Immigration : convertir l’opinion publique au lieu de l’informer

Par crainte de représailles académiques, la démographe Michèle Tribalat avait déjà été écartée du fameux ouvrage Face à l'obscurantisme woke de Pierre Vermeren. Mais, après l’attaque publique contre le livre largement commentée ces derniers jours dans la presse, l’éditeur initial a annulé toute la publication, ce qui va finalement bénéficier à une nouvelle maison d’édition. Michèle Tribalat nous propose ici de lire sa contribution au livre : elle y explique l’emprise idéologique sur les institutions académiques et politiques concernant la question migratoire, accusant une élite dominante d’imposer un discours visant à naturaliser l’immigration et à disqualifier toute critique en la présentant comme irrationnelle. La démographe pointe notamment les contradictions et manipulations statistiques de figures influentes comme François Héran... L’article Immigration : convertir l’opinion publique au lieu de l’informer est apparu en premier sur Causeur.

Mar 18, 2025 - 16:56
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Immigration : convertir l’opinion publique au lieu de l’informer

Par crainte de représailles académiques, la démographe Michèle Tribalat avait déjà été écartée du fameux ouvrage Face à l’obscurantisme woke de Pierre Vermeren. Mais, après l’attaque publique contre le livre largement commentée ces derniers jours dans la presse, l’éditeur initial a annulé toute la publication, ce qui va finalement bénéficier à une nouvelle maison d’édition. Michèle Tribalat nous propose ici de lire sa contribution au livre : elle y explique l’emprise idéologique sur les institutions académiques et politiques concernant la question migratoire, accusant une élite dominante d’imposer un discours visant à naturaliser l’immigration et à disqualifier toute critique en la présentant comme irrationnelle. La démographe pointe notamment les contradictions et manipulations statistiques de figures influentes comme François Héran.


Le texte ci-dessous est celui que m’avaient commandé Emmanuelle Hénin, Pierre Vermeren et Xavier-Laurent Salvador le 10 juillet 2023 et qui devait figurer dans le livre – Face à l’obscurantisme woke – qu’ils co-dirigeaient pour les PUF. Par courriel du 12 novembre 2024, ils m’apprirent qu’ils avaient consenti à ce que je sois évincée du livre car l’éditeur craignait les mesures de rétorsion de François Héran du Collège de France. C’était sans moi ou pas de publication.

Finalement, comme on l’a appris il y a une semaine, après la charge de Patrick Boucheron (lui aussi du Collège de France) lors d’une conférence de presse du 7 mars dernier, c’est la publication dans son entier qui se trouve annulée par les PUF.

L’ouvrage a déjà trouvé un éditeur prêt à relever le défi et les co-directeurs se réjouissent de la publicité qui leur a ainsi été faite et ne manquera pas d’assurer le succès de la publication.

« L’idéologue désire non point connaître la vérité, mais protéger son système de croyance et abolir, spirituellement faute de mieux, tous ceux qui ne croient pas comme lui. L’idéologie repose sur une communion dans le mensonge impliquant l’ostracisme automatique de quiconque refuse de la partager. »

Jean-François Revel, La connaissance inutile, Grasset, 1988, p. 217

Sur la question migratoire, l’idéologie dominante de l’élite a conquis les institutions académiques. La curiosité, moteur de la recherche, y a été supplantée par la mission visant à convertir l’opinion publique à la bonne pensée qu’elles professent. Ce ne fut pas une conquête soudaine, mais l’écho lointain du « sociocentrisme négatif » (d’après la belle expression de Paul Yonnet) des années 1980, qui allait s’en prendre à l’identité française, après avoir détruit l’idée de roman national. Une « identité-mode de vie », « dernier bastion de l’appartenance groupale ». Comme l’écrivait encore Paul Yonnet, le projet de dissolution de la France place l’antiracisme « dans l’absolue incapacité de raisonner la crainte phobique d’une colonisation de peuplement étranger » qu’on n’appelait pas encore grand remplacement lorsqu’il a écrit son livre1. Et pourtant, c’est à cette crainte que le discours académique majoritaire cherche aujourd’hui à répondre en lui déniant tout ancrage dans le réel et en mettant en défaut les perceptions communes déplaisantes. Ce discours n’a pas pour objet – légitime – d’en rectifier les erreurs par une approche du réel mettant en œuvre les outils techniques adéquats, mais de les disqualifier pour ce qu’elles disent. L’emprise idéologique opère une sélection des scientifiques non pas sur leur maîtrise technique et leur respect des règles à respecter pour éviter de s’égarer, pourtant indispensables à la mesure du phénomène migratoire, mais sur leur adhésion (réelle ou supposée) ou non au dogme dominant.

