États-Unis : les bibliothèques dans la tourmente

Lieux de grande importance sociale et culturelle, les quelque 17 000 bibliothèques des États-Unis sont dans la ligne de mire de l’administration Trump 2.

Mai 17, 2025 - 23:36
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États-Unis : les bibliothèques dans la tourmente

Depuis le retour à la Maison Blanche de Donald Trump, les bibliothèques, partout aux États-Unis, sont directement prises pour cibles et bon nombre d’entre elles voient leurs budgets mis en péril par la suppression des subventions fédérales. Une attaque en règle conduite à la fois dans le cadre des coupes budgétaires massives, mises en œuvre par le DOGE d’Elon Musk, et au nom de la lutte contre les idées progressistes dont les bibliothèques et leurs responsables sont soupçonnés d’être les porteurs.


On connaît la transformation que traversent depuis plus de quinze ans les bibliothèques publiques britanniques qui n’ont de cesse de réinventer un modèle plus urbain, plus connecté, plus innovant, destiné aux « classes créatives » décrites par Richard Florida habitant les centres-villes (comme à Birmingham, par exemple, où une immense bibliothèque de 31 000 m2 a été inaugurée en 2013), au détriment des bibliothèques rurales ou périphériques et de leurs publics. Celles-ci sont peu à peu délaissées, externalisées ou fermées, car jugées obsolètes au XXIe siècle qu’on fantasme « tout numérique », supposément pour le bien de tous.

Depuis peu, c’est au tour du prestigieux réseau des bibliothèques publiques états-uniennes d’être mis à mal voire en danger. Deux menaces s’abattent sur ce fleuron de la lecture publique occidentale.

Une lame de fond amplifiée par l’action de l’administration Trump 2

Depuis cinq ans environ, les fondamentalistes religieux inspirent de nombreux groupes de parents ou de citoyens qui exercent de plus en plus de pressions sur les bibliothèques locales, scolaires principalement, pour décider des ouvrages que l’on pourra proposer aux (jeunes) publics, comme en témoignent les nombreuses poursuites entamées par le Pen America.

D’année en année, le nombre d’ouvrages interdits (ou bannis puisqu’on parle de « banned books ») augmente. Les sujets interdits s’élargissent. Les professionnels des bibliothèques sont même contestés dans leurs compétences à acquérir et à développer une collection. Certains sont licenciés.

La prestigieuse association professionnelle américaine des bibliothèques, American Library Association (ALA), qui compte près de 50 000 membres, en a fait le sujet principal de son dernier rapport d’activité pour l’année 2024, fournissant une infographie édifiante des ouvrages les plus fréquemment interdits, retirés et bannis dont la palme revient à cet ouvrage de George M. Johnson All Boys Aren’t Blue qui raconte l’itinéraire d’un jeune homme, doublement marginalisé car noir et queer, et son combat pour trouver sa voie et faire porter sa voix.

Ces dernières semaines, un nouvel événement s’est superposé à cette lame de fond. Le Department of Government Efficiency (DOGE, « département de l’efficacité gouvernementale ») dirigé par Elon Musk, instauré par Donald Trump à son retour à la Maison Blanche, n’a eu de cesse de démanteler les agences fédérales. On pourrait établir une chronologie des faits consternants qui s’abattent jour après jour sur la communauté des 9 000 réseaux de bibliothèques des États-Unis, mais en réalité chaque jour amène son lot de gel de subventions, de menaces et de licenciements.

Tout récemment, on vient d’apprendre le licenciement brutal de Carla D. Hayden, la directrice de la bibliothèque du Congrès, qui avait été nommée par le président Obama en 2016. La sidération de la profession est générale, au-delà des seules frontières états-uniennes – et cela, d’autant plus que Trump a nommé à la place de Hayden l’un de ses affidés, son ancien avocat Todd Blanche, qu’il avait déjà nommé procureur général adjoint en mars dernier.

