La Syrie en transition… mais quelle transition ?
La Syrie possède un président par intérim, un gouvernement de transition et même une « déclaration constitutionnelle », prélude à une nouvelle Loi fondamentale. Mais la plus grande prudence reste de mise.

Un processus de transition politique est en cours. Une Constitution doit être adoptée et des élections doivent se tenir dans cinq ans. Mais les massacres survenus en mars dans la région alaouite sont venus brutalement rappeler que le chemin vers la paix durable sera long pour une société syrienne éprouvée par treize ans de guerre épouvantable, et alors que le pouvoir est exercé par un groupe au passé djihadiste.
Depuis la chute spectaculaire du régime de Bachar Al-Assad, l’évolution de la Syrie suscite de nombreuses interrogations.
D’une part, on observe certains développements qui paraissent constructifs, même si le pouvoir exécutif est très concentré entre les mains du président transitionnel : la « conférence de la victoire » tenue en janvier 2025 devant un conclave fermé de chefs de factions militaires, et marquée par la nomination au poste de président par intérim d’Ahmed Al-Charaa, le leader du groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC), a proclamé la suspension de la Constitution du régime précédent, la dissolution des services de sécurité, de l’armée, du parti Baas et du Parlement, et la mise en place d’un comité de dialogue national.
Ce comité a organisé fin février 2025 une « conférence du dialogue national » visant à aider à l’élaboration d’une Constitution intérimaire. Mi-mars 2025, Ahmed Al-Charaa a signé une « déclaration constitutionnelle », c’est-à-dire un texte définissant les règles du jeu pour une période de transition de cinq ans, à l’issue de laquelle devront se tenir des élections et une nouvelle Constitution devra être adoptée. Enfin, début avril 2025, il a nommé un nouveau gouvernement de transition, qui se veut « inclusif » (il comprend notamment une femme chrétienne, un Alaouite, un Druze et un Kurde).
D’autre part, la Syrie a connu les 6-8 mars 2025 un épisode très violent de massacres sur la côte (Jableh, Banyas, Lattaquié, Tartous) et à Homs, qui a commencé quand des combattants menés par d’anciens chefs recherchés de milices ou de forces prétoriennes du régime Assad ont attaqué de manière relativement coordonnée les forces de sécurité du nouveau pouvoir. La contre-offensive militaire de HTC et d’autres factions qui en sont plus ou moins proches a été chaotique, a conduit à des atrocités commises contre des civils et n’a pas empêché des règlements de compte entre voisins de confessions différentes qui ont principalement frappé la communauté alaouite. Des centaines de victimes civiles sont à déplorer au sein de cette minorité confessionnelle souvent associée au régime déchu, la famille Assad en étant issue.
Un groupe « anciennement » djihadiste au pouvoir
La personnalité d’Ahmad Al-Charaa a fait l’objet de nombreux portraits détaillés. Le nouvel homme fort du pays est certes un acteur crucial (avec quelques autres). Il serait toutefois utile d’élargir le regard et de s’intéresser davantage à son organisation, HTC, qui a réussi à abattre en douze jours une dictature terrible, alors que les études quantitatives montrent que les guerres infra-étatiques voient en général la victoire du gouvernement en place et rarement celle des rebelles.
Les références aux talibans revenus au pouvoir en Afghanistan en 2021 sont peu parlantes, ce dernier groupe étant le produit des profondes transformations sociales d’une société afghane brutalisée depuis plusieurs générations par la guerre et surgi d’une forme de séclusion depuis les écoles religieuses (madrassa) à l’intérieur du pays et surtout de la frontière pakistanaise.
La généalogie de HTC, qui remonte au début de la guerre civile syrienne en 2012, est clairement djihadiste. Ses liens sont longtemps étroits avec l’État islamique en Irak puis avec Al-Qaïda, mais il rompt successivement avec le premier en 2013 puis avec Al-Qaïda (dirigée alors par Ayman Al-Zawahiri) en 2016. Ahmed Al-Charaa, chef du Front Al-Nosra, devenu Front Fatah al-Cham en 2016, avant sa fusion avec d’autres groupes rebelles qui donne naissance à HTC en 2017 (al-Cham signifie la Syrie géographique ou Damas en arabe), était alors connu sous le nom de guerre d’Abou Mohammed al-Joulani.
Le groupe armé HTC, connu pour ses attentats suicides spectaculaires contre le régime, mais aussi ses attaques violentes contre des villages alaouites ou druzes (de la province d’Idlib), est assez vite réputé pour son efficacité militaire, sa discipline et compte au départ en son sein des combattants dans toute la Syrie, entrant en concurrence pour le contrôle de la rébellion avec les autres groupes influents, en particulier salafistes et djihadistes.
Après l’intervention irano-russe (appuyée par l’action du Hezbollah) de 2015-2016, le retournement du conflit en faveur du régime repousse HTC vers la région d’Idlib, où le groupe va finalement émerger comme la force principale après une série d’affrontements entre 2017 et 2019 avec les autres puissants groupes salafistes présents sur place. HTC se retrouve alors contraint d’évoluer : il gère à présent une population locale de deux millions de personnes à laquelle viennent s’ajouter presque autant de réfugiés poussés par le régime Assad vers cet espace.
