Cambodge : 50 ans après la destruction khmère rouge, les voix inaudibles des Cambodgiens
Comment se reconstruire après un génocide ? À l’occasion du cinquantenaire de la prise de Phnom Penh, braquons le projecteur sur la singularité de la résilience de la société cambodgienne.

C’était il y a cinquante ans. Les Khmers rouges, sous les ordres de Pol Pot, prenaient Phnom Penh, faisant basculer le Cambodge dans l’horreur. Un quart de la population n’a pas survécu à ces quatre années de régime génocidaire. Comment une société se reconstruit-elle après un génocide ? L’anthropologue Anne Yvonne Guillou, qui vient de publier Puissance des lieux, présence des morts. Sur les traces du génocide khmer rouge au Cambodge (Société d’ethnologie, 2025), s’attache à comprendre la singularité de la résilience de la société cambodgienne, bien éloignée de la lecture occidentale de ce génocide.
Le 17 avril 1975, les combattants communistes cambodgiens, ceux que l’on surnomme les Khmers Rouges, entraient victorieux dans Phnom Penh, soutenus par leurs alliés vietnamiens. Au terme d’une révolution maoïste devenue totalitaire, génocidaire et ultranationaliste durant les quatre années (ou presque) qui ont suivi, près de deux millions de personnes ont disparu (soit environ un quart de la population d’alors), emportées par les exécutions, la faim, les maladies non soignées, l’excès de travail et les mauvais traitements.
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Le 7 janvier 1979, l’armée vietnamienne renversait l’ancien camarade cambodgien et installait au pouvoir un nouveau régime communiste. Celui-ci, après maintes transformations et péripéties, se trouve toujours à la tête du Cambodge.
Un temps figé sur l’instant génocidaire
Pour la grande majorité des Occidentaux, il reste de cette période quelques images déclenchant instantanément la sidération. Celles de jeunes combattants en noir hurlant leur joie, grimpés sur des chars défilant dans les rues de Phnom Penh.
Celles, aussi, du film la Déchirure et des champs de la mort qui donnent à ce long-métrage américain de 1984 son titre d’origine, The Killing Fields.
Celles, encore, alimentant la « bureaucratie de la mort », de prisonniers et prisonnières du centre de détention S-21, regardant l’objectif et rencontrant, sur l’autre rive de l’histoire, notre propre regard effaré (voir le très beau texte à ce sujet de Lindsay French, « Exhibiting terror », dans l’ouvrage dirigé par Mark Philipp Bradley et Patrice Petro, Truth Claims. Representation and Human Rights, New Brunswick, NJ/London, Rutgers University Press, 2002, pp. 131‑155).
Ces instantanés font désormais partie de l’iconographie mondiale et demeurent des points d’entrée de la compréhension du régime khmer rouge par les médias occidentaux et leur public. De fait, ils occultent les quatre années passées sous le joug totalitaire et les expériences quotidiennes des Cambodgiens eux-mêmes, y compris leur lente reconstruction sur le très long terme.
Après la chute de Pol Pot, le grand public occidental a perçu le Cambodge à travers deux filtres médiatiques qui se sont succédé dans le temps, d’abord celui de l’« urgence humanitaire » des années 1980-1990, puis celui du « traumatisme » des années 2000-2010. En effet, les recherches montrent clairement qu’avant la décennie 2000, le thème du traumatisme est absent des rapports rédigés par les équipes médicales visitant le Cambodge.
Marché humanitaire, lecture en termes traumatiques
Le secteur humanitaire, toujours à la recherche de financements occidentaux, a trouvé dans l’atrocité du Kampuchéa démocratique (nom officiel du Cambodge sous Pol Pot, ndlr) et dans ses conséquences désastreuses un terreau favorable à son développement sans précédent. Au-delà de quelques belles réussites, émanant d’ONG professionnelles à l’expertise solide (comme Médecins sans frontières ou Save the Children, par exemple), son impact réel n’a jamais été prouvé. L’action humanitaire, pléthorique, a néanmoins contribué à fixer durablement l’image d’un pays martyr, exsangue, impuissant, porté à bout de bras par l’aide occidentale et dont le statut de victime importait finalement plus que les causes de sa situation.
Or, dans les années 1980, le gouvernement cambodgien déplorait, quant à lui, l’isolement punitif du Cambodge – un isolement dans lequel il voyait l’une des causes de sa pauvreté.
En effet, l’invasion du Cambodge par les troupes vietnamiennes, fin 1978, et l’occupation militaire qui en avait résulté, jusqu’en 1988, avaient interdit au nouveau régime toute reconnaissance occidentale. Le siège du Cambodge à l’ONU avait dès lors été attribué à la résistance, composée de trois factions, dont celle du Kampuchéa démocratique (dite des Khmers Rouges). La situation avait perduré jusqu’aux accords de paix signés en octobre 1991 à Paris.
La perception du Cambodge a encore évolué à partir des années 2000. La population cambodgienne est alors devenue, dans les milieux occidentaux, la figure d’une population sévèrement et massivement atteinte de troubles psychologiques nécessitant des soins dont elle ne disposait pas et qu’il fallait lui fournir.
Les procès ouverts par les Chambres extraordinaires auprès des tribunaux cambodgiens, sous tutelle onusienne à partir de 2007, pour juger les principaux dirigeants du régime khmer rouge encore en vie, ont largement contribué à donner cette lecture de la société postgénocidaire. Mis en place plus de trente ans après les faits commis, leurs fonctions mémorielle, historique et réparatrice ont été particulièrement mises en avant alors que leur fonction pénale était sans doute moins mise en lumière.