Un article de l’Associated Press, publié sur le site de National Public Radio (NPR), reproduit le texte hallucinant du courriel lapidaire annonçant son licenciement à Carla D. Hayden et évoque les manœuvres de l’American Accountability Foundation, groupe de droite qui, comme le souligne le Guardian, a publié une « liste de surveillance DEI (Diversity, Equity, and Inclusion) », identifiant les agents fédéraux qui « mènent des initiatives radicales en matière de diversité, d’équité et d’inclusion ».

Il n’est pas attesté que le licenciement de Carla D. Hayden soit la conséquence directe de la présence de son nom sur cette liste, mais il est indéniable que ces groupes fondamentalistes de droite instaurent dans le pays une ambiance de chasse aux sorcières qui rappelle l’époque du maccarthysme : les fonctionnaires suspectés de défendre les politiques dites DEI font l’objet de mesures que connaissaient les communistes (ou prétendus tels) des années 1950. D’autres sources, comme The Verge, site web d’actualités technologiques, avancent que ces licenciements seraient liés à la question de l’usage abusif de contenus sous droits par les géants de l’IA : ceux qui s’y opposent sont tout simplement été évincés ! Comme c’est le cas pour la directrice du United States Copyright Office, Shira Perlmutter, licenciée le 10 mai dernier d’après le Washington Post et le Monde.

Un démantèlement brutal

Le 14 mars dernier, la Maison Blanche publie un décret visant « des composantes de l’administration fédérale jugées inutiles par le président ». Parmi les sept agences qui y sont listées se trouve l’Institute of Museum and Library Services (IMLS), créé en 1996, dont la mission affichée sur son site est de « promouvoir, soutenir et donner les moyens d’agir aux musées, bibliothèques et organisations connexes des États-Unis par le biais de subventions, de recherches et de l’élaboration de politiques ».

Le budget que l’IMLS consacrait en 2024 aux seules bibliothèques était de 211 millions de dollars, dont 180 millions consistaient en subventions versées aux États. D’après un article du New York Times, ces subventions pouvaient couvrir d’un tiers à la moitié du budget de fonctionnement des bibliothèques. On peut visualiser dans une carte en ligne les montants alloués à chacun des États, ainsi que la nature des subventions.

Depuis cette annonce de suppression de l’agence (non encore effective) et du licenciement à effet immédiat de ses 70 salariés, on ne compte plus les articles de la presse nationale ou professionnelle qui relaient les ripostes orchestrées par l’ALA. La mobilisation est générale. L’association organise la résistance, qui consiste principalement au dépôt d’une plainte fédérale et d’une motion pour une injonction préliminaire en avril dernier visant à empêcher le démantèlement de l’IMLS, réitéré par Donald Trump dans son projet de budget pour l’exercice 2026 déposé début mai. Le site de l’ALA est mis à jour quotidiennement, ainsi qu’une FAQ qui résume les actions entreprises et l’aide que chacun peut apporter.

Mais au-delà de cette chronologie désastreuse qui apporte chaque jour son lot de mauvaises nouvelles, que cherche à faire cette administration ?

Détruire le quotidien des plus précaires

On ne peut traverser une ville des États-Unis sans apercevoir à un moment donné le long de la route principale un grand bâtiment implanté sur un gazon où est lisible en évidence le nom de la bibliothèque en question et le slogan qui la caractérise, tel que « Franklin Public Library : The First Public Library in the United States » ou « Pulaski Public Library : Serving the Community Since 1925 ».

Les bibliothèques « publiques », que l’on qualifie de « municipales » en France, font partie du décor banal des villes états-uniennes, à côté des Post Offices (bureaux de poste). Elles comptent aussi parmi les bâtiments publics les plus fréquentés.

Leur fréquentation a fluctué ces dernières années, mais un peu moins de la moitié des personnes âgées de 16 ans et plus (48 %) déclaraient avoir visité une bibliothèque publique ou un bibliobus au cours de l’année écoulée, en 2016 (derniers chiffres disponibles). On ne peut ouvrir un roman de Philipp Roth ou de Paul Auster sans y découvrir une visite à la bibliothèque du coin…

Photo postée sur le compte Facebook « Small Town Libraries », qui raconte la traversée des États-Unis d’un couple de jeunes retraités ayant décidé de visiter les bibliothèques des villes où ils passent. « Les bibliothèques sont le coeur de chaque communauté. » Compte Facebook « Small Town Libraries »

À partir des données collectées depuis 1988 auprès d’environ 9 000 réseaux de bibliothèques publiques, l’IMLS estimait qu’en 2019, « il y a(vait) eu 392,88 visites physiques dans les bibliothèques publiques pour 100 habitants. La même année, environ 686,39 documents ont été empruntés pour 100 habitants ». Pourquoi s’acharner à détruire des équipements publics qui coûtent si peu dans l’équilibre général des finances publiques et qui sont implantés depuis si longtemps dans le quotidien des habitants des villes petites et moyennes ?

