Je vais bien, mais je me soigne
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L’éditorial de mai d’Elisabeth Lévy
On peine à imaginer ce que serait l’épopée humaine s’il n’y avait pas des gens fêlés, des esprits tourmentés, des âmes égarées. Sans cette humanité claudiquante, personne n’aurait jamais écrit un roman ou tourné un film – ni, sans doute, fait la guerre. Achille était certainement bipolaire, dépressif, autiste ou schizophrène. L’Histoire n’a pas été écrite par des gens raisonnables et équilibrés, mais par une sacrée collection de cinglés en tout genre. Pour le dire vulgairement, sans les fous on s’emmerderait ferme. Il paraît que « fou » et « cinglé », c’est stigmatisant, mais ce qui l’est encore plus, c’est de prendre des pincettes, comme s’ils étaient incapables de supporter la moquerie ou le langage commun, qui peut être cruel même quand il est innocent. Le prix de l’appartenance à la communauté humaine, c’est d’accepter qu’on se paye votre tête.
Malade mental, c’est ainsi que Nicolas Demorand se définit dans Intérieur nuit, le livre où il raconte l’enfer du trouble bipolaire. Loin de moi l’idée de minimiser sa souffrance dont il tire d’ailleurs un bel objet littéraire. D’origine souvent mystérieuse, la souffrance psychique agit comme un acide qui ronge l’intériorité. Je me garderai donc de dire au matinalier de France Inter : « Bouge-toi, va à la piscine, ça va aller ! » Je suis sûre, après l’avoir lu, que ça n’ira jamais complètement. Il devra toujours vivre avec son erreur-système, qui lui donne le privilège d’explorer les marges sombres de la condition humaine. Sans elle, l’existence de Demorand serait certes moins douloureuse mais peut-être beaucoup moins riche. Souffrir de la même maladie que Churchill, ce n’est pas rien.
Qu’on ne se méprenne pas, j’éprouve la plus grande compassion pour les psychotiques, les névrotiques, les colériques, les alcooliques, les apathiques, les mélancoliques, les boulimiques – sans oublier les éjaculateurs précoces et les femmes fontaines. Je trouve détestable, en revanche, la mode contemporaine du coming-out. Et j’en veux personnellement au premier matinalier de France. Jusque-là, je le tenais pour un animateur brillant et énervant, dont j’aimais bien le côté bougon, mal dégrossi. Maintenant, à chaque fois qu’il bute sur un mot j’ai peur qu’il s’effondre, je me dis qu’il a passé une sale nuit et j’oublie de m’énerver contre ses lubies idéologiques (plus subtiles d’ailleurs que celles de nombre de ses collègues).
Demorand n’est pas le premier à sacrifier à l’affligeante injonction de l’exhibition. Pour vivre heureux, vivons montrés ! On ne compte plus les célébrités qui, comme Pamela Anderson, Catherine Zeta-Jones ou Lady Gaga, ont cru devoir annoncer au monde qu’elles souffraient de dépression, pensées suicidaires ou anorexie. On notera que personne ne va à la télévision parler de ses pulsions pédophiles – les dérèglements sexuels, bien que relevant aussi de pathologies répertoriées, ne bénéficient pas de la sollicitude publique pour la maladie mentale, décrétée grande cause nationale tous les quatre matins.
À défaut d’améliorer la prise en charge d’un seul patient, cet engouement bruyant semble rendre la maladie mentale tendance – et conduit à la voir partout, tout enfant agité étant susceptible d’être diagnostiqué hyperactif. L’exemple de Demorand a suscité une salve de vocations, Florent Manaudou, Valérie Lemercier, Yannick Noah et Bertrand Chameroy ayant annoncé qu’eux aussi souffraient de troubles psychiatriques. On annonce un documentaire dans lequel des célébrités parleront de leurs araignées au plafond, présage, peut-être, au MeToo de la maladie mentale que Demorand appelle de ses vœux : « Tous ceux qui souffrent en silence et dans la honte verraient leur vie sacrément améliorée, confie-t-il au Point, car crever en silence n’est pas un destin. » Crever en public est-il plus enviable ? Il s’agit toujours de « briser les tabous », de se délivrer de la honte et du secret, comme si on ne cachait que ce dont on a honte. Il y a des tas de choses dont je n’ai nullement honte mais que je n’ai pas la moindre envie de dévoiler. Si ça se trouve, on soigne mieux certaines blessures en les conservant par-devers soi.
Si des people choisissent de se mettre à nu, c’est toujours pour aider les autres, les anonymes qui découvriront ainsi qu’ils ne sont pas seuls – comme s’il fallait être célèbre pour s’informer. Il est évidemment louable de se soucier des malades. Reste que la société du soin et du câlinage narcissique est peut-être en train de fabriquer des générations de faibles, englués dans une perpétuelle demande d’attention et de reconnaissance, ignorant la force et répugnant à la violence, même pour se défendre. D’aucuns penseront que je suis insensible, incapable d’empathie – ce qui me vaudrait une place dans la grande famille des cerveaux malades : je leur recommande le reportage diffusé le 29 avril sur France Inter, en ouverture du journal de 6 h 30. Il y est question d’une étude sur l’impact des transports en commun sur la santé mentale, révélant que 40 % des usagers estiment qu’ils sont l’un des facteurs majeurs de leur souffrance psychique. On apprend donc que le métro génère stress, anxiété, incertitude et même « des ressentis de colère violente » – ça, je vous le confirme. Il faudra en parler aux habitants de Périgueux ou de Karachi qui doivent ignorer la chance qu’ils ont de devoir prendre leur voiture pour tout déplacement. « Caroline, explique le journaliste, le prend tous les jours, le trafic l’angoisse beaucoup mais elle ne s’en était pas rendu compte. » Merci France Inter, maintenant, Caroline sait qu’elle va mal et ça lui fait un bien fou. En attendant, un pays dont la jeunesse se plaint de la souffrance dans le métro est déjà en deuxième division de l’Histoire.
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