Jean Le Gall, de la liberté d’éditer

Jean Le Gall a fait des éditions Séguier et du Cherche midi des maisons de curiosités. Amateur averti, il pose sur la littérature un regard de dandy et publie indistinctement des auteurs de « gauche » et de « droite ». Ce qui importe pour lui, c'est l'œuvre d'un écrivain, non la politique, synonyme à ses yeux de poison intellectuel. L’article Jean Le Gall, de la liberté d’éditer est apparu en premier sur Causeur.

Mar 29, 2025 - 06:22
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Jean Le Gall, de la liberté d’éditer

Jean Le Gall a fait des éditions Séguier et du Cherche midi des maisons de curiosités. Amateur averti, il pose sur la littérature un regard de dandy et publie indistinctement des auteurs de «gauche» et de «droite». Ce qui importe pour lui, c’est l’œuvre d’un écrivain, non la politique, synonyme à ses yeux de poison intellectuel.


Dix ans avant notre rencontre, j’avais écrit une lettre à Jean Le Gall. Je venais d’arriver à Paris et me disais qu’il serait sans doute agréable de travailler pour sa maison d’édition Séguier, dont j’admirais le catalogue. N’ayant alors pas fait grand-chose depuis le baccalauréat et ignorant presque tout du monde de l’édition, j’avais naïvement misé sur mon enthousiasme : évidemment, ça n’a pas suffi. Aujourd’hui, en rejoignant Jean Le Gall, un jour de pluie, place Colette, je repense avec amusement à celui qui lui avait adressé cette lettre.

Une personnalité étonnante

Quand je le découvre dans une brasserie aux velours rougeoyants, le directeur des éditions du Cherche-Midi (et de Séguier, toujours) se trouve face à une tasse de café et à deux téléphones portables. L’un d’eux sonne ; il décroche, et m’ayant vu avancer vers lui, m’invite d’un signe à m’asseoir. En attendant la fin de sa discussion, je peux à mon aise observer l’homme. Tout en lui refuse aussi bien l’avachissement contemporain que la raideur réactionnaire. Son vocabulaire, ses manières et sa tenue montrent avec bonheur des paradoxes réjouissants. D’une grande élégance, il n’hésite pas à être familier, comme pour dynamiter une phrase un peu trop corsetée ; s’il est mordant un temps, c’est pour mieux marquer une sympathie l’instant d’après. De sa voix flûtée et tendue, il termine sa conversation téléphonique, et nous commençons la nôtre.

Né à Bordeaux, Jean Le Gall passe l’essentiel de sa jeunesse à Toulouse. Indocile, il enchaîne les établissements catholiques d’où il est systématiquement renvoyé. Il obtient même l’éclat d’un scandale en créant le journal Le Fayot, lui valant l’honneur d’une plainte de la part de parents d’élèves excédés par ses provocations (« Tout ça est lamentable », dit-il en souriant). Issu de la « middle class », il se souvient d’un grand-père aimant qui le poussait à lire et à écrire ; pour le reste, sa famille n’a aucun lien avec « la littérature, l’édition et Paris ». Après de plaisantes études de droit (« La langue du Code civil est magnifique »), il devient avocat d’affaires, à Paris d’abord, puis au Luxembourg et à New York. Dans cet univers technique et ce métier éloigné des joies du langage, Le Gall se plie douloureusement aux règles du jeu (« du job à la jobardise, il n’y a pas loin »). Pendant près d’une décennie, il survit dans une profession dont il n’a pas la vocation, regardant vers un ailleurs qu’il souhaite voir venir en le préparant. Quand il ne travaille pas, il lit. Presque uniquement de la littérature française des temps passés (« les nouvelles propositions étaient le plus souvent inférieures aux précédentes »). Déjà, il sent venir une nouvelle censure, une hygiène nouvelle, un calque politique qui « venait se poser sur tout en véritable poison ». En réaction, il conçoit l’idée de créer une nouvelle maison d’édition, ou d’en relancer une « un peu délaissée » : son choix se tourne vers Séguier, dont il souhaite faire une maison de curiosités.

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Si Jean Le Gall sait, et depuis longtemps, ce qu’il veut faire, il sait peut-être mieux encore ce qu’il ne veut pas faire. Comprenons : éditer de l’autofiction dans l’air du temps (« On inscrit sur la couverture le mot roman, mais ça n’en est jamais… Si la direction des fraudes procédait ainsi qu’elle le fait pour la publicité mensongère, ces livres seraient retirés du commerce ! ») et de la littérature engagée. « Les écrivains engagés se résument à des gens qui cherchent une rémunération complémentaire. » L’écrivain est pour lui un homme rare, pour qui la forme est centrale et l’imagination indispensable. Il continue : « Il m’est arrivé de publier des écrivains qui étaient incidemment à la droite de la droite ou à la gauche de la gauche. Peu importe, à partir du moment où ce qui est écrit est indépendant d’une action purement politique. » Dans le même temps, il regrette que tout soit devenu, plus que jamais, politique : « Maintenant, des penseurs professionnels affirment que le vin de Bordeaux est de droite et la choucroute de gauche. » Le Gall a le sens de la phrase qui fait mouche. Il y a sans doute dans sa nature un double mouvement que trahit son visage. D’un côté, son sourire à la fois tendre et moqueur montre un tour d’esprit ironique, vif, presque satyrique ; de l’autre, ses yeux, eux, parlent d’amertumes et de désillusions. À l’entendre et à le lire, on passe de l’un à l’autre sans s’en apercevoir vraiment.

