Australie : les leçons de la large victoire des travaillistes
Donnés battus par les sondages, les travaillistes, au pouvoir depuis 2022, ont largement gagné les élections législatives australiennes.

En Australie, où des élections législatives se tiennent tous les trois ans, les gouvernements sortants peinent d’habitude à être réélus. Et quelques semaines encore avant le scrutin du 3 mai dernier, les travaillistes, au pouvoir, semblaient voués à perdre leur majorité. Or, déjouant les pronostics, ils l’ont largement emporté ; leur victoire surprise s’explique en partie — mais en partie seulement — par le choix discutable des conservateurs de s’aligner sur Donald Trump.
La reconduction triomphale du gouvernement travailliste d’Anthony Albanese lors des élections fédérales de la 48e législature australienne du 3 mai 2025 a mis à mal les sondages et interpellé les analystes, dédits par l’ampleur de sa victoire. Avec 94 sièges sur les 150 de la Chambre des Représentants, l’Australian Labor Party (l’ALP) a très nettement devancé la Coalition conservatrice, essentiellement composée de membres du Parti libéral et du Parti national, qui n’a obtenu que 43 sièges.
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Alors que, durant son premier mandat (2022-2025), celui que ses supporteurs surnomment affectueusement « Albo » avait dû se contenter d’une majorité gouvernementale des plus étroites (77 sièges), les travaillistes ont bénéficié cette fois d’un « raz de marée » encore inespéré il y a quelques semaines lorsque la Coalition devançait les Travaillistes, tant dans les intentions de vote secondaires que primaires, dans un système de vote préférentiel où la redistribution des préférences secondaires peut s’avérer décisive.
Un effet Trump ?
Certains éditorialistes, la BBC en tête, n’ont pas manqué d’établir un parallèle avec les élections fédérales canadiennes du 28 avril où, suite au remplacement de Justin Trudeau à la direction du Parti libéral par la figure rassurante de l’économiste et ancien gouverneur de la Banque centrale Mark Carney, le gouvernement de centre gauche a pu remonter un retard dans les sondages de 26 points sur le Parti conservateur au terme d’une campagne électorale marquée par la remise en cause à répétition de la souveraineté canadienne par la Maison Blanche et par la décision de l’administration Trump de déclencher une guerre comerciale à l’encontre de ses voisins nord-américains.
Le parallèle ne s’arrête pas au renversement des tendances dans les intentions de vote des électeurs à l’approche du scrutin ; dans les deux cas, le dirigeant de l’opposition conservatrice a perdu son siège de député : le Canadien Pierre Poilievre a été vaincu dans la circonscription de l’Ontario qu’il représentait depuis 2004, tandis que Peter Dutton a laissé échapper celle du Queensland qui le réélisait régulièrement depuis 2001.
L’alignement des astres électoraux de ces deux pays fondateurs du Commonwealth, perturbés par la remise en cause de leur alliance séculaire avec les États-Unis, serait-il la conséquence d’un « effet Trump » à l’envers, susceptible de booster les partis de centre gauche à l’international aux dépens des imitateurs du trumpisme à droite ? N’en déplaise au principal concerné, qui s’est vanté de sa capacité à dérégler la vie démocratique d’un pays allié dès le lendemain du vote canadien ce n’est qu’un facteur parmi d’autres dans une conjoncture où les spécificités du paysage électoral national plaident contre les explications réductrices.
Spécificités australiennes
À la différence du Canada, le vote est obligatoire lors des élections fédérales australiennes, et ce depuis cent ans. Les avis des experts divergent quant à la question de savoir si cette disposition favorise un parti ou un autre, mais avec un taux de participation moyenne qui avoisine les 90 %, le désaveu des sondages constaté lors des dernières législatives ne peut être mis sur le compte de l’abstentionnisme.
Autre différence majeure avec le Canada, où les sénateurs sont nommés au lieu d’être élus : en Australie, environ la moitié du Sénat (40 sur 76 sièges au total en 2025) est renouvelée tous les trois ans en même temps que la Chambre des Représentants, selon un mode de scrutin proportionnel plurinominal à vote transférable.
Le succès d’un parti dans les urnes se mesure alors à l’aune de sa performance globale dans les deux volets de l’élection. Ce 12 mai, l’ALP est en passe de remporter au Sénat quatre sièges supplémentaires et disposera vraisemblablement de 30 sièges ; le parti bénéficiant du soutien des Verts (11 sièges), le scrutin lui a donc permis de consolider son contrôle de la Chambre haute, bien qu’il n’y dispose pas à lui seul de la majorité absolue.
Enfin, si la durée de vie de la Chambre des communes canadienne est de cinq ans (quatre en moyenne dans les faits), celle de la Chambre des Représentants australienne est de trois ans — un cycle resserré qui laisse peu de temps au gouvernement entrant pour déployer son programme législatif avant de devoir préparer sa campagne en vue de la prochaine échéance électorale et défendre, déjà, son bilan.
Obtenir un second mandat successif dans ces conditions relève de l’exploit, et rares sont les premiers ministres qui y sont parvenus : lorsque le Parti travailliste d’Anthony Albanese a remporté la victoire face au gouvernement Liberal-National dirigé par Scott Morrison en 2022, l’Australie avait connu sept changements de premier ministre en quinze ans, dont quatre lors d’une course déclenchée à l’intérieur du parti au pouvoir. La victoire écrasante de l’ALP met fin à ce jeu de chaises musicales à la direction des affaires du pays. En reconduisant Anthony Albanese dans ses fonctions, tout en élargissant sa majorité, elle semble démentir la tendance à la précarisation du poste de premier ministre.
