Curtis Yarvin, idéologue du trumpisme et de la fin de la démocratie

Curtis Yarvin est la figure intellectuelle de la galaxie trumpiste. Son projet « néoréactionnaire » veut en finir avec l’idée démocratique et propose de structurer le gouvernement comme une entreprise dirigée par un monarque absolu.

Mar 23, 2025 - 09:16
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Curtis Yarvin, idéologue du trumpisme et de la fin de la démocratie

Curtis Yarvin est la figure intellectuelle qui émerge de la galaxie trumpiste. Son projet politique, défini comme « néoréactionnaire », propose d’en finir avec l’idée démocratique et de structurer le gouvernement comme une entreprise dirigée par un monarque absolu.


Depuis l’investiture de Donald Trump et ses premières mesures de gouvernement, émerge le nom d’un mouvement intellectuel qui serait l’inspiration secrète de la nouvelle administration : la néoréaction, aussi désignée par l’expression « Lumières sombres » (Dark Enlightenment). À la tête de ce mouvement, le blogueur Curtis Yarvin, très proche de Peter Thiel, de Marc Andreessen (milliardaire et conseiller informel du président), mais aussi des cadres politiques comme J. D. Vance et Michael Anton. Yarvin aurait ainsi favorisé l’ascension politique d’Elon Musk et serait notamment à l’origine du plan Gaza.

Il semble difficile, à brûle-pourpoint, de déterminer avec précision l’influence des idées néoréactionnaires sur la nouvelle administration, ce qui supposerait de mener une enquête de terrain. Néanmoins, nous pouvons dès maintenant nous intéresser à la pensée néoréactionnaire.

D’où vient-elle ? Quelles sont ses propositions normatives ? En d’autres termes, en quoi consiste la théorie politique néoréactionnaire qui semble inspirer les premières mesures de la nouvelle administration ?

D’où vient la néoréaction ?

Pour saisir toute la spécificité du courant néoréactionnaire, il faut accepter de la voir comme une véritable contre-culture intellectuelle. La néoréaction émerge sur Internet, à travers des blogs et des forums, mais aussi à travers la rencontre virtuelle de deux figures clés : Curtis Yarvin et Nick Land. Nous pouvons isoler deux moments fondateurs dans la structuration de la constellation néoréactionnaire.

En avril 2007, Curtis Yarvin, un ingénieur américain, lance son blog Unqualified Reservations sous le pseudo Mencius Moldbug. Son premier texte, « A Formalist Manifesto », annonce avec grande clarté son projet politique. Yarvin se présente comme un libertarien convaincu, mais déçu. Le libertarianisme, qui vise la limitation ou la disparition de l’État au profit d’un libéralisme dérégulé, est « une idée évidente » qui « n’a jamais pu être appliquée en pratique ». L’erreur des libertariens est, selon lui, de voir leur idéologie comme « l’apogée de la démocratie », alors que celle-ci est fondamentalement « inefficace et destructrice » (Yarvin reconnaît à ce titre sa dette à l’égard de Hans-Hermann Hoppe, disciple de Rothbard).


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Entre 2007 et 2008, grâce à un style provocateur et une grande productivité, Yarvin se constitue un contingent de lecteurs – principalement issu des cercles libertariens états-uniens. Rejetant avec fermeté le progressisme comme étant l’une des raisons pour lesquelles nous ne parvenons pas à nous défaire de l’absurdité démocratique, Yarvin se définit lui-même comme réactionnaire, ou même néo, post ou ultraréactionnaire. C’est le terme néoréactionnaire qui sera repris, à partir de 2010, pour décrire la néoréaction comme un mouvement intellectuel à part entière.

Le second moment tient à la découverte de Yarvin par Nick Land. Ce dernier est un ancien philosophe de l’Université de Warwick, figure de proue du CCRU, un collectif intellectuel d’avant-garde. Défendant une perspective « accélérationniste », Land critique le « misérabilisme » d’une gauche qui essaie vainement de contenir les effets néfastes du capitalisme, il faudrait au contraire épouser son mouvement et l’accentuer. Son accélérationnisme inconditionnel le pousse à adopter une position procapitaliste et à s’intéresser à la pensée de Yarvin. À partir de mars 2012, sur son blog Urban Future (depuis supprimé), il lui consacre une série d’articles intitulée « The Dark Enlightenment ». Cette série d’articles va conférer à la néoréaction une véritable notoriété en ligne et lui permettre de se constituer comme une contre-culture intellectuelle.

La théorie politique néoréactionnaire

S’il est une théorie politique néoréactionnaire, elle est à trouver sous la plume de Yarvin qui annonce l’ambition, dès son premier article, de « construire une nouvelle idéologie ». Si Yarvin la présente comme un dépassement du libertarianisme, il la décrit comme formaliste et néocaméraliste. Essayons d’expliquer ces termes.

