Faut-il craindre un défaut sur la dette souveraine états-unienne ?
Derrière la bataille sur les droits de douane entre les États-Unis et le reste du monde se cache un autre enjeu : le statut du dollar et des obligations d’État « Made in USA ».

Derrière la bataille sur les droits de douane entre les États-Unis et le reste du monde se cache un autre enjeu : le statut du dollar et des obligations d’État « Made in USA ». La politique menée par Donald Trump pour renforcer l’économie nationale pourrait bien, à court terme, affaiblir la puissance financière des États-Unis. Une version trumpienne du perdant-perdant.
L’obsession protectionniste du nouveau président américain s’est rapidement traduite, début février 2025, par l’imposition de droits de douane (le plus beau mot du dictionnaire, selon lui) de 25 % sur l’automobile, l’acier et l’aluminium de ses deux grands voisins, le Mexique et le Canada, au mépris de leur accord de libre-échange, puis le 2 avril, décrété « Jour de la libération », par des droits de douane dits réciproques, sur quasiment toutes les importations. Ce dernier décret a généré une tempête boursière mondiale, les grands indices comme le Dow Jones ou le S&P 500 perdant près de 20 %, ce qui est, peu ou prou, la définition d’un krach.
Trump, le fétichiste des droits de douane
Pour justifier son fétichisme des droits de douane, le nouveau locataire de la Maison Blanche avait invoqué les mânes du 25e président des États-Unis, William McKinley (1897-1901), qui avait pourtant reconnu deux jours avant de succomber à un attentat « que les guerres commerciales sont stériles ». En guise de motivation de cette nouvelle guerre commerciale, M. Trump accuse les partenaires commerciaux des États-Unis d’ériger des barrières tarifaires et non tarifaires, mais aussi de sous-évaluer sciemment leur monnaie.
En fait, selon le fameux Big Mac Index, un indicateur de la valeur des devises, créé par l’hebdomadaire britannique The Economist sur la base de la théorie de la parité de pouvoir d’achat (PPA), si le yuan est aujourd’hui sous-coté de 39 %, le yen de 46 % et le dollar de Taïwan de 56 %, l’euro est à parité, le franc suisse restant la devise la plus surévaluée d’environ 38 %, ce qui n’empêche d’ailleurs pas la Confédération helvétique d’afficher un insolent excédent commercial.
Des déficits jumeaux bientôt incontrôlables
L’ire du nouveau président est due à l’aggravation du déficit commercial états-unien qui a culminé, en 2024, à 1 200 milliards de dollars (ramené à 900 milliards pour l’ensemble des échanges après la prise en compte de l’excédent de la balance des services.
Deux grandes théories expliquent cette dégradation quasi ininterrompue depuis une trentaine d’années. La première constate tout simplement que les Américains vivent au-dessus de leurs moyens en important plus de biens qu’ils n’en exportent. La seconde, popularisée le 10 mars 2005 par M. Bernanke, un ancien président de la Fed, part de l’excédent d’épargne mondial (Global Saving Glut) qui générerait des flux financiers permanents investis dans l’actif réputé le plus sûr et le plus liquide de la planète : l’obligation de l’État fédéral états-unien. Selon cette approche, le déficit commercial n’est que la conséquence nécessaire qui équilibre l’équation de la balance américaine des paiements.
En réalité, c’est bien l’appétit débridé des consommateurs états-uniens, comme le montre un taux d’épargne des ménages exceptionnellement faible (inférieur à 5 %, contre 17 % en France) qui est la cause première du déficit et non, comme l’affirme M. Trump, la déloyauté des partenaires des États-Unis. En revanche, si ce déficit perdure depuis si longtemps, c’est bien, comme l’affirment les tenants du Global Saving Glut, du fait du privilège exorbitant du dollar et de la confiance absolue des épargnants étrangers dans la dette fédérale américaine. Ce financement, qui semblait hier encore sans limites, explique également l’envolée du déficit de l’État fédéral et de la dette publique du fait de l’irresponsabilité budgétaire du Congrès américain, incapable de se discipliner face aux dépenses publiques.
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Le réveil des investisseurs hors USA
À défaut du « Liberation Day », le 2 avril 2025 restera sans doute dans les annales comme le jour du réveil pour les investisseurs non résidents. En effet, contrairement aux scénarios traditionnels des krachs boursiers, les investisseurs ne se sont pas rués, au nom du « flight to quality », vers les deux grands actifs refuges que sont habituellement le dollar et les Treasury Bonds (bons du Trésor).
