Deux tours d’horizons & retours aux sources
Deux livres interrogent, chacun à sa manière, les dynamiques historiques de domination, d’adaptation ou d’interdépendance entre les vivants, qu’il s’agisse des sociétés humaines ou du règne animal, face aux migrations, conflits et bouleversements environnementaux... L’article Deux tours d’horizons & retours aux sources est apparu en premier sur Causeur.

Deux livres interrogent, chacun à sa manière, les dynamiques historiques de domination, d’adaptation ou d’interdépendance entre les vivants, qu’il s’agisse des sociétés humaines ou du règne animal, face aux migrations, conflits et bouleversements environnementaux.
Voilà ce qui s’appelle « une somme ». Alain Bauer, connu du grand public pour ses interventions toujours très avisées, à la télévision, en matière de délinquance, de criminologie, de sécurité, l’acide et souriant tribun chéri des médias (enfin, pas de tous) est, au premier chef, un homme de plume : universitaire, professeur au Conservatoire des arts et métiers et enseignant aux universités de Shanghai et de New-York, il abat un travail considérable. En témoigne, s’il en était besoin, le volume qui referme la trilogie ouverte en 2023 avec Au commencement était la guerre, et continuée l’année suivante avec Tu ne tueras point. Sous le titre La conquête de l’Ouest, l’ouvrage dont il est ici question explore la « tension dialectique », le « jeu de forces » où se joue, pour l’humanité, le principe contradictoire du mouvement et de la sédentarité.
Il est risible d’attendre d’une société désintégrée qu’elle intègre quoi que ce soit

« Il est vain, observe l’auteur, d’isoler les bouleversements sociaux, qu’ils soient de l’ordre de la décomposition ou de la recomposition, de la conquête ou de la rencontre, de la prédation ou de l’enrichissement mutuel, des processus historiques, démographiques et géographiques qui les sous-tendent » (…) « Voici donc, poursuit-il, après la mise à jour de l’état de guerre comme matière même de l’histoire, puis de la criminalité comme matrice de la civilisation, venu le temps de l’exploration du devenir sédentaire »… Quête ambitieuse qui, en près de 500 pages plutôt denses, nous fait traverser civilisations et continents, au prisme des migrations et des enjeux démographiques dont elles sont le signe et le vecteur. Pour nourrir une réflexion nous portant, qui sait, à « réinventer de nouvelles modalités d’appartenance inclusives capables d’articuler les échelles locale, régionale, continentale et mondiale ».
De fait, pour Alain Bauer, l’histoire ne prend sens que par sa dimension spéculative et prospective. C’est même ce qui rend cette lecture particulièrement stimulante. Car si La conquête de l’Ouest remonte aux origines, aux mythes, à la Genèse, dans une odyssée qui transite « de la caverne à la yourte », de « la révolution néolithique » aux fléaux épidémiques mondialisés – la peste noire, tout comme le Covid, « migrent aussi » ! – , des colonisations de l’homo sapiens aux grandes explorations, en passant par les vagues migratoires des temps préhistoriques, jusqu’aux dites « grandes découvertes », etc. c’est toujours pour rapporter ces éléments et ces faits aux exigences et aux urgences du présent.
Si ce « tour d’horizon » fait « retour aux sources » – qu’il s’agisse de la traite des esclaves, de l’intolérance religieuse des différentes formes de l’exode, climatique, guerrier, économique, ou encore des multiples modalités de l’errance, du retour… – c’est donc moins dans un projet de pure érudition historiciste (encore que ces éclairages soient par eux-mêmes passionnants) que dans la visée clairement assumée d’outiller notre réflexion sur les enjeux actuels. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple extrait du chapitre où Bauer nous livre une très percutante « petite histoire de la démographie » avant de faire le lien entre projections démographiques, exploitation des ressources, impératifs environnementaux, identités nationales, géostratégies : « À quoi la Chine se prépare-t-elle ? Non pas au monde de demain, mais au monde d’aujourd’hui où la surproduction du superflu masque de moins en moins la disette de l’essentiel ». Quel « fil rouge » (…) « couvre l’histoire des mouvements migratoires contemporains ? Le besoin de bras » ! Et de noter combien « l’hypocrisie est grande dans la gestion des flux ». Car « ce qui change et évolue, ce sont les frontières ».