Un scrutin record
Les résultats font tomber plusieurs records. C’est la première fois depuis un siècle qu’un nouveau gouvernement sortant est réélu en amplifiant son score électoral. Avec près de 55 % du vote préférentiel bipartite, le Labor devance la Coalition d’une dizaine de points. Il s’agit de sa meilleure performance depuis 1943, l’époque dorée de son histoire, et la pire pour l’opposition conservatrice.
C’est le premier raz-de-marée dans une élection fédérale depuis les 90 sièges raflés par les Liberal-Nationals de Tony Abbott en 2013, et c’est la première fois depuis le conservateur John Howard en 2004 qu’un premier ministre en titre est réélu. Enfin, dans la circonscription réputée sûre de Peter Dutton, Dickson près de Brisbane, la travailliste Ali France est devenue la première candidate de l’histoire à renverser un dirigeant de parti en poste.
Rares sont les commentateurs qui avaient prédit un tel revirement de situation à mi-chemin du premier mandat d’Anthony Albanese, et au lendemain de l’échec cuisant que son gouvernement a subi le 14 octobre 2023 dans le référendum dit de « la Voix au Parlement » sur la représentation des Premières nations à Canberra. Les Australiens avaient alors rejeté, par une large majorité des votants, ainsi que l’ensemble des États, la proposition issue de la Déclaration d’Uluru de créer un comité consultatif auprès du Parlement sur les projets de loi impliquant les affaires des Aborigènes et Insulaires du détroit de Torrès.
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En rassemblant l’opposition à une proposition travailliste modeste, Peter Dutton avait détourné opportunément la question de la représentation des minorités dans le système démocratique vers le terrain clivant des « guerres culturelles », privant ainsi le gouvernement du consensus bipartisan indispensable pour le passage d’un référendum. Cette défaite avait sérieusement entamé la crédibilité d’Anthony Albanese qui a vu une majorité de plus de 60 % des sondés en faveur de la réforme au début de la campagne référendaire s’inverser à son issue. Contraint de reporter sine die un projet de réforme constitutionnelle qui devait conduire à un second référendum sur la République, l’agenda progressiste du gouvernement travailliste a perdu de sa superbe.
Dix-huit mois plus tard, à la lumière du raz-de-marée travailliste, l’extinction des espoirs suscités par « la Voix » apparaît davantage comme une victoire à la Pyrrhus pour les Liberal-Nationals dans la mesure où elle a pu conforter les réflexes trumpistes d’un Peter Dutton encouragé à rejouer la carte des polémiques identitaires et de l’anti-wokisme pendant la campagne électorale. Que ce jeu ait pu aliéner une partie non négligeable de l’électorat, sur fond de vives inquiétudes dans la région Indo-Pacifique quant à l’impact de la guerre tarifaire américaine avec la Chine, le principal partenaire commercial de l’Australie, est a priori confirmé par la défection des électeurs de la communauté chinoise de la Coalition et leur ralliement à l’ALP.
Si le trumpisme a pesé sur cette élection, c’est plutôt indirectement dans la mesure où il a distrait les porte-paroles de la Coalition des enjeux décisifs aux yeux des Australiens : la crise du logement, la transition écologique et la modernisation du réseau énergétique du pays, l’atténuation du changement climatique, l’avenir de l’assurance maladie. Il est reproché à Dutton et ses alliés de ne pas avoir été à l’écoute des « conversations autour de la table de cuisine » de leurs concitoyens, dans une campagne jugée brouillonne jusqu’à dans leurs propres rangs et, lorsqu’ils l’ont fait, leurs solutions n’ont pas convaincu, qu’il s’agisse de traiter la pénurie du logement par la réduction de l’immigration, de proposer la création ex nihilo d’un parc nucléaire pour suppléer aux énergies renouvelables, ou de laisser planer la menace de coupes budgétaires sur le système de santé.
Enfin, le climatoscepticisme de la droite dure incarnée par Dutton ne passe plus dans un pays qui se sait désormais en première ligne du changement climatique depuis les méga-feux de forêts de « l’Été noir » 2019-2020, et qui porte encore les stigmates des confinements de la pandémie de Covid-19.
Dans le sillage de ces crises successives, « l’Élection sur le climat » de 2022 avait consacré l’émergence des conservateurs sans étiquette, les « Teal Independents » (mi-bleus sur l’économie, mi-verts sur l’environnement et le social) qui ont rogné le vote des Liberals-Nationals dans les circonscriptions marginales des grandes villes au profit de l’ALP.
À l’approche de la présente élection, on prédisait que leur capacité à diviser le vote à droite serait déterminante, et que leur soutien serait indispensable pour former un gouvernement au sein d’un Parlement sans majorité. Dans les faits, et même s’il a consolidé sa base dans les centres urbains et l’a étendue vers les circonscriptions conservatrices péri-urbaines — avec seulement neuf sièges conservés sur les dix acquis dans le parlement sortant — le bloc des indépendants marque le pas. Les Verts ont reculé plus nettement, perdant leur quatre sièges à la Chambre. Surtout, Labor a fait la démonstration éclatante qu’en dépit de la montée en puissance des Indépendants et partis mineurs depuis quarante ans, jusqu’à atteindre 30 % du vote primaire, l’ère des gouvernements australiens majoritaires, et reconductibles, est loin d’être révolue.
Matthew Graves ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.