Neutralité engagée

Tous les partis de gouvernement ont contribué à cette mission idéologique. Ce fut le cas du gouvernement Chirac-Villepin et de ses ministres qui signèrent le décret 2006-13882 créant l’Établissement public du Palais de la Porte dorée (EPPPD) comprenant la Cité nationale de l’histoire de l’immigration – aujourd’hui appelée Musée national de l’histoire de l’immigration (MNHI) – dont une des missions était de « faire évoluer les regards et les mentalités sur l’immigration en France ». Message reçu cinq sur cinq par les dirigeants de ce musée, si l’on en croit son projet scientifique et culturel3 qui diffuse un discours paradoxal laissant penser que les tenants de l’idéologie dominante, ce qu’ils sont, peuvent se payer le luxe d’oublier le caractère idéologique de leur discours, caractère idéologique qu’ils reportent sur les adversaires qu’ils se désignent. Dans le MNHI, c’est la science qui parlerait à l’opposé des discours idéologiques de ceux qui ne pensent pas bien, car seuls ces derniers sont des idéologues. Seuls ces autres prêcheraient au lieu d’argumenter rationnellement. François Héran, professeur au Collège de France et ancien directeur de l’Ined, pour le malheur de cette vénérable institution, également président du Conseil d’orientation du musée, a fortement inspiré le projet muséal. À sa suite, ce projet revendique une « neutralité engagée ». Il soutient qu’« être pour ou contre l’immigration n’a pas plus de sens que de se prononcer pour ou contre le vieillissement de la population ». « L’immigration est un fait aussi établi que le réchauffement des températures moyennes, le développement du numérique ou le fait que la France a possédé un empire colonial »4. Le MNHI fait ainsi mine de croire que l’opposition à l’immigration reviendrait à en nier l’existence alors que c’est exactement le contraire. En fait, ce que le MNHI proclame c’est la permanence du fait migratoire et la vanité qu’il y aurait à s’y opposer. En la comparant au vieillissement de la population, il le naturalise et indique ainsi que seule l’idiotie peut conduire à se déclarer contre l’immigration.

Cette naturalisation5 du fait migratoire a fait son chemin dans la sphère politique. Ainsi a-t-elle été reprise par Gérald Darmanin. Ce dernier, alors ministre de l’Intérieur, a soutenu ce point de vue lors de sa conférence au Centre de réflexion sur la sécurité intérieure (CRSI) le 19 septembre 2023 : « La question de l’immigration n’est pas une question d’opinion publique. Il n’y a pas à être pour ou contre. Être contre c’est comme être contre le soleil. » Ce faisant, le ministre nous explique que l’immigration n’est pas un objet politique et diffuse ainsi l’idée, paradoxale pour un ministre chargé de l’immigration, qu’il n’y a pas grand-chose à faire, sinon s’y adapter, alors même qu’il défend un projet de loi censé tout changer sur le sujet. Il ne peut donc qu’approuver la mission officielle du MNHI visant à changer le regard porté sur elle : en gros, puisque nous n’y pouvons rien, faisons mine de l’apprécier.

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Le rapprochement fait par le MNHI avec le changement climatique pose question. Les mêmes qui nous demandent de nous adapter à l’immigration programment des politiques très coûteuses censées peser sur l’évolution du climat. Celle-ci (à l’échelle planétaire) dépendrait donc des politiques qui seront mises en œuvre en France alors qu’il faudrait s’accommoder de l’immigration étrangère à l’échelle de ce pays ! Il est donc des décisions politiques prises en France qui pourraient freiner le réchauffement planétaire mais aucune vraiment capable de freiner l’immigration en France.