L’évolution, pour HTC, est aussi une question de survie : à partir de 2017-2018, sous la pression des troupes d’Assad appuyées par la Russie, HTC s’est rapproché d’acteurs régionaux, en particulier de la Turquie. Celle-ci a alors eu la haute main sur le Nord-Ouest de la Syrie, région promue « zone de désescalade » dans des négociations complexes conduites par Ankara avec la Russie puis avec l’Iran : ce processus dit d’Astana n’empêcha pas la Turquie de pratiquement entrer en conflit direct avec la Russie en février 2020 lors d’une tentative de reprise de la zone d’Idlib par le régime Assad.
Ajoutons qu’en se débarrassant, à cette période, des oripeaux du djihadisme, et en se plaçant dans la lignée directe de la « révolution syrienne » de 2011 et comme un gestionnaire pragmatique d’Idlib, HTC a pu se préserver de toute frappe venant de la coalition anti-Daech menée par les États-Unis.
Enfin, HTC s’est connecté de manière officieuse avec des acteurs internationaux : l’ONU, malgré les sanctions onusiennes et américaines contre HTC, était présente à Idlib, de même que diverses ONG internationales qui géraient la partie réfugiée de la population de la province.
Une « idlibisation » de la Syrie, ou une « syrianisation » de HTC ?
De multiples études comparatives depuis les années 1990 montrent que, dans les situations de guerres civiles ou d’effondrement des États, des groupes armés non étatiques (armed non-state actors) aspirent à « gouverner » les territoires dont ils prennent le contrôle, en y instaurant, avec plus ou moins de succès, une administration parallèle et concurrente à celle de l’État qu’ils combattent. Cette « gouvernance rebelle » est généralement secondaire par rapport aux objectifs de structuration militaire, a peu d’autonomie par rapport à ceux-ci et représente souvent, pour les groupes en question, une manière de recruter.
Les études différencient les groupes armés non étatiques pour lesquels cette gouvernance est de pure façade, souvent destinée à les légitimer aux yeux de l’extérieur, de ceux qui s’ancrent réellement dans les dynamiques locales. HTC a acquis une expérience certaine à partir de sa gestion de la région d’Idlib. L’organisation s’y est connectée aux notables et aux leaders religieux locaux, certes conservateurs mais pas sur la même ligne idéologique que le djihadisme originel du groupe d’Al-Joulani. De 2017 à 2024, HTC a ainsi dirigé cette région du nord-ouest, mais sans la dominer totalement.
Depuis décembre 2024, HTC a transféré cette expérience d’Idlib au niveau national syrien. HTC domine la transition avec une petite élite cohésive, importée de ses structures d’Idlib, mais insuffisante numériquement pour gouverner toute la Syrie. Le groupe qui dirige la transition autour d’Ahmed Al-Charaa est restreint. On le retrouve au cœur des deux gouvernements de transitions de décembre 2024 puis avril 2025 : les ministres de la défense, des affaires étrangères et de l’intérieur, ainsi que le chef des renseignements sont tous issus des structures de HTC en place à Idlib.
HTC a pensé de longue date ce projet d’arrivée au pouvoir. On peut dans un premier temps le comprendre en reprenant les analyses d’Ibn Khaldun, historien musulman du XIVe siècle, qui soulignait que dans le monde des empires islamiques, il arrive que des individus issus du monde rural, liés par des liens de solidarité ou familiaux, créent un groupe cohésif, une asabiyya, qui peut parvenir à construire un pouvoir (une dynastie) en milieu urbain et à perdurer tant que l’esprit de solidarité reste ferme.
Mais à Idlib, derrière une idéologie qui a fortement évolué depuis son point de départ djihadiste pour devenir plus nationaliste syrienne tout en demeurant clairement musulmane conservatrice, HTC a agrégé une génération de trentenaires ou quadragénaires venus dans cette région de toute la Syrie, poussés par la guerre et le régime Assad, et qui vont désormais constituer ses cadres et relais locaux, formés pour mener voire dominer la transition : rappelons à cet égard que le Front Al-Nosra avait une emprise nationale avant de se retrouver dans son bastion du nord-ouest. HTC a ainsi intégré dans une certaine mesure la diversité syrienne parmi ses propres cadres. Au total, c’est peut-être plus un creuset pragmatique assez représentatif de la Syrie actuelle et de sa jeunesse qu’une asabiyya cohésive que HTC a formé.