En 2021, il prend la direction du Cherche-Midi, entouré de ceux qu’il nomme « sa bande » et dont il avoue avec fierté qu’ils sont les collaborateurs et amis qu’il aurait rêvé mettre autour d’une même table : c’est aujourd’hui le cas. « Avec eux, j’ai le plaisir de pouvoir passer d’un sujet à l’autre, des moralistes du XVIIIe aux surréalistes, du cinéma « anar » au cinéma hollywoodien, cela avec une joie égale. » Cette maison d’outsiders, courageuse et attachée à la liberté, avait déjà prouvé son irrévérence en publiant les albums de Cabu et de Wolinski, même lorsque la situation était devenue pour eux plus que critique, le livre de l’imam Hassen Chalghoumi (Les Combats d’un imam de la République, 2021), jusqu’au texte de Sabine Prokhoris (Qui a peur de Roman Polanski ?, 2024), dénonçant l’entreprise de démolition du réalisateur. Au cours de notre entretien, les différentes facettes de Jean Le Gall apparaissent et se mêlent pour constituer cette personnalité étonnante. Pragmatique, on retrouve l’ancien avocat d’affaires méticuleux de ses dossiers ; esthète, le dilettante raffiné ayant le goût des petits-maîtres aux précieuses œuvres oubliées ; canaille même, quand le jeune homme de la revue adolescente de jadis renaît sous une forme nouvelle. Qu’il raille les uns ou admire les autres, Jean Le Gall conserve comme un feu sacré une grande lucidité sur l’état de la littérature actuelle : « Un Français sur quatre a essayé d’écrire un livre, mais je ne suis pas certain qu’un Français sur quatre en achète. »

« Acide face à la bouffonnerie du monde moderne »

À ce sujet, Jean Le Gall est aussi un écrivain. Mieux : un écrivain qui sait écrire. Dans son très bon roman, L’Île introuvable, paru en 2019, on trouve cette phrase, terrible, à propos du milieu de l’édition : « Dominique réalisa que ce métier avait été la somme de ses passions et de ses croyances. Et qu’il ne l’était plus. » Le reste du livre est une course tragique au désenchantement, peuplé d’aphorismes aiguisés, de trouvailles comme des feux artifices amers : « Olivier Ravanec était instruit d’une grande méfiance envers les femmes, et plus tard, il montra de plus solides envies pour la lecture et l’écriture que pour les accouplements. » Au fil du livre, on retrouve plusieurs fois le nom de Matthieu Galey, qui avait fait un art, en son temps, de la méchanceté ciselée, mais n’esquivait pas pour autant les exercices d’encensement : Jean Le Gall, lui non plus, n’est pas étranger à ces deux pôles opposés qui se succèdent au gré des émotions. C’est un talent de savoir aimer, autant que de savoir mépriser – avec style. Au printemps prochain paraîtra chez Gallimard son nouveau roman qui porte un beau titre : Dernières nouvelles de Rome et de l’existence, et qui se passe dans la capitale italienne en 1969. Celui-ci lui donnera l’occasion de « vomir sur le moment où les partis politiques ont pris une place si essentielle dans le spectacle contemporain ». Dans la lignée d’un Dino Risi, qu’il cite avec plaisir, Jean Le Gall se veut acide face à la bouffonnerie du monde moderne : « À cette époque arrivent massivement le téléviseur, le réfrigérateur, et le canapé dans lequel l’humanité va connaître un long engourdissement, un long moment de relaxation cognitive qui n’a finalement jamais cessé. » Plus jeune, Le Gall devait paraître un bien étrange camarade à ses congénères des lycées garonnais : il n’est pas impossible qu’il en soit de même parmi ses collègues de l’édition. Il faut le lui souhaiter, c’est toujours un bon signe. Rien n’est plus plaisant que ceux qui ont l’aristocratique plaisir de déplaire à certains, en étant plus que charmants à d’autres.

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Autour de nous, des serveurs disent des choses comme : « Pour les commodités, c’est au fond du couloir, madame. » Dehors, la Comédie-Française semble avoir la gueule de bois. Jean Le Gall se lève et récupère son parapluie sous lequel nous nous abritons pour traverser la rue. Au moment de passer devant la librairie Delamain, je crois avoir parlé de Valery Larbaud. Puis, nous nous sommes salués et j’ai descendu les escaliers de la station de métro Palais-Royal – Musée du Louvre. Une fois en bas, j’ai compris pourquoi j’avais adressé à Jean Le Gall cette lettre idiote il y a dix ans : c’est parce qu’il donne l’impression que la littérature vit encore.

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