L’« Attaque des Titans » au cinéma : regard dystopique sur les dilemmes moraux de notre époque

L'adaptation en animé du manga l’« Attaque des Titans » interroge les dilemmes moraux d’un monde en crise. À travers cette dystopie, l’œuvre d’Hajime Isayama invite à réfléchir sur notre avenir.

Mar 5, 2025 - 09:23
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L’« Attaque des Titans » au cinéma : regard dystopique sur les dilemmes moraux de notre époque
Plus de 140 millions de tomes de « L’Attaque des Titans » ont été vendus dans le monde. Kodansha/HK/AOTF

Après 10 ans d’écriture, 140 millions de tomes du manga vendus et des millions de fans de la version animée, l’histoire de l’Attaque des Titans se clôt une troisième fois, cette fois au cinéma, avec « La dernière attaque ». Ce film de Yuichiro Hayashi, réalisateur de l’animé basé sur le manga de Hajime Isayama, présente un montage des deux derniers épisodes de la saga. Il sera exclusivement projeté dans les salles, les 1er et 2 mars 2025.


« Qui veut la fin doit vouloir aussi les moyens avec son cortège d’horreur et de crimes. » Tel un mantra, ces mots de Léon Trotski résument l’essence de L’Attaque des Titans (Shingeki no Kyojin en VO). L’œuvre traite en effet de nombreux dilemmes moraux avec une grande violence. Via sa diffusion sous forme de manga, d’animé et au cinéma, elle a touché des millions de personnes sur la planète, principalement issues des générations Z et Alpha. L’adhésion d’une grande partie des fans à sa philosophie radicale suscite des interrogations.

Cet article contient des spoilers sur la fin du film.

L’Attaque des Titans : une œuvre prophétique anti-manichéenne

Œuvre dystopique d’anticipation sociale, L’Attaque des Titans décrit, à travers 36 tomes ou 94 épisodes, le parcours prophétique d’Eren Jaëger. Ce jeune réfugié est issu d’une population enfermée derrière ses propres murs, seul moyen de survie face à une menace implacable : les Titans. Ces créatures humanoïdes gigantesques et dépourvues d’intelligence mesurent entre 3 et 60 mètres. Leur origine et leur objectif restent inconnus au début, mais il semble évident que leur fonction est d’éradiquer l’humanité.

Dès le premier tome, Eren, enfant, voit sa mère dévorée par l’un d’eux. L’introduction est limpide, la violence crue, le message clair : l’humanité est en sursis. De super prédateur et principal agent d’extinction de la planète, l’être humain se retrouve réduit à une proie, terrée, avec la survie pour seul but.

Kodansha/HK/AOTF

À mesure que l’histoire progresse, Eren passe d’un enfant désirant exterminer tous les Titans à un adolescent capable de se transformer en Titan lui-même, utilisant ses capacités pour servir ses fins. C’est là que le dilemme moral central de l’histoire se dessine : la fin justifie les moyens. Tout au long du récit, Eren Jaëger et ses frères d’armes seront confrontés à une multitude de choix dichotomiques amoraux… et le lecteur ou spectateur avec eux.


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À la fin, Eren achève son odyssée en devenant un antagoniste esseulé, porteur de l’Apocalypse. Exit le combat pour la survie de l’humanité revendiqué inlassablement pendant la majeure partie de l’œuvre. Celle-ci se voit piétinée, au sens véritable du terme. Le jeune protagoniste estime que la seule solution pour détruire l’origine du Mal réside dans l’anéantissement de 80% de l’humanité, incapable de sortir des conflits et rancœurs qui la divisent depuis 2 000 ans. Dans cet Armageddon, bien et mal se confondent pour survivre à la fin d’un monde. Et là, naît une question cruciale : Eren Jaëger a-t-il raison ?

Cette question, politiquement incorrecte il y a encore quelques années, trouve aujourd’hui son public. La justification d’un tel extrême, transposée à notre réalité, fleurit sur les réseaux sociaux. Le dilemme moral est profond, même s’agissant d’une œuvre fictionnelle pour adolescents et adulescents. Cette mise en avant d’un héros antagoniste qui éradique 80 % de l’humanité, tel un messie, témoigne des mutations morales de notre époque. L’Attaque des Titans n’est pas le seul phénomène culturel à exploiter ces questions.

