Prisons de haute sécurité pour narcotrafiquants : faut-il copier le « modèle » antimafia italien ?
La proposition de loi sur la lutte contre le narcotrafic sera votée mardi 25 mars. Le ministre Gérald Darmanin y a introduit un amendement sur l’affectation de détenus les plus dangereux dans des prisons de haute sécurité, sur le modèle italien.

Adoptée au Sénat début février, la proposition de loi sur la lutte contre le narcotrafic sera soumise à un vote solennel ce mardi 25 mars. Le ministre de la justice Gérald Darmanin y a introduit un amendement sur l’affectation de détenus particulièrement dangereux dans des prisons de haute sécurité. Le régime carcéral « dur » que l’Italie a mis en place contre les chefs mafieux et les terroristes est la référence choisie par le gouvernement. Est-elle pertinente ?
Le 6 mars, le ministre de la justice Gérald Darmanin annonce avoir choisi deux sites – Vendin-le-Vieil et Condé-sur-Sarthe – pour abriter les prisons de haute sécurité où devraient être incarcérés les 200 narcotrafiquants « les plus dangereux ». La décision suit le rapport alarmant de la Commission sénatoriale sur le narcotrafic et l’émoi suscité par le meurtre de deux agents pénitentiaires, lors de l’évasion de Mohamed Amra, en mai 2024. Cette évasion a relancé par ailleurs la question de la circulation de téléphones portables grâce auxquels les criminels continuent leurs trafics voire commanditent des meurtres depuis leur cellule.
Pour répondre à ces défis, exemple est pris sur le « modèle italien ». En témoignent les déplacements du ministre, dont sa visite de la prison de Rebibbia à Rome (Italie). Une cinquantaine de détenus y sont soumis à un régime d’isolement très strict. Les propos du ministre, cependant, ne permettent pas de comprendre ce qu’est réellement ce système, comment il s’intègre dans une vision globale de la lutte contre la grande criminalité, ni même quelles difficultés accompagnent sa mise en œuvre.
Le régime carcéral dur à l’italienne
Défini à l’article 41 bis du Code pénitentiaire italien, le régime spécial dit régime carcéral dur (carcere duro) naît en 1975. Conçu initialement pour lutter contre le terrorisme, ce dispositif est aujourd’hui étendu aux mafieux, aux trafiquants de stupéfiants, à certains cas d’homicide, de kidnapping, de vol aggravé et extorsion ainsi qu’aux atteintes à la Constitution. En pratique, les détenus sont principalement des chefs mafieux.
La privation renforcée de libertés vise à couper le lien entre condamné et milieu criminel, à casser la chaîne de commandement permettant aux chefs mafieux de continuer à communiquer avec l’extérieur et à donner des ordres malgré l’incarcération. Elle répond aux révélations de Tommaso Buscetta, membre de la Cosa Nostra sicilienne, lorsqu’il décide de parler au juge Giovanni Falcone. Il décrit la prison palermitaine de l’Ucciardone comme un lieu contrôlé par la mafia où l’on mène la belle vie au point d’être surnommée le « Grand Hôtel Ucciardone ».
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Le régime carcéral dur repose sur des interdictions très sévères : sont prohibés l’usage du téléphone, tout lien ou correspondance avec d’autres détenus, toute rencontre avec des tiers, toute réception d’argent ou de colis en provenance de l’extérieur, toute pratique de quelque activité que ce soit. Les visites au parloir ne sont autorisées qu’une fois par mois, pour une heure, sans contact physique : les personnes, séparées par un vitrage épais, communiquent par interphone. Les courriers sortants et entrants sont contrôlés. Le détenu, seul dans sa cellule, n’a pas accès aux parties communes. Il n’a droit qu’à deux heures par jour de temps de promenade. Un service spécial de police pénitentiaire assure en permanence la surveillance.
Actuellement, 739 détenus purgent leur peine selon les dispositions de l’article 41 bis, dont environ 80 % des suites d’une condamnation pour délit d’association mafieuse tel que défini par l’article 416 bis du Code pénal italien. Les 20 % restants le sont pour grande criminalité et, marginalement, pour terrorisme.
En ce sens, il ne s’applique pas de façon indiscriminée ni, à l’inverse, de façon systématique pour tel ou tel type d’infraction. Le régime carcéral dur est requis en lien avec les notions d’appartenance à une organisation (mafieuse ou terroriste) et de dangerosité sociale. La « force du lien associatif » étant l’un des éléments clefs de la définition de la mafia, appliquer le régime carcéral dur à ses membres les plus importants signifie reconnaître la force de ce lien et contribuer à la casser.
