Relation transatlantique : l’heure du grand tournant ?

Des décennies durant, le rapport de l’Europe aux États-Unis a été empreint à la fois de fascination et de défiance. C’est ce dernier sentiment qui prend le dessus aujourd’hui.

Avr 21, 2025 - 20:08
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Relation transatlantique : l’heure du grand tournant ?

De même que l’Amérique latine, l’Europe a été, des décennies durant, fascinée par les États-Unis, lesquels ont joué sur les deux continents un rôle majeur sur les plans stratégique, économique, politique et culturel. Le tournant pris par l’administration Trump annonce peut-être la fin de cette ère.


Si vous êtes né entre les années 1970 et 1980 en Amérique latine ou en Europe, il y a de fortes chances que la musique états-unienne ait constitué la bande-son de vos années de formation, avec ses tubes diffusés en boucle sur les radios locales, et que vous ayez mémorisé de nombreuses répliques emblématiques de classiques hollywoodiens. Pour le meilleur ou pour le pire, la culture américaine reste omniprésente aujourd’hui, rythmant la vie de tous les jours, dictant les garde-robes et les rêves de milliards de personnes… Toutefois, cette omniprésence alimente souvent ressentiment et méfiance.

Avec le retour de Donald Trump, l’Europe éprouve, plus encore qu’hier, un mélange ambigu d’admiration et de méfiance envers Washington. Cette ambivalence, l’Amérique latine - où l’on a longtemps dansé au son du rock venu du nord du continent tout en vivant dans l’ombre oppressante de dictatures bénéficiant du soutien parfois explicite de Washington - la connaît intimement depuis des décennies. Les Européens se sentent à la fois charmés et révulsés par la culture et la politique des États-Unis, séduits par leur dynamisme et leur esprit d’innovation, tout en redoutant leurs ambitions géopolitiques et en étant souvent abasourdis par leurs débats internes.


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Ces sentiments paradoxaux culminent dans la période charnière actuelle, où le Vieux Continent semble s’apprêter à prendre pour de bon ses distances avec « l’Oncle Sam »

Les choix difficiles de l’Europe

L’imposition par l’administration Trump de droits de douane sur les produits européens et les menaces de nouvelles guerres commerciales ont déstabilisé les économies du continent, incitant les nations européennes à reconsidérer leur dépendance au marché des États-Unis et à explorer d’autres partenariats.

Parallèlement, l’unité de l’Otan, autrefois pierre angulaire des relations transatlantiques, a été mise à rude épreuve par l’imprévisibilité de l’administration Trump et la possibilité que, en cas d’attaque contre l’un des membres de l’Alliance, les États-Unis puissent ne pas respecter les engagements de l’article 5, ce qui pousse actuellement l’Europe vers la mise en œuvre d’une plus grande autonomie de défense.

La souveraineté numérique est également devenue un sujet de controverse, avec des différences marquées entre les lois européennes strictes en matière de protection des données et l’approche plus laxiste des États-Unis, créant des tensions sur la fiscalité et la réglementation du numérique. Par conséquent, l’Europe s’efforce de réduire sa dépendance aux géants technologiques américains, en favorisant l’innovation locale et en affirmant une plus grande indépendance technologique.


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L’incertitude qui règne dans les relations entre les États-Unis et l’UE est manifeste dans des analyses récentes. Un rapport du Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS) note que « le Washington de Trump a le sentiment que l’Europe compte moins dans le monde et que, pourtant, l’Europe profite de la garantie de sécurité américaine pour ignorer ses responsabilités en matière de défense, tout en ciblant les entreprises américaines avec des réglementations contraignantes ».

L’expérience de l’Amérique latine constitue un avertissement opportun pour l’Europe, illustrant clairement les risques d’une acceptation aveugle de l’influence états-unienne, spécialement quand cette acceptation ne tient pas compte les coûts géopolitiques qui accompagnent inévitablement l’attrait culturel. Ce sentiment est repris dans une analyse récente du Parlement européen, qui indique qu’au cours des 65 dernières années, alors que les interactions transatlantiques officielles n’ont cessé de s’intensifier et de s’approfondir, les États-Unis n’ont reconnu que tardivement et avec une réticence notable l’influence croissante de l’UE.

