humains de leur inutilité, hormis comme programmateur et utilisateurs de ce qui les détrône, on pourrait même en arriver à penser qu’il est beaucoup plus stimulant d’être « bête » comme on l’entend, qu’intelligent comme l’IA prétend nous imposer de l’être.


[1]. Ernst Jünger (avec Antonio Gnoli et Franco Volpi), Les Prochains Titans, Paris, Grasset, 1998.

[2]. Nicolas de Cues, Le Tableau ou la Vision de Dieu (trad. A. Minazzoli), Paris, Cerf, 1986.

[3]. Robert Musil, « De la bêtise », Essais (trad. P. Jaccottet), Paris, Seuil, 1984, p. 296.

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