L’élément fondamental de la pensée de Yarvin est la question de l’efficacité des systèmes politiques. Un modèle politique est bon s’il parvient à éviter la violence, c’est-à-dire l’apparition de conflits dont l’issue est incertaine. En cela, la politique est une lutte entre ordre et chaos au sein de laquelle « le bien, c’est l’ordre ».

Toute autre question, comme la pauvreté et le réchauffement climatique, est insignifiante. Il ne s’agit pas de réimaginer un ordre social plus juste, mais d’affermir l’ordre existant. Cette approche, que Yarvin nomme formalisme, n’a d’autre souci que de construire une ingénierie politique efficace.

C’est dans cette perspective formaliste que Yarvin analyse l’État américain comme une gigantesque entreprise complètement engluée dans son inefficacité. Parce que le personnel politique est enferré dans une mystique démocratique et dans une obsession de justice sociale, la politique américaine manque de cohérence. Personne ne sait vraiment qui est aux commandes, ni dans quel but.

Afin de régler le problème, Yarvin propose d’en finir avec l’idée démocratique et de restructurer le gouvernement sur le mode d’une entreprise souveraine (une SovCorp) dont la direction serait confiée à un PDG. Celui-ci prendrait les décisions gouvernementales les plus efficaces pour assurer la prospérité de l’État. Et si vous n’êtes pas satisfaits du service que propose ce gouvernement, vous n’avez qu’à vous en trouver un autre.

Pour Yarvin, cette réponse formaliste revient tout simplement à rétablir la monarchie absolue. En ce sens, il se déclare « royaliste », ou « restaurationniste », et considère que le PDG du gouvernement-entreprise n’est rien d’autre qu’un monarque.

Selon lui, la monarchie est une forme politique extrêmement stable, contrairement à la démocratie. Yarvin nomme son modèle « néocaméralisme », en référence au caméralisme de Frédéric II de Prusse (théorie mercantiliste, adossée à la monarchie, visant à accroître la prospérité économique de l’État).

Néanmoins, le caméralisme n’est pas le seul modèle auquel Yarvin se réfère. Les cités-États comme Dubaï ou Singapour sont, selon lui, des prototypes des futurs États néocaméralistes.

Éviter les confusions : néoréaction, conservatisme, « alt-right », « accélérationnisme »

Afin de ne pas se méprendre sur la nature idéologique de la pensée néoréactionnaire, il est important d’éviter certaines confusions intellectuelles.

Tout d’abord, bien que Yarvin soit un défenseur de l’ordre, nous n’avons pas affaire à une simple pensée conservatrice. Yarvin ne promeut pas la préservation de valeurs morales ou religieuses (il se présente d’ailleurs comme athée, ou non théiste).

Il condamne violemment les conservateurs qui, en miroir des progressistes, sont incapables de penser le pouvoir tel qu’il est. Selon Yarvin, les conservateurs sont consubstantiellement arrimés à la démocratie. Le caractère réactionnaire de la pensée de Yarvin se traduit dans une volonté de dissoudre le politique dans une ingénierie économique autoritaire (il loue à ce titre, la prospérité et l’« absence de politique » à Singapour, à Dubaï et à HongKong).

Si la néoréaction et l’alt-right partagent le refus du conservatisme traditionnel, ces deux courants ne nous semblent pas se confondre pour autant.

L’alt-right est populiste et à tendance suprémaciste, dans le sens où certaines composantes affirment clairement l’idée d’une supériorité raciale blanche. La néoréaction est, quant à elle, essentiellement formaliste et élitiste. Les néoréactionnaires méprisent le populisme comme étant fondamentalement démocratique : s’il y a un changement politique, il ne pourra venir que d’en haut.

Bien entendu, ces deux constellations intellectuelles ne sont pas imperméables et peuvent converger stratégiquement. Ainsi, lorsque Yarvin se défend de compter parmi les suprémacistes, il s’empresse de préciser qu’il les lit avec attention.

La néoréaction est parfois assimilée à l’« accélérationnisme » du fait de ses liens avec Nick Land. Si ces tendances convergent, il faut néanmoins être précis. Land est accélérationniste avant d’être néoréactionnaire. S’il considère la néoréaction comme un instrument efficace de destruction du « grand mécanisme de freinage » qu’est le progrès, elle reste un « accélérationnisme avec un pneu à plat » (« Re-Accelerationism », publié sur le site XenosystemNet, le 10 décembre 2013, depuis supprimé). Inversement, si Land a incontestablement contribué à sa popularité, Yarvin ne le cite pas et reste perméable à une perspective accélérationniste. La pensée néoréactionnaire est avant tout une pensée de l’ordre.The Conversation

Arnaud Miranda ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.