À lire aussi : Immigration : convertir l’opinion publique au lieu de l’informer
Recentrée sur la France, sa conclusion étrille ces « idéologues grimés en pragmatiques et [ces] experts grimés en humanistes ». Et grince : « Il est risible d’attendre d’une société désintégrée qu’elle intègre quoi que ce soit – et c’est pourtant ce que continue à faire inlassablement la bonne conscience pétitionnaire, en sciant la branche sur laquelle elle voudrait asseoir l’étranger ». Remuant le couteau dans la plaie – quitte à se faire quelques ennemis – Bauer poursuit : « Plus que d’espérer que les étrangers, par une magie propre à l’Occident, adoptent les usages d’une liberté amnésique, d’une égalité faussée et d’une fraternité de plus en plus cantonnée aux manifestations sportives, les responsables politiques gagneraient à comprendre que, si la maison est pillée ou dégradée, c’est parce qu’elle est à l’abandon ».
Du côté des animaux

Je sortais de la projection de Tardes de soledad, ce documentaire vertigineux où, sans le moindre commentaire, la caméra d’Albert Serra investit le cérémonial tauromachique en collant son objectif, à fleur de peau, sur le bestiau endolori, ivre de rage, qui dans l’arène affronte le torero péruvien Andres Roca Rey – duel sans merci entre l’homme et la bête. Bon prélude à la lecture de cette Histoire animale du monde, ouvrage collectif passionnant : comme Serra nous fait éprouver, dans ce rapport de force ritualisé de la corrida, tout autant que le péril de mort qui pèse sur le matador, la bravoure du taureau avant l’estocade finale, ces pages se placent délibérément « du côté des animaux » pour parcourir ces segments d’histoire traditionnellement envisagés d’un point de vue ethnocentré sur l’humain.
Ainsi apprendrez-vous, par exemple, que pendant la Grande guerre, « environ huit millions de chevaux, trois millions de mulets et d’ânes, 100 000 chiens sont enrôlés sur le front ouest […] pour porter, trier, guetter, secourir, informer ». Qu’il faut alors « 178 chevaux pour une batterie française de quatre canons 75 afin de tirer les voitures des pièces, munitions, outils, bagages, vivres et hommes » dans un contexte où « la plupart des régiments [d’artillerie] sont hippomobiles ». Ou encore, que chez les bovins « l’incubation [de la rage] peut durer quelques semaines voire plusieurs mois », mais « qu’elle dure généralement quatre à cinq jours et se conclut inévitablement par la mort puisque, aujourd’hui encore, aucun traitement n’existe après l’apparition des symptômes », sachant que les vecteurs de contamination des « « bêtes à cornes » comme on disait autrefois » diffèrent beaucoup selon les époques, transitant du loup au renard roux… Directeur de l’ouvrage, Eric Baratay consacre un chapitre à l’histoire des animaux de zoos : Louis XIV faisant « réaliser la première ménagerie d’Occident à Versailles en 1664 », imité sans tarder par les cours princières. « Sous l’Ancien Régime, il faut six à quinze mois pour qu’un éléphant des Indes arrive en France, six mois en 1824, cinq en 1850, soixante-dix jours en 1870 », paraît-il ! Hécatombe stupéfiante des animaux en captivité : dans le premier semestre de leur séjour, « 50% au zoo de Vincennes en 1985 », dans une opacité qui reste « mieux gardée qu’un secret bancaire », assure l’auteur, qui décrit ensuite par le menu l’évolution des conditions de captivité des animaux, depuis l’âge classique jusqu’à nos jours.
Autre contributeur, Christophe Chandezon se penche quant à lui sur l’acclimatation progressive des « cailles, poules et paons » dans l’espace méditerranéen : « l’arrivée définitive du coq doit être située plutôt dans la première moitié du premier millénaire av. J.-C., mais c’est seulement à partir du Vè-IVè siècles av. J.-C. que le coq apparaît déjà bien installé, autant en Grèce qu’en Italie ou en Espagne », son chant étant « désormais un élément du paysage sonore ». On saura encore qu’ « il y a des poules sur les navires de Magellan au départ de Séville en 1519 », que les combats de coq sont appréciés des jeunes gens en Grèce dès l’époque archaïque et « montrés en exemple aux jeunes guerriers ». Ou bien que, passager clandestin des voyages humains, « le rat noir conquiert ainsi en partie l’Europe en montant à bord des navires qui, partant d’Alexandrie, approvisionnent Rome en céréales durant l’Empire ». Et de fait, « les débats actuels sur les espèces invasives montrent combien une histoire de la mondialisation ne peut s’écrire sans penser aux animaux », note l’auteur, ce qui « impose de rechercher des parallèles dans le passé ».

