En Inde, des milliers de femmes sont tuées chaque année à cause de la dot, pourtant interdite depuis plus de soixante ans
Bien que la dot soit interdite en Inde depuis 1961, les violences qui y sont liées ne cessent d’augmenter, aggravant la précarité et la vulnérabilité des femmes.

En Inde, la pratique de la dot est interdite depuis 1961. Pourtant, le nombre de victimes de crimes liés à la dot ne cesse d’augmenter, ce qui aggrave la précarité et la vulnérabilité des femmes. La persistance de cette pratique met en lumière la résistance de la société indienne à l’interdiction de ce qui est moins une tradition que le reflet de la marchandisation croissante de la société où tout, même le corps des femmes, devient un enjeu économique.
Trente-cinq mille quatre cent quatre-vingt-treize (35 493) : c’est le nombre de femmes tuées entre 2017 et 2022 en Inde à la suite de conflits liés à la dot, selon le Bureau national des registres criminels. Ces données officielles sont sans doute inférieures à la réalité : de nombreuses dowry deaths (morts pour cause de dot) sont déguisées en suicides ou en accidents domestiques. Au-delà, bien d’autres formes de violences sont faites aux femmes et aux filles à cause du système de dot. Pourtant, celle-ci est interdite en Inde depuis plus de soixante ans.
Est-ce la loi qui est mal faite ou est-ce son application qui fait défaut ? Et comment protéger les femmes et les filles indiennes de la pratique dotale face à une loi et une justice défaillantes ?
La prohibition de la dot depuis 1961
Selon le Robert, la dot est « un bien qu’une femme apporte en se mariant ».
En Inde, le paiement de la dot incombe majoritairement à la famille de la mariée. Toutefois, cette pratique y est illégale depuis la loi sur l’interdiction de la dot (The Dowry Prohibition Act (DPA) 1961), votée grâce aux efforts du Mouvement indien des femmes.
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La loi, amendée à deux reprises au milieu des années 1980, définit la dot comme « tout bien ou toute valeur mobilière donné ou qu’il a été convenu de donner, directement ou indirectement, par l’un des époux à l’autre, à la belle-famille ou à toute autre personne avant, au moment ou après le mariage » (Section 2, DPA 1961).
Les « cadeaux » entre époux ou à la belle-famille au moment du mariage restent autorisés dès lors que ces derniers n’ont pas été exigés. La loi ne s’applique pas non plus au « mahr » (c’est-à-dire les dons du fiancé ou de sa famille à la future mariée ou à sa famille) lorsque les époux sont soumis au droit islamique.
Pour rappel, en Inde, en l’absence d’un Code civil unifié, le mariage est régi par les lois des communautés religieuses auxquelles appartiennent les époux.
La dot est sanctionnée civilement et pénalement. Sur le plan civil, la loi prévoit que toute convention concernant la remise ou la réception d’une dot est nulle (Section 5, DPA 1961), donc privée d’effets juridiques. Sur le plan pénal, la loi incrimine la remise, l’acceptation, l’exigence, l’incitation, ainsi que la publicité d’une dot en vue d’un mariage. Les peines encourues varient de six mois à cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 10 000 à 15 000 roupies (de 105 à 160 euros environ), ou d’un montant proportionnel à la valeur de la dot impliquée lorsque celle-ci est supérieure à 15 000 roupies (Sections 3, 4 et 4-A, DPA 1961).
Sous l’impulsion des féministes indiennes, le code pénal a été amendé deux nouvelles fois pour inclure des infractions spécifiques à la dot, avec l’introduction des notions de dowry cruelty en 1983 et dowry death en 1986.
La dowry cruelty, passible de trois ans d’emprisonnement et d’une peine d’amende, désigne tout acte de cruauté infligé à une femme par son mari ou sa belle-famille en lien avec une demande de dot. Il peut s’agir de blessures graves, d’une mise en danger de sa vie, de sa santé mentale ou physique, de harcèlement moral ou de tout autre comportement délibéré de nature à la pousser au suicide (Section 498-A du Code pénal indien).
Le crime de dowry death est puni d’une peine d’emprisonnement allant de sept ans à la prison à perpétuité, assortie d’une amende. Ce crime est considéré comme tel
« lorsque la mort d’une femme est causée par des brûlures ou des blessures corporelles, ou lorsqu’elle intervient dans des circonstances anormales au cours des sept années suivant le mariage et qu’il est démontré que, peu avant la mort, la victime a été sujette à des actes de cruauté ou de harcèlement de la part de son mari ou de la famille de son mari, en relation avec une demande de dot » (Section 304-B code pénal indien).
Depuis 2005, le harcèlement d’une femme pour exiger une dot peut aussi être sanctionné en vertu de la loi sur la Protection des femmes contre la violence domestique (Section 3-b).
Mais malgré les efforts de la législation indienne pour éradiquer la pratique de la dot, celle-ci persiste dans les familles de toutes classes sociales. Pis : elle est en expansion.
La résistance et l’expansion de la dot face à l’interdiction légale
Les chercheurs Gaurav Chiplunkar et Jeffrey Weaver expliquent que plusieurs facteurs économiques contribuent à la perpétuation et à la hausse de la pratique de la dot dans le marché matrimonial indien. La « qualité du mari » joue un rôle capital. D’après leur étude, plus les futurs maris sont de « qualité supérieure » – qualité définie selon le niveau d’éducation et le prestige de la profession –, plus le montant de la dot est élevé, contraignant les familles des futures mariées à verser la dot demandée sous peine de devoir marier leurs filles à des prétendants de « moindre qualité ».
De plus, ils soulignent que les maris ont un intérêt économique certain à accepter une dot, notamment si leur famille souhaite compenser les investissements réalisés dans leurs études ou doit, à son tour, payer une dot pour le mariage de leurs filles.