Dans un article du 30 avril du Los Angeles Times intitulé « Trump is slashing library funds. California is a target » (« Trump taille dans les subventions aux bibliothèques, la Californie ciblée »), la chroniqueuse Anita Chabria souligne que

« la Californie, ainsi que deux autres États qui ont osé mentionner la diversité et l’équité dans leurs demandes de subventions, seront particulièrement touchés ».

C’est donc clairement un positionnement idéologique qui pousse l’administration Trump à s’acharner contre les bibliothèques, pour justement ce qu’elles représentent pour une grande partie du public qu’elles desservent et abritent : les plus précaires, ceux qui ne maîtrisent pas le numérique, ceux qui n’ont pas de lieux pour se reposer et se distraire gratuitement, ceux qui ne peuvent se chauffer en hiver ou se rafraîchir en été, ceux qui ont besoin d’aide pour remplir leur déclaration d’impôts, ceux qui n’ont pas d’accès au wi-fi, ceux qui n’ont pas de lieu pour réviser leurs examens, ceux qui ne peuvent acheter leurs livres, ceux qui cherchent un travail, les enfants qui ne savent pas quoi faire de leur été, et tant d’autres !

Photo prise à l’intérieur de la Langworthy Public Library (ville de Hopkinton, Rhode Island), septembre 2019. Compte Facebook Small Town Libraries

En s’en prenant aux bibliothèques, c’est tout un écosystème d’accès à la connaissance, de diversité des contenus, d’inclusion sociale et de solidarité, que cette politique cherche à démanteler. Dans une société fragilisée par les coups de boutoir d’une administration brutale qui risque de renforcer les fractures sociales, numériques et culturelles, les bibliothèques apparaissent comme des infrastructures vitales du bien commun, des havres de paix, des refuges qui accueillent tous les publics sans distinction de sexe, de race, ou de revenu.

Au-delà de l’attaque contre les bibliothèques, il apparaît probable que cette politique ait pour finalité cachée d’offrir aux géants de la tech toute latitude pour avoir accès sans contrainte et gratuitement à des contenus dont les bibliothèques sont des réservoirs convoités.

Le combat que mènent les professionnels pour défendre ces missions fondamentales, loin de se limiter aux États-Unis, peut trouver des échos en Europe et questionne en profondeur nos propres choix de société : quel avenir voulons-nous pour nos institutions publiques et pour les publics qu’elles accueillent, soutiennent, accompagnent ?

La mobilisation exemplaire des usagers et des professionnels aux États-Unis montre que les bibliothèques ne se laisseront pas réduire au silence sans résistance. Souhaitons qu’elle puisse freiner le rouleau compresseur d’une vision autoritaire, monolithique et régressive de l’accès au savoir, cyniquement soumise aux géants de la tech – et qu’elle nous inspire à défendre ces lieux où la pluralité des voix est encore possible, et précieuse, et où les auteurs et leurs textes sont respectés dans leurs droits.

On pense à cette dernière scène du merveilleux Fahrenheit 451 (1966), de François Truffaut : la neige tombe sur la forêt où sont réfugiés des « hommes-livres ». Tous récitent le texte d’une œuvre littéraire qu’ils ont choisi d’apprendre dans ce monde futuriste où les livres sont interdits et brûlés, et où il n’y a plus de bibliothèque…The Conversation

Cécile Touitou est membre de la Commission pilotage et évaluation de l'ADBU, et présidente de la commission Afnor Qualité, statistiques et évaluation des résultats, AFNOR/CN 46-8