« Les vieux États-nations sont devenus des cadres trop petits pour les grands enjeux, et trop grands pour les enjeux du quotidien »

L’urbaniste et sociologue Pierre Veltz analyse les enjeux de l’action publique à l’échelon local, quatre décennies après les lois de décentralisation.

Fév 28, 2025 - 17:49
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« Les vieux États-nations sont devenus des cadres trop petits pour les grands enjeux, et trop grands pour les enjeux du quotidien »
Le village de Riquewihr sur la route des vins de l'Alsace. SCStock/Shutterstock

L’urbaniste et sociologue Pierre Veltz, auteur de nombreux ouvrages sur la transformation des espaces géographiques, analyse les enjeux de l’action publique à l’échelon local, quatre décennies après les lois de décentralisation. Face aux bouleversements induits par la mondialisation, la transition écologique et la révolution numérique, il défend une approche renouvelée des territoires, loin des oppositions classiques entre centres et périphéries.


Quel bilan peut-on tirer des politiques de décentralisation à ce jour ?

Pierre Veltz : Les lois de décentralisation de 1982 (lois dites Defferre) ont très profondément transformé la France. Auparavant, l’État s’occupait très directement des affaires locales ; les élus locaux étaient des acteurs de seconde zone. Progressivement, l’essentiel des pouvoirs techniques a été transféré aux collectivités locales, qui sont montées en compétence de manière très forte. Ces collectivités assurent aujourd’hui 70 % des investissements dans les territoires (avec beaucoup d’argent qui vient du niveau national, il est vrai). La décentralisation a en particulier boosté le développement et la modernisation des métropoles, dirigées par des grands barons, dont Defferre était d’ailleurs le prototype.

Un bilan plutôt positif, donc…

P. V. : Il faut toutefois ajouter quelques bémols. La logique adoptée dans les lois de 1982, et jamais corrigée depuis, a été celle des « blocs de compétences ». Les régions s’occupent des lycées, les départements des collèges, les communes des écoles élémentaires, etc. Ce qui rend souvent difficile une stratégie globale. Deuxièmement, l’échelon communal a pris pratiquement tous les pouvoirs sur l’urbanisme, ce qui donne au maire un pouvoir exorbitant sur l’usage et la valorisation du foncier. Et surtout, comme les communes ne sont plus à l’échelle des bassins de vie et de mobilité des habitants – le passage d’« un monde à 5 km à un monde à 30 km » – on a multiplié les superstructures (intercommunalités de divers types). Elles ont créé un « mille-feuilles » coûteux, illisible, et pas toujours efficace. Les gens connaissent le nom de leur maire, assez souvent, mais rarement celui du président ou de la présidente de l’intercommunalité, qui a pourtant plus de pouvoirs. Toutes les tentatives pour simplifier ce mille-feuille, et le rendre plus démocratique, par exemple par l’élection directe de l’exécutif des intercommunalités, ont lamentablement échoué.

En 2020, vous évoquiez dans vos travaux un « tournant local » en France. Celui-ci s’est-il concrétisé ? De quelle manière ?

P. V. : C’est un processus assez différent de la décentralisation politico-administrative, qui reste surtout une affaire de famille interne à la classe des professionnels ou semi-professionnels de la politique, et que les citoyens ne suivent que de loin. Par « tournant local », j’entends un mouvement de fond de la société civile, qui valorise beaucoup plus fortement qu’avant la proximité, le territoire, l’appartenance locale. Par exemple, pour les consommateurs, l’origine locale des aliments est plus importante, dans les sondages que leur caractère bio ou non ; les consommateurs les plus « écolos » tendent d’ailleurs à confondre les deux aspects. La proximité est la valeur star dans tous les domaines : circuits courts, valorisation des patrimoines locaux, critique des mobilités, développement de multiples activités néo-artisanales s’opposant aux produits des grandes marques (les brasseries locales sont un bon exemple). Cette valorisation du local correspond à mon avis à un besoin profond des gens de sortir de la passivité, de retrouver de l’autonomie et des repères lisibles dans la jungle des grands flux mondialisés et des grandes structures bureaucratiques qui nous enveloppent de toutes parts. Elle crée une vitalité et une créativité au niveau local, qui s’exprime dans de multiples initiatives, et qui contraste avec la morosité décliniste du niveau national. Mais la survalorisation de la proximité peut aussi se traduire dans des réflexes d’entre-soi, voire de fermeture. Il y a aussi un localisme ultra-ruraliste et/ou identitaire, qui rejoint de vieilles traditions réactionnaires.