Comme tout groupe armé s’emparant du pouvoir dans un pays, HTC a relativement verrouillé le contrôle de l’appareil policier et la re-formation de l’armée après la défaite et la débandade, puis la dissolution, de celle du régime Assad. À ce stade, les principaux responsables de la nouvelle armée sont uniquement des membres de HTC ou de proches alliés (ainsi que des djihadistes étrangers, notamment un Jordano-Palestinien à la tête de la garde républicaine, un Turc commandant la division de Damas, etc.). Ces dernières nominations, qui ont suscité beaucoup de commentaires à l’international au vu des tentatives par HTC de lisser son image, peuvent aussi correspondre à l’introduction d’individus qui seront fidèles à Al-Charaa et sont détachés de tout ancrage local, une question clé étant donné la réintégration d’autres composantes de la rébellion armée syrienne. De même, l’appareil policier est restructuré avec des policiers d’Idlib et les nouvelles recrues, formées en urgence pour faire face aux besoins, sont soigneusement encadrées par des formateurs de HTC.
HTC et les autres composantes de la société syrienne
Avec tout cela, il ne faudrait pas oublier que d’autres groupes ont également participé à la chute du régime Assad (certains ont même pris Damas en premier) et sont aussi puissants que HTC : Armée nationale syrienne soutenue par la Turquie au nord-ouest, Chambre d’opération du Sud, forces druzes, etc.
Ces organisations alignent plus d’hommes armés que HTC (mais sont moins bien structurées), n’ont pas rendu leurs armes (ou pas totalement) – elles leur servent aussi d’assurance-vie pour un futur incertain –, conservent leur autonomie et entendent aussi peser sur la transition. Mais HTC peut capitaliser sur le fait d’avoir été le groupe qui a lancé l’offensive qui a mis à bas le régime Assad : le 10 mars, après les massacres d’alaouites du début de ce mois, un autre groupe clé, les Kurdes des Forces démocratiques syriennes (PYD) a signé avec le président Al-Charaa un accord de réintégration, ce qui représente une avancée considérable. Le 12 avril, un autre accord a été mis en place avec une des plus importantes forces de la Chambre d’opération du Sud (la 8e Brigade).
La place centrale de HTC est également favorisée par la faiblesse de l’opposition politique syrienne, déjà réduite à la portion congrue par des décennies d’autoritarisme des Assad (père puis fils) puis laminée à partir de 2011 par la profonde transformation du soulèvement populaire de 2011, de mouvement pacifique en une multitude de groupes armés.
Toutefois, la Syrie nouvelle bruisse d’initiatives locales qui ont repris avec la chute du régime. Malgré les contraintes très pesantes de la vie quotidienne, des groupes promeuvent la « paix civile », défendent les droits des prisonniers sortis des geôles de l’ancien régime ou militent en faveur de la justice transitionnelle.
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Sa victoire contre le régime détesté des Assad a valu à HTC une large popularité en Syrie, mais l’organisation demeure, fondamentalement, une faction armée qui doit se connecter avec toute une société à la fois pleine d’espoirs et éprouvant une profonde angoisse. Et pour que cette connexion fonctionne, il faut que HTC aille au-delà de sa communication soignée, des rencontres d’Al-Charaa avec des représentants des diverses composantes du peuple syrien, pour devenir l’acteur d’un retour de l’État au service de ses citoyens (ceux restés en Syrie pendant la guerre comme ceux ayant été poussés en exil).
Une voie très étroite
Les massacres d’alaouites de mars 2025 ont tragiquement rappelé les dangers inhérents aux périodes de changement de régime. Pour que les dynamiques de violence — qui sont courantes dans les cas de transition et, chose très étonnante, n’ont surgi véritablement en Syrie que quatre mois après la chute du régime — restent isolées ou sporadiques et soient « subsumées » au plus vite par des dynamiques institutionnelles, s’impose un retour de l’État, en termes de règles constitutionnelles du jeu politique, de réorganisation institutionnelle et de processus de justice, et laissant une place au contrepoids que constitue l’action de la société (civile). La question est donc simple : HTC peut-il pleinement se placer, dans la durée, dans une logique d’État et plus seulement de groupe armé victorieux ?
Si la réponse est négative, alors la violence peut s’installer et devenir endémique, faire dérailler les dynamiques politiques et laisser place à une lutte exacerbée pour le pouvoir entre des élites appuyées par des milices. En Libye, un processus initialement prometteur en 2011, certes vite abandonné par les intervenants extérieurs (France et Royaume-Uni) qui avaient aidé à renverser le régime de Kadhafi mais avaient été surpris par les capacités endogènes des Libyens à s’organiser, a laissé place à des divisions mortelles enracinées entre l’Ouest et l’Est du pays et une fragmentation milicienne. Après 2011, le Yémen, qui avait organisé une conférence de « dialogue national » là aussi très prometteuse, a sombré dans la guerre entre factions, dont les Houthis, et la fragmentation.
Au total, et indépendamment des défis internes abyssaux de reconstruction et de remise en route de l’économie et du pays, qui plus est dans un contexte régional très complexe (guerres d’Israël à Gaza et au Liban, incursions israéliennes en Syrie, luttes d’influence en Syrie entre Turquie, Arabie saoudite et Qatar…), le pouvoir de HTC est à la croisée des chemins. Pour la société syrienne, il faut espérer qu’il empruntera celui de la consolidation d’une transition qui, dans l’idéal, devrait déboucher sur des élections libres dans cinq ans…
Philippe Droz-Vincent ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.