Les idéologues qui se chargent de la rééducation morale des gens ordinaires se moquent de la cohérence de leurs propos car ils savent qu’ils ne seront pas mis face à leurs contradictions. Ils sont entourés de collègues complaisants et sollicités par des médias porteurs de la même idéologie. Ils savent que les petites voix qui s’y risquent n’auront aucun écho tant que la croyance qu’ils répandent, car c’est bien de croyance qu’il s’agit, restera hégémonique dans les élites.

Cette croyance peut ainsi conjuguer le discours sur la faiblesse de l’immigration, notamment par rapport à nos voisins européens, propos favori de François Héran, et celui faisant de la France « le plus grand pays d’immigration du monde depuis au moins deux siècles »6.

François Héran est devenu un champion des déclarations contradictoires censées alimenter le même discours : on n’y peut rien mais c’est formidable !

Il plane au-dessus de la mêlée et sa parole est recueillie avec révérence. Un homme qui parle si bien ne saurait se tromper. Nous ne sommes donc pas très nombreux à nous être penchés sérieusement sur ses écrits et ses déclarations7.

Pourtant, il a apposé son sceau aux tripatouillages statistiques dont il ose se plaindre aujourd’hui. Tout récemment encore, sur RTL, au micro d’Yves Calvi, il récriminait contre ceux qui reproduisent les erreurs qu’il a lui-même commises. Citons-le : « C’est une erreur très fréquente, consistant à dire : ‘j’ai le nombre de séjours d’une année, j’ajoute l’estimation des irréguliers, j’ajoute les demandeurs d’asile et ça fait 500 000 personnes’. Eh bien ! C’est une erreur parce que ça fait des doubles et des triples comptes »8. En 2020, il s’était lui-même livré à ce type de calcul9 (sans estimation des « irréguliers ») dans Le Monde, lorsqu’il s’agissait de ridiculiser ceux qui pensaient qu’on pourrait éviter des contaminations au Covid en prolongeant l’expérience de confinement aux seuls étrangers cherchant à s’installer durablement en France : « chaque année en France, 540 000 entrées environ relèvent de la migration, ce qui est très peu sur l’ensemble des 90 millions d’entrées provisoires ou durables : 0,6 % »10 ; pourcentage calculé sur l’ensemble des entrées en France y compris touristiques ! François Héran avait réitéré ce propos lors d’un entretien avec le géographe Michel Foucher au MNHI : « de véritables migrants qui s’installent dans l’année pour au moins un an c’est peut-être [!!!], si on calcule très large, 500 000 en comptant les Européens, 550 000, peu importe [!!!], mais en gros c’est 1/150ème, 0,6 ou 0,7 % de la mobilité internationale »11. Au diable les doubles et les triples comptes quand c’est pour la bonne cause ! Pourquoi récriminer aujourd’hui contre un discours qu’il a lui-même contribué à propager ? En fait, tout dépend du point idéologique qu’il s’agit de soutenir.

Impuissance générale

En 2017, François Héran avait inventé une stabilité du flux autour de 200 000 entrées pour incriminer l’impuissance de François Fillon (qui se présentait alors à l’élection présidentielle) à le faire baisser12 pour, en 202213, …se rendre à l’évidence d’une hausse, que retrace l’évolution de la proportion d’immigrés dans la population. Cette fois, il souligne l’impuissance commune de tous les présidents de la République à agir sur cette tendance, même s’il consent à reconnaître un léger ralentissement du temps de Nicolas Sarkozy ! S’il fallait ridiculiser Nicolas Sarkozy, mais surtout François Fillon, en 2017, il faut épargner Emmanuel Macron en 2022. On ne peut pas incriminer ce président puisque la croissance de l’immigration étrangère lui échappe, comme elle échappait à ses prédécesseurs. En 2017, il invitait à « faire avec » l’immigration en la naturalisant : on ne pourrait pas plus empêcher des étrangers d’entrer que des enfants de naître. En 2022, c’est la petite France qui ne peut pas, à elle seule, se dresser contre une dynamique mondiale irréversible.