La dureté des conditions d’emprisonnement se justifie par la définition juridique de la « dangerosité sociale » de l’article 203 du Code pénal italien :
« Une personne socialement dangereuse est une personne, même non inculpée ou non punissable, qui a commis une infraction ou une quasi-infraction (art. 49 et 115 du Code pénal) [qui] est susceptible de commettre de nouveaux actes prévus par la loi comme des infractions. »
La probabilité de récidive est d’autant plus élevée que la personne est affiliée à une organisation criminelle forte.
La contrepartie : le statut de collaborateur de justice
L’article 41 bis italien prévoit que l’isolement carcéral strict soit prononcé pour quatre ans, renouvelable à échéance pour des périodes de deux ans après examen de la situation de chaque détenu. Il est révoqué si la personne incarcérée accepte d’entrer dans un parcours de collaboration avec la justice.
Les deux options – régime carcéral dur et collaboration avec la justice – fonctionnent en tandem. La dureté de l’isolement est ainsi pondérée par cette porte de sortie offerte à l’individu incarcéré. Cela suppose une définition claire du statut de collaborateur de justice et des garanties en termes de protection. Actuellement, l’Italie compterait environ 1 000 collaborateurs de justice condamnés pour association mafieuse, principalement des membres de la Camorra napolitaine, la ‘Ndrangheta calabraise restant la moins perméable.
Ces collaborateurs de justice ne sont pas exonérés de toute responsabilité et ne bénéficient d’aucune impunité. La peine est réduite mais ferme, car l’incarcération sert à observer le comportement de la personne et à évaluer sa sincérité. Le système italien ne présuppose pas de dissociation effective de l’individu au sens d’un repentir. Les juges ne pèchent pas par naïveté face aux criminels auxquels ils sont confrontés. La collaboration n’implique pas la fin de la dangerosité sociale, ne protège pas des enquêtes patrimoniales, ni de la saisie des avoirs. L’individu placé à l’isolement ne peut pas communiquer avec les autres collaborateurs ou criminels.
L’apport peut être substantiel (la collaboration empêche, interrompt ou atténue le dommage ou le danger lié à l’infraction) ou probatoire (la collaboration apporte des preuves pour des infractions commises et/ou pour l’identification des infracteurs). Cet apport est évalué avant d’être utilisé au procès, des mesures spéciales de protection – allant jusqu’au changement d’identité – sont offertes s’il est estimé que le collaborateur court un danger grave et actuel.
Un système régulièrement remis en question
Le régime carcéral dur est fréquemment contesté en Italie. Les critiques principales portent sur la compatibilité de l’isolement strict avec le respect des droits de l’homme.
En 2003, Amnesty International dénonçait l’article 41 bis comme « cruel, inhumain et dégradant ». La Cour européenne des droits de l’homme a dû se prononcer en 2015 sur le régime carcéral dur italien et l’a jugé compatible avec la Convention européenne pour la sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Même en Italie, des voix s’élèvent régulièrement contre ce système. En 2025, des juges ont obtenu que les deux heures de promenade autorisée passent à quatre. En 2022, la grève de la faim d’Alfredo Cospito, condamné pour terrorisme, a relancé le débat sur la rigueur de l’isolement et son impact sur la santé mentale de ceux qui y sont soumis. La Cour constitutionnelle italienne, plusieurs fois saisie, n’a à ce jour jamais remis en cause l’article 41 bis dans sa globalité, mais s’est prononcée sur certaines dispositions pour les faire amender. En 2013, par exemple, la limitation des entretiens entre détenu et avocats de la défense a été jugée inconstitutionnelle et a ainsi été supprimée.
L’article 41 bis est aussi critiqué pour ses failles. En 2017, le ‘ndranghetiste Giuseppe Piromalli est identifié comme donnant toujours ses ordres de la prison. En 2019, on trouve trois téléphones portables dans la cellule du camorriste Giuseppe Gallo. Le procureur national antimafia Giovanni Melillo en conférence de presse, le 11 février dernier, déclare que « le régime carcéral de haute sécurité est aux mains de la criminalité ».
La transposition du modèle italien ne doit surtout pas servir à éviter une réflexion sur la surpopulation carcérale : l’entassement à plusieurs par cellule et le maintien complexe d’une forme de paix sociale rendent de fait la prison plus criminogène.
Par ailleurs, elle ne sera cohérente que si des prérequis sont réunis : lutter contre les organisations criminelles plus que contre les marchés illégaux, définir la notion de dangerosité et proposer un véritable statut de collaborateur de justice. À ce jour ces conditions ne sont pas remplies en France.
Clotilde Champeyrache ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.