D’autres chercheurs mettent en évidence le fait que l’exigence de la dot est devenue, pour les familles des maris, un moyen d’acquérir de nouveaux produits (moto, téléphone, voyage, appartement, voiture, etc.). Ces motifs consuméristes rabaissent le statut des femmes et des filles et contribuent à l’instauration d’un contexte général propice aux violences à leur égard.
L’impact de la dot sur la vie et le statut des femmes et des filles
La dot est en effet l’une des principales causes de violences conjugales et familiales en Inde. Chaque année, des milliers de femmes sont tuées par leur mari et/ou leur belle-famille pour une dot jugée insuffisante, non honorée ou parce que leurs parents ne peuvent plus répondre aux nouvelles demandes de dot.
Selon une étude publiée dans The Lancet, le nombre de dowry deaths communiqué officiellement est largement inférieur à la réalité. Les auteurs de l’étude soulignent que de nombreux crimes liés à la dot sont maquillés en accidents domestiques. Les crimes relevant de la dowry cruelty, perpétrés pour les mêmes raisons, sont aussi extrêmement courants. La mort très médiatisée de trois sœurs dans le Rajasthan en 2022 le rappelle.
Le système dotal en Inde contribue à la marchandisation de la femme sur le marché matrimonial. Avant le mariage, son « éligibilité » à se marier dépend de sa valeur marchande, comme le rapporte Gunjan Tiwari (nom d’emprunt) à la BBC :
« Mon père dit que cela ne fait que six ans qu’il a commencé à chercher un marié pour moi. Sans dot, dit-il, il ne pourra pas me trouver un mari même s’il cherchait pendant 60 ans. »
Une fois mariées, de nombreuses femmes indiennes passent sous le joug du mari et/ou de la belle-famille et deviennent un « capital » au profit de ces derniers. Leur valeur, leur vie et leur santé (physique et mentale) sont alors conditionnées par les biens ou l’argent qu’elles peuvent leur apporter. C’est dans ce contexte que Manjullama, 18 ans, a été tuée parce que ses parents n’étaient pas en mesure « de payer la moto réclamée par son mari ». Exemple parmi d’autres.
Les violences faites aux femmes et relatives à la dot peuvent aussi commencer peu après ou avant leur naissance. Des infanticides (actifs ou passifs) sur des fillettes à la naissance pour des raisons liées à la dot ont longtemps été pratiqués à la demande ou par des familles elles-mêmes.
Avec le développement des techniques de diagnostics prénataux, ces cas d’infanticides ont été majoritairement remplacés par des avortements sexo-sélectifs, malgré leur interdiction depuis une loi de 1994. L’ONU estime le nombre de tels avortements par crainte de la dot à près de 400 000 chaque année en Inde.
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De plus, il existe une corrélation entre le prix de l’or, la dot et la vie des filles indiennes : lorsque le prix de l’or est en hausse, le montant de la dot augmente mais l’espérance de vie des filles diminue. En effet, une certaine quantité d’or est généralement exigée par la belle-famille dans le cadre de la dot. Par conséquent, les parents évitent d’avoir une fille pour ne pas avoir à payer une telle dot plus tard.
Par ailleurs, les travaux de l’anthropologue judiciaire Karine Bates démontrent qu’il est fréquent qu’une femme indienne subisse des pressions de la part de sa belle-famille pour mettre fin à sa grossesse si elle attend une fille, en partie pour des questions relatives à la dot. Cette sélection des naissances a conduit à un très fort déséquilibre du ratio femmes-hommes avec un nombre de femmes inférieur à celui des hommes, entraînant d’autres répercussions telles que le trafic de jeunes femmes qui sont revendues à des hommes célibataires ou la polyandrie qui permet à une femme d’épouser un ou plusieurs frères de son mari.
Comment protéger les femmes et les filles face à une loi et une justice défaillantes ?
Les dispositions légales dans la lutte contre la dot depuis 1961, bien qu’elles représentent un progrès, comportent certaines failles. Le Code pénal indien n’établit de responsabilité présumée pour les dowry deaths que pour une durée de sept ans après le mariage. Or, les violences relatives à la dot peuvent survenir à tout moment, même des années après le mariage du fait de nouvelles demandes de dot.
De plus, la dowry cruelty fait référence à un acte de « cruauté » fondé sur une demande de dot. Toutefois, cette notion de « cruauté » n’est pas définie, ce qui semble laisser supposer qu’une certaine dose de violence est tolérable.
Plusieurs auteurs ont également souligné la lenteur de la procédure judiciaire, ainsi que le faible taux de condamnations dans les affaires de dowry deaths. Trop souvent, ces meurtres sont déguisés en accidents domestiques et ne font pas l’objet d’une enquête approfondie. Le manque de confiance envers la police incite aussi de nombreuses femmes indiennes à renoncer à porter plainte.
En 2012, le décès d’une étudiante victime d’un viol collectif avait suscité une prise de conscience générale des violences faites aux femmes dans le pays. La mobilisation de la population après ce drame a permis l’adoption de réformes législatives et le lancement d’actions de sensibilisation pour protéger les femmes.
Ces initiatives doivent être étendues à la lutte contre les violences liées à la dot, et s’accompagner d’une application moins laxiste des lois existantes. Il est également important d’encourager les campagnes de sensibilisation visant à modifier les mentalités sur la préférence pour les garçons à la naissance. À cet égard, les jeunes artistes indiens, tels que la poétesse et militante féministe Aranya Johar, ont un rôle clé à jouer grâce à leur impact positif sur la scène nationale et internationale.
Enfin, les actions menées par les femmes du « Gang du sari rose », un groupe féminin d’autodéfense, sont également encourageantes.
Allane Madanamoothoo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.