L’attaque préalable d’un autre Titan : Thanos (Avengers Infinity War)

En 2018, pendant qu’Hajime Isayama écrit son manga, un autre phénomène culturel mondial clôt un arc de 10 ans et 23 films : le _Marvel Cinematic Universe (MCU) : Les Pierres de l’Infini_. Dans le 19e film, Avengers Infinity War – qui a fait 2 milliards de dollars de recettes, soit le 5ᵉ meilleur score de l’histoire à ce jour – les motivations profondes de l’antagoniste principal, Thanos (le Titan fou), déstabilisent les spectateurs et font débat au moment de la sortie.

Trois ans avant Eren Jaëger dans L’Attaque des Titans, Thanos annihile 50 % du monde vivant dans le but de rétablir un équilibre socio-écologique universel. Une justification qui, contre toute attente, fonctionne dans un contexte où l’impact écologique de l’Homme est un sujet mondial sensible. Le climax du film balaie la détresse des protagonistes (adulés dans les 18 précédents films) et présente un antagoniste terminant sereinement son existence, après la réussite de son inéluctable mission. Ce final, bien que moins cru et violent que celui de L’Attaque des Titans, développe une idéologie similaire, rare dans ce genre cinématographique à large public : la fin de l’humanité comme solution aux maux du monde.

Mais, à l’inverse du mangaka japonais, les réalisateurs américains, les frères Russo, n’assumeront pas jusqu’au bout cette fin. Moins d’un an après, Avengers Endgame, sa suite – qui était prévue – sort au cinéma. À coup de voyages dans le temps, les protagonistes effacent littéralement la fin du précédent film et remettent tout en ordre. Ils tuent (deux fois) un Thanos dépourvu de toute la profondeur du volet précédent et offrent un habituel et rassurant Happy End.

Toutefois, l’inception réalisée en 2018 demeure et les communautés de fans n’oublient pas. L’idée d’une éradication douce de l’humanité comme solution aux maux de la planète fleurit sur les réseaux sociaux avec le hashtag « #Thanosavaitraison » (#Thanoswasright en VO). Marvel l’inclura d’ailleurs par la suite dans ses productions, tel un clin d’œil. Mais trois ans après, cette légèreté ne se retrouve pas dans L’Attaque des Titans et en mars 2025 au cinéma, la fin ne sera pas aussi douce.

Les Titans : porteurs de lumière pour les générations futures ?

Depuis une dizaine d’années, films et séries assouplissent le paradigme manichéen sur lequel nos sociétés reposent. L’essor du streaming, qui a permis à L’Attaque des Titans de connaître son succès mondial, y est pour beaucoup. L’un des exemples représentatifs de cette tendance est la relecture du mythe de Lucifer dans les séries récentes (comme Supernatural, Preacher ou Lucifer). L’ange déchu émanant de la liturgie chrétienne y est présenté comme un personnage cool, voire bienveillant. Ces représentations évolutives se reflètent dans la société.

Par exemple, en 2020, un jeune couple britannique a nommé son fils Lucifer, un prénom interdit dans plusieurs pays, dont la France ou encore l’Allemagne.

En lien avec l’évolution des mœurs sociales, L’Attaque des Titans interroge donc les spectateurs sur les dilemmes moraux qui pèseront sur les générations futures. Face aux crises de notre monde, l’œuvre de Hajime Isayama nous invite à réfléchir à notre avenir et à l’amenuisement des solutions acceptables pour le sauvegarder. Sans révéler les dernières cases du manga et secondes du film, la sombre mise en garde inspirée de la Seconde Guerre mondiale tâche d’illuminer l’esprit des générations futures face à l’horreur d’une « solution finale ».

Aujourd’hui, les ressources planétaires diminuent et les populations ne cessent de croître. Tel un Titan, l’être humain semble fouler cette Terre sans regarder ce qu’il reste après son passage… Au-delà de son succès populaire, la profondeur de l’œuvre d’Hajime Isayama revêt un caractère prophétique et nous invite à nous poser une question décisive : que seront le bien ou le mal quand il n’existera plus qu’une seule fin ?The Conversation

Julien Jouny-Rivier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.