Ainsi, les réparations collectives accordées par les Chambres aux parties civiles ont consisté en œuvres mémorielles et en accès à des soins psychologiques. Or, sans nier la réalité des destructions et des deuils, il apparaît, lorsqu’on analyse précisément les rapports et les statistiques disponibles, que le syndrome de stress post-traumatique n’était pas massivement répandu dans la population générale au Cambodge (la situation des diasporas ayant vécu une double rupture, celle du régime khmer rouge puis celle de l’exil, est spécifique).
Ces lectures dominantes ont occulté d’autres réflexions sur les traces du régime khmer rouge, dix, vingt, cinquante ans après. Elles ont surtout rendu inaudibles les Cambodgiens eux-mêmes : leur perception propre de leur passé, le sens qu’ils donnent à cette période et les actions qu’ils ont mises en place dès les premiers jours de la libération et de la chute du régime khmer rouge.
C’est l’objectif de l’enquête ethnographique, réalisée en immersion et sur la longue durée, de 2006 à 2018, sur laquelle est basé mon ouvrage Puissance des lieux, présence des morts. Sur les traces du génocide khmer rouge au Cambodge, (2025).
Délaissant les interviews focalisées sur le régime khmer rouge, cette recherche appréhende ce qui fait le quotidien des gens vivant dans une région de l’ouest du Cambodge qui a particulièrement souffert (Pursat). Il s’agit de comprendre comment cette société s’est reconstruite après le génocide.
Les corps conservés par l’État
Dans les mois et les années qui ont suivi la fin du régime khmer rouge, alors que le Cambodge se trouvait dans un état de grand dénuement, soutenu et contrôlé par le Vietnam, l’État-parti a orchestré les premières actions commémoratives. Chaque district a reçu l’ordre de rassembler les restes humains et de les placer dans des ossuaires tenant lieu de mémoriaux.
Des cérémonies ont eu lieu régulièrement. Les restes des victimes, éparpillés sur l’ensemble du territoire, sont devenus en quelque sorte des propriétés d’État, que le nouveau régime conservait (et conserve toujours aujourd’hui) comme des preuves du génocide, dans un contexte international d’isolement diplomatique du Cambodge. À Phnom Penh, un musée du Génocide a été créé à la même époque dans l’enceinte de la principale prison politique, S-21.
Des dispositifs de résilience très actifs
Alors que les restes des victimes étaient transformés en « corps politiques » par l’État en tant que preuves de crimes, les familles ont dû organiser leur deuil sans la présence des corps. Toute l’attention et le soin des survivants se sont alors portés sur la part immatérielle de ces morts.
Il se trouve que le Cambodge se livre depuis des centaines d’années à une grande cérémonie annuelle des défunts d’inspiration indienne. C’est une originalité khmère dans la région sud-est asiatique, par la longueur et l’importance de ce rituel. Pendant quatorze jours et quatorze nuits, au mois luni-solaire de septembre-octobre, les monastères bouddhiques du Cambodge (et de la diaspora) ouvrent grandes leurs portes pour accueillir les défunts de toutes sortes, morts errants comme ancêtres familiaux, venus à la rencontre des vivants (certains morts errants restent aux portes du monastère et ne peuvent y entrer pour des raisons karmiques).
Du point de vue des Cambodgiens, cette cérémonie a permis tout à la fois d’aider les victimes des polpotistes, de les réintégrer dans le grand cycle des renaissances en les extirpant du statut négatif de victimes et, enfin, de structurer une rencontre avec les vivants qui ne soit pas envahissante.
Car les défunts doivent pouvoir se séparer des vivants et suivre leurs parcours propres le reste de l’année. Cette immense rencontre, à laquelle tous et toutes se livrent peu ou prou, permet de penser aux défunts, de parler d’eux, notamment avec les moines qui reçoivent l’offrande, de retourner éventuellement sur les lieux de leur disparition et d’exprimer le chagrin.
D’autres dispositifs de résilience, ancrés dans la perception khmère du monde (faite d’éléments animistes, hindouistes, bouddhistes entre autres), ont permis aux personnes demeurant près des fosses communes ou d’anciens champs de massacres, ou même d’anciens ossuaires, d’organiser la cohabitation.
Les corps des disparus sont perçus comme positivement transformés par l’élément Terre (la déesse Terre est une déesse populaire au Cambodge). Certains de ces morts ont ainsi été transformés en esprits protecteurs avec lesquels les habitants communiquent, par les rêves notamment. D’autres lieux, perçus comme puissants dans la pensée animiste khmère, sont emplis d’une force spirituelle particulière qui persiste par-delà le temps sur de très longues périodes. Agir sur ces lieux rituellement, restituer leur énergie abîmée par les destructions khmères rouges, c’est aussi œuvrer à la réparation du monde et vivre dans un environnement où êtres vivants et lieux agissent de concert pour le bien-être retrouvé des occupants.
Silencieusement, loin des micros et des caméras, en prenant appui sur leurs ressources sociales et culturelles, la grande majorité des Cambodgiens ont trouvé les moyens nécessaires pour reconstruire collectivement leur monde détruit, aux plans national et local, s’occuper de leurs morts doublement disparus, commémorer les événements et leur donner un sens (qui n’est pas celui des Occidentaux), tout en remettant en marche leur existence et en se tournant vers l’avenir. Alors que notre époque voit ressurgir des conflits sanglants de grande ampleur, les pratiques cambodgiennes apportent un nouvel éclairage sur les capacités humaines de résilience.
Anne Yvonne Guillou ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.