L’échelon local reste-t-il réellement pertinent dans l’action de l’État français face à la montée en puissance, ces dernières années, des blocs géostratégiques gigantesques que constituent la Chine, les États-Unis ou la Russie ?

P. V. : Nous sous-estimons en général la profondeur et la densité des interdépendances qui nous relient les uns aux autres, à l’échelon national, européen et même mondial. C’est une des limites du néo-localisme qu’on vient d’évoquer. L’interdépendance est écologique : climat, santé, eau, biodiversité sont des biens communs globaux. Elle est sociale : les redistributions interterritoriales financières sont considérables en France, par le biais des budgets publics et de l’État social, qui procurent souvent une part essentielle des ressources des territoires. Elle est économique et technologique. On s’en étonne lorsqu’on constate que nos médicaments les plus basiques viennent de Chine ou d’Inde. Bien sûr, on pourrait et on devrait mieux faire en termes de « made in France », ou en Europe. Mais le processus de recentrage sur des économies à court rayon, de raccourcissement des chaînes de valeur en jargon technique, a des limites. Les puces électroniques, qui sont désormais partout, et pas seulement dans nos smartphones et nos ordinateurs, font et feront sans doute encore longtemps l’objet de chaines de valeur mondiales, ou au moins continentales. L’idée selon laquelle les petites régions pourraient être autonomes et assurer à elles seules leurs subsistances économique et alimentaire ne tient pas.

Est-ce à dire que les territoires locaux n’ont plus de rôle à jouer ?

P. V. : Absolument pas. Les territoires locaux sont des points d’appui majeurs. Le monde se structure désormais en écosystèmes locaux d’innovation, où la cohérence entre les acteurs et la densité des relations de confiance qui existe entre eux jouent un rôle essentiel. Regardez les régions qui s’en sortent le mieux en Europe : ce sont celles qui ont une identité culturelle forte, comme le Pays basque en Espagne, ou les régions de l’Italie centrale. En fait, le niveau qui devient le plus problématique est le niveau intermédiaire, celui des vieux États-nations, devenus trop petits pour les grands enjeux, trop grands pour les enjeux du quotidien, comme on dit parfois. En même temps que les territoires locaux, nous devrions d’urgence augmenter le rôle de l’Europe, seule échelle à laquelle nous pouvons exister dans le monde.

Comment voyez-vous l’évolution du rôle des métropoles dans le développement économique et social de la France ?

P. V. : Il y a aujourd’hui en France un courant qui trouve que les métropoles ont pris trop de place et étouffent les villes moyennes et les campagnes. Il est vrai que, pour de bonnes raisons, le dynamisme des métropoles s’est affirmé (inégalement, car certaines sont nettement plus dynamiques que les autres). Certains territoires peu denses, notamment dans le quart Nord-est, sont en grande difficulté. Mais l’idée d’une France à deux vitesses, la France des riches dans les métropoles et la France des oubliés ailleurs, est caricaturale. Les riches et les plus instruits sont majoritairement dans les métropoles, c’est vrai, mais les plus pauvres aussi. Il y a plus d’inégalités au sein des grandes villes que d’inégalités entre territoires urbains et ruraux. Plutôt que d’opposer métropoles et autres territoires, nous devrions valoriser leurs évidentes complémentarités.


L’édition 2025 aura pour thème « Action publique ! Nouvelle ère, nouveaux défis ». » Printemps de l’économie, Fourni par l'auteur

Cette contribution est publiée en partenariat avec le Printemps de l’Économie, cycle de conférences-débats qui se tiendront du 18 au 21 mars au Conseil économique social et environnemental (Cese) à Paris. Retrouvez ici le programme complet de l’édition 2025, intitulée « Action publique ! Nouvelle ère, nouveaux défis ».The Conversation

Pierre Veltz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.