Enfin, comment ne pas évoquer la fessée que François Héran a cru mettre à Stephen Smith14, avec la complicité de Population & Sociétés15, revue de l’Ined, qui s’est ainsi joint à la campagne de dénigrement de Stephen Smith, sous les applaudissements de médias soulagés d’apprendre que ce dernier avait tout faux ? On ne peut guère en faire grief à la presse quand le comité de rédaction de la revue lui-même, grisé par la perspective de démolir le livre de Stephen Smith, n’a pas été en mesure de détecter l’erreur méthodologique flagrante de la démonstration de François Héran. Erreur, qui n’a jamais été rectifiée et dont il faut dire un mot. François Héran supposait que le rapport entre la population subsaharienne qui s’installerait en France et la population subsaharienne en Afrique resterait constant jusqu’en 2050, sans prendre la précaution de vérifier si tel avait bien été le cas jusque-là. En fait, entre 1982 et 2015, la population subsaharienne avait augmenté beaucoup plus vite en France qu’en Afrique. L’hypothèse de base était donc fausse, ce qui n’avait pas empêché les éditions Nathan de retenir l’article de Benoît Bréville, rédacteur en chef de Politis, titré « Le mythe de la ruée vers l’Europe, Immigration, un débat biaisé » s’appuyant sur la si brillante démonstration de François Héran et publié sur le site Groupe d’histoire sociale16, pour le proposer à la sagacité des lycéens comme exercice d’approfondissement.

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Ce ne sont là que quelques exemples du fourvoiement d’un monde académique qui, sous des atours scientifiques, vise la transformation des perceptions communes afin de satisfaire une élite bien décidée à « changer le regard sur les populations immigrées, sur l’immigration » comme l’a si joliment formulé le MNHI17. Cet ascendant idéologique sur la recherche scientifique a des conséquences désastreuses sur le débat démocratique dans la mesure où toute malversation ayant la bonne tonalité idéologique a toutes les chances d’échapper à la vigilance médiatique.

Avec le risque de banaliser ainsi la fraude scientifique, pourvu qu’elle apporte la satisfaction idéologique attendue.

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  1. Publié en 1993 et réédité en 2022 chez L’Artilleur. Voyage au centre du malaise français.
    L’antiracisme et le roman national
    , Paul Yonnet, 349 p. ↩
  2. https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000272458 ↩
  3. https://www.palais-portedoree.fr/le-projet-scientifique-et-culturel. ↩
  4. Op. cit., page 9. ↩
  5. Lire à ce propos le chapitre 6 de mon livre (Immigration, idéologie et souci de la vérité,
    L’Artilleur, 2021), consacré à la naturalisation du phénomène migratoire. ↩
  6. Projet MNHI op. cit., p. 9. ↩
  7. On trouvera mes critiques sur mon site : https://micheletribalat.fr/ et dans mon livre op. cit. ↩
  8. https://www.dailymotion.com/video/x8pf0m7. ↩
  9. Voir à ce sujet : https://micheletribalat.fr/435108953/mieux-appr-hender-les-flux-
    migratoires-en-france
    . ↩
  10. https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/26/francois-heran-l-ideologie-du-confinement-
    national-n-est-qu-un-ruineux-cauchemar_6037821_3232.html
    ↩
  11. https://www.histoire-immigration.fr/programmation/le-musee-part-en-live/migrations-et-
    covid-19-le-grand-retour-des-frontieres
    . ↩
  12. Avec l’immigration, Mesure, débattre, agir, La Découverte, 2017. ↩
  13. Immigration : le grand déni, Seuil, 2023. ↩
  14. Pour son livre La ruée vers l’Europe, Grasset, 2018. ↩
  15. Population & Sociétés n°558, 12 septembre 2018.
    https://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/28441/558.population.societes.migration.subsaharienn
    e.europe.fr.pdf
    . ↩
  16. https://groupedhistoiresociale.com/2018/11/02/immigration-un-debat-biaise-benoit-
    breville/
    . ↩
  17. https://www.palais-portedoree.fr/le-projet-scientifique-et-culturel p. 71. ↩

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