Au contraire, le dollar a baissé contre l’euro et le yen, et le cours des T-Bonds à dix ans a chuté. De façon concomitante, leur taux d’intérêt a augmenté pour atteindre le niveau record de 4,5 %, soit bien plus haut que celui des obligations allemandes (3 %), la référence de la zone euro.
Pour bien comprendre l’attractivité historique du marché des obligations d’État états-uniennes, il faut rappeler l’origine de leur prestige qui remonte à la création du Trésor fédéral américain, en 1792. À cette époque Alexander Hamilton, le secrétaire d’État au Trésor, avait convaincu les États fédérés qu’il fallait fondre toutes leurs dettes publiques à parité contre les nouvelles obligations garanties par l’État fédéral (alors que certaines ne se traitaient sur le marché secondaire qu’au dixième de leur nominal). Ce moment hamiltonien a inauguré un immense marché obligataire, le plus liquide du monde, de titres jamais pris en défaut depuis 1792 et qui, en 2025, pèse environ 30 000 milliards de dollars.
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Doutes sur la solvabilité de l’Oncle Sam
Malgré la versatilité du nouveau président, il est improbable que l’État états-unien fasse officiellement défaut sur sa dette, même sélectivement, contre ses pires adversaires commerciaux comme la Chine. En revanche, l’instauration d’une taxe sélective à la source sur les intérêts des obligations d’État reviendrait à priver les non-résidents d’une partie du rendement attendu de leurs titres. Cela reviendrait à déprécier leur créance et, donc, à une forme indirecte de défaut.
Il y a même pire, puisque le nouvel exécutif états-unien envisage une conversion forcée des titres en obligations perpétuelles. En effet, Donald Trump a repris récemment les conclusions d’un article publié, en novembre 2024, par Stephen Miran, l’actuel président du Conseil des conseillers économiques de la Maison Blanche. Il s’agirait d’appliquer une loi promulguée par Jimmy Carter en 1977, accordant au président des pouvoirs étendus sur les transactions internationales en réponse aux menaces d’origine étrangère pour contraindre les étrangers à financer le déficit public américain. Cette proposition sème le doute sur la qualité de la signature de l’État fédéral.
Face à ces risques, rien d’étonnant de constater que la Chine, un des principaux créanciers de l’État fédéral (avec encore 760 milliards de dollars sur les quelque 3 000 milliards détenus en Asie), cède continûment des titres et convertisse immédiatement les dollars ainsi obtenus. Ce comportement des autorités chinoises accentue ainsi les pressions baissières sur les obligations et sur le dollar. Dans ces conditions, les investisseurs étrangers vont probablement se détourner des obligations américaines, malgré un rendement aujourd’hui supérieur de 150 points de base de celui des obligations allemandes, les plus sûres de la zone euro, mais qui ne couvre plus le risque de perte de change.
L’heure du « kairos » pour l’euro
Le doute est désormais solidement instillé sur la volonté de l’État fédéral de respecter ses engagements financiers (comme on l’a vu sur l’aide à l’Ukraine au motif que c’est elle qui aurait déclenché la guerre, ou la violation manifeste des traités de libre-échange bilatéraux et multilatéraux annulés d’un trait de plume rageur dans le bureau Ovale).
Les investisseurs du monde entier devraient suivre l’exemple et chercher d’autres actifs sûrs comme les obligations allemandes puisque l’État allemand va laisser filer son déficit pour relancer son économie et renforcer sa défense, ou la dette de la Commission européenne, elle aussi classée AAA.
À quelque chose malheur est bon, et une des conséquences les plus manifestes de la politique de Trump est le renforcement de l’euro, la deuxième grande monnaie de réserve mondiale, mais encore loin du dollar (20 % des réserves contre 60 %), d’autant que l’Union européenne a déjà connu un premier moment hamiltonien symbolique, en 2020, en créant une dette commune de 750 milliards pour financer la crise du Covid.
L’UE doit désormais saisir l’opportunité historique, ce « kairos », des reniements américains en construisant non seulement une défense commune face aux volontés expansionnistes de la Russie, mais aussi une alternative crédible aux T-bonds, ce que n’est pas, pour une question de taille, le marché des obligations d’État allemandes.
Un véritable marché unifié des obligations européennes exigera de renforcer la discipline budgétaire des pays membres, au premier rang desquels la France, qui reste le mauvais élève budgétaire du club. À ce prix, ce marché obligataire pourra rivaliser avec celui de Washington et renforcera, en pleine reconfiguration du système monétaire et financier international, la sécurité, l’indépendance et la prospérité du Vieux Continent.
Éric Pichet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.