La vaste expérience de l’Amérique latine en matière de dépendance économique vis-à-vis de Washington, d’interventions stratégiques des États-Unis et de conflits d’intérêts entre responsables continentaux et entreprises états-uniennes fournit des éclairages cruciaux, soulignant à quel point un engagement prudent est préférable à un alignement aveugle. Les relations actuelles de l’Europe avec les États-Unis exigent précisément ce type d’approche prudente et réfléchie, reconnaissant l’attrait de ces relations tout en restant pleinement conscient des risques géopolitiques inhérents.

En témoigne un récent rapport de la Banque d’Espagne qui note que les tensions géopolitiques et commerciales avec les États-Unis représentent un facteur de risque majeur pour l’économie latino-américaine.

L’autonomie européenne est-elle seulement possible, nécessaire, ou souhaitable ?

La période actuelle, marquée par un découplage croissant entre l’UE et les États-Unis, constitue un tournant critique. Deux issues apparaissent possibles : le continent pourrait enfin parvenir à une unité significative en adoptant une véritable autonomie stratégique et une collaboration interne renforcée ; ou bien il pourrait, au contraire, retomber dans sa fragmentation habituelle et son insignifiance politique.


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L’histoire nous le rappelle brutalement : des décennies de lutte pour l’instauration de la monnaie unique européenne et des divisions internes persistantes révélées lors de la crise de la dette de la zone euro, aux récents désaccords sur les politiques migratoires et aux réponses inégales à la pandémie de Covid-19, le chemin de l’intégration européenne n’a jamais été facile ni assuré.

De graves vulnérabilités affectent des secteurs clés vitaux pour l’avenir de l’Europe - sans le soutien assuré des États-Unis -, tels que les technologies de pointe, les semi-conducteurs, l’intelligence artificielle et les infrastructures critiques. La dépendance persistante de l’Europe à l’égard des chaînes d’approvisionnement états-uniennes et, de plus en plus, chinoises est porteuse de risques non seulement économiques, mais aussi stratégiques.

Les récentes perturbations de l’approvisionnement en semi-conducteurs et le retard de l’Europe en matière d’innovation en IA illustrent l’ampleur de la tâche consistant à parvenir à la souveraineté technologique. Une véritable indépendance dans ces domaines exige une volonté politique sans précédent, des investissements économiques importants, une profonde transformation structurelle et, surtout, un changement culturel et institutionnel.

L’effondrement de la mondialisation signale de profonds bouleversements géopolitiques que l’Europe ne peut se permettre de sous-estimer. J’ai souligné ailleurs la façon dont ces reconfigurations stratégiques perturbent profondément l’intégration économique et les flux technologiques établis, et à quel point la vague populiste mondiale met en lumière les griefs socio-économiques et les divisions culturelles qui alimentent l’instabilité politique mondiale – des dynamiques que l’Europe doit gérer avec prudence pour éviter des divisions internes et des vulnérabilités externes similaires.

Ça passe ou ça casse !

Au cœur du projet d’intégration européenne se trouve un choix existentiel, trop longtemps différé. L’Europe doit finalement décider de ce qu’elle est fondamentalement : un partenariat économique axé principalement sur le commerce, les marchés et la croissance économique ; ou une véritable union politique et morale fondée sur des valeurs partagées, les droits humains, l’universalisme et une vision civilisationnelle commune.

La crise provoquée par l’administration Trump 2.0 a révélé de manière flagrante la diversité et, souvent, les divergences de conception de ce que devrait être l’Europe. Les réactions variées des dirigeants et des sociétés européennes - l’adhésion enthousiaste de certains dirigeants européens aux politiques nationalistes de Trump, contrastant fortement avec le scepticisme et l’inquiétude des autres - mettent en évidence ces divisions sous-jacentes.

Cette tension entre intégration renforcée et souveraineté nationale est un thème récurrent de la politique européenne, le Brexit en étant la manifestation la plus spectaculaire à ce jour.

L’avenir de l’Europe repose sur la compréhension et la gestion de la montée simultanée de la fragmentation géopolitique, de la progression du populisme, des dépendances technologiques et de l’érosion des alliances traditionnelles. Face à ces défis, le continent doit saisir cette opportunité cruciale d’adopter une véritable solidarité, sous peine de perdre sa pertinence. Dépasser une logique purement économique ou opportuniste pour construire une Union européenne fondée sur des valeurs politiques, morales et civilisationnelles communes. Cela implique une solidarité plus structurelle que conjoncturelle, où les États membres choisissent délibérément de s’unir face aux crises, qu’elles soient géopolitiques, technologiques, sociales ou démocratiques. Ça passe ou ça casse !The Conversation

Max Barahona ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.