Historicisation du règne animal, remises en perspectives, sur le long terme, de ce versant tendanciellement négligé, ou tenu pour négligeable : on l’aura compris, le tropisme qui place la bête en acteur agissant de l’Histoire, dans un rapport complexe, parfois tendu avec les bipèdes que nous sommes, défriche de nouvelles pistes de recherche. Sous la plume de Fabrice Guizard, un chapitre se penche sur « Les destins canins au Moyen-Age », époque où le mot « chien » reste l’insulte suprême, la question de l’animal errant se posant « avec une certaine acuité, surtout dans les villes », avant que ne s’opère la réhabilitation symbolique du chien ( très présent dans l’imagerie religieuse). Emmanuel Porte poursuit la traque du chien errant « dans les cités modernes – XVIIIè – début XIXè siècle », jusqu’au temps où « dans nos villes européennes »[…] « l’errance canine [devient] une exception », tandis que « les chiens des villages africains, les meutes de chiens moscovites, les errances plurielles des villes d’Amérique centrale et latine sont autant d’exemples actuels d’un comportement canin dont les Occidentaux étaient familiers et dont ils ont même oublié le souvenir ». Signé Nicolas Baron, un autre chapitre s’attache à étudier comment « leur entrée en ville transforme les renards », victimes de collisions malgré « leur excellente ouïe » et quoique « leur vitesse de pointe [puisse] atteindre 50km/h », ou décimés à 95% par la gale, à Bristol, dans les années 1990, sinon par le péril canin, le goupil étant repérable à sa forte odeur.
À lire aussi du même auteur : Lyrique: Dante & Dusapin, c’est du lourd!
Depuis quelques décennies, une faune sauvage prend ses aises en ville – pigeons et rats à Paris, ratons laveurs à Montréal, souris à New-York, et même escargots, selon un processus évolutif de sélection « aboutissant à terme au développement d’une sous-espèce, puis d’une espèce », processus désigné sous le nom de « spéciation ». De retour sur la Loire, les castors, que l’Académie française nommait jadis « bièvre » ou « beuvron », « sont devenus quasiment nocturnes alors que leur vision n’est pas du tout conçue pour cela », explique Rémi Luglia dans un chapitre savoureux qui fait « réfléchir aux dynamiques historiques autour des animaux, des humains et des paysages », lesquels paysages « eux-mêmes ne sont pas fixes [mais] le produit de ces arrangements négociés entre les humains et les autres vivants, variant selon les époques, les territoires et les individus ».
Tout comme l’histoire des hommes, l’histoire animale a ses héros et ses incarnations mythiques : témoins Bucéphale, le cheval qui « porte Alexandre pendant seize ans et l’accompagne tout au long de la conquête de l’Empire perse ». Sa « biographie » est détaillée par Jérémy Clément dans un texte croisant « les connaissances éthologiques modernes avec les quelques sources éparses concernant l’élevage équin en Grèce ancienne », tandis qu’Eric Baratay étudie celle de Meschie, chimpanzé expatrié en Occident (1930-1934), ou Marco Vespa, plus loin, raconte la vie de l’éléphant romain, du 1er siècle av. J.C au 2ème siècle ap. J.-C. Ou Nicolas Lainé le « travail et domestication de l’éléphant d’Asie » du XIXème siècle à aujourd’hui…
Sur le registre comparatif qui s’impose en la matière, l’autoflagellation n’est vraiment pas de mise : « L’Asie, auréolée en Occident de ses religions et philosophies supposées bienveillantes, a beaucoup pratiqué la violence. A l’inverse, l’Occident, critiqué à juste titre pour sa religion et sa philosophie dépréciatives et pour ses massacres, a théorisé la protection ».
À lire :
La conquête de l’Ouest, par Alain Bauer. Fayard, coll. Choses vues. Fayard, 2025 496 pages
Une histoire animale du monde – à la recherche du vécu des animaux de l’Antiquité à nos jours, sous la direction d’Eric Baratay. Tallandier, 2025. 352 pages
Une histoire animale du monde: À la recherche du vécu des animaux de l’Antiquité à nos jours
Price: 22,90 €
6 used & new available from 17,00 €
L’article Deux tours d’horizons & retours aux sources est apparu en premier sur Causeur.