Chevènement, le dernier des mohicans

L’an dernier, le « Che » publiait ses 20 réflexions pour l’avenir, un ultime programme politique. Ce dernier reste-t-il pertinent face aux nouveaux enjeux géopolitiques, tels que la guerre en Ukraine, la remilitarisation de l’Europe et le basculement diplomatique opéré par Trump ? L’article Chevènement, le dernier des mohicans est apparu en premier sur Causeur.

Mar 8, 2025 - 18:30
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Chevènement, le dernier des mohicans

En 2004, Jean-Pierre Chevènement créa la Fondation Res Publica, afin de revenir aux sources de la République que la gauche, pas moins que la droite, avaient dévoyée. Comment remonter la pente ? En lisant ces « 20 réflexions pour l’avenir », écrites par 20 contributeurs différents, et qui sont autant d’analyses que de propositions pour notre pays. Un programme, en somme.


«  La démocratie a vaincu. » A vaincu quoi ? Le stalinisme ? Le fascisme ? Non, la République… Alain Dejammet explique le sens de « Res Publica » et rappelle à cette occasion un article de Régis Debray qui fit grand bruit et où l’on pouvait lire ceci : «  Dans la république française de 1989 – qui connut le défilé Goude pour fêter le bi-centenaire – la république est devenue minoritaire. La démocratie a vaincu. »

Gauche et néolibéralisme

Dans son introduction, Jean-Pierre Chevènement analyse cette défaite : « La gauche, depuis les années 1980-1990 a sombré dans un néolibéralisme dont elle ne parvient plus à s’extraire. La droite, qui l’a accompagnée sur ce chemin, n’a pas su préserver l’héritage du gaullisme. La Vè République s’est dégradée. Elle a perdu de vue le sens de l’État républicain. C’est elle qui, au prétexte du marché unique européen puis de la monnaie unique, nous a fait basculer dans un libre échangisme où le levier politique allait échapper définitivement à la représentation des citoyens. L’européisme a gangrené le sens de l’intérêt général (…) Deux guerres mondiales n’auraient pas suffi à abattre l’édifice de la nation civique si un dessein plus vaste, celui d’une mondialisation capitaliste dominée par les États-Unis, n’avait pas ruiné les vieilles allégeances. »

Marie-Françoise Bechtel, rappelle les mises en garde de Mendès France contre la ratification du traité de Rome en 1957, de Jean-Pierre Chevènement et Philippe Seguin concernant le traité de Mastricht, et souligne que les deux derniers ne croyaient pas aux fondamentaux de l’Europe telle que Jean Monnet la concevait[1] ; à savoir «  la disparition programmée de la nation ». Par ailleurs, elle propose » de ne pas se leurrer sur les apories du couple franco-allemand », de «  pousser l’alternative confédérale pendant qu’il en est encore temps », et « d’engager une révision de notre texte fondamental afin de s’assurer de la supériorité de la Constitution sur les traités ». Ce que l’Allemagne, du reste,  fait depuis un moment…

A propos du couple franco-allemand justement, Jean-Michel Quatrepoint, qui n’est plus, affirmait que «l’Allemagne est devenue l’hégémon de l’Europe » et dénonçait les erreurs stratégiques de la France.

Nos voisins, forcément très intéressés par l’élargissement le plus grand à l’Est, fabriquent leurs « sous-ensembles à bas coût, exportés ensuite chez eux où se réalisent la valeur ajoutée et les exportations finales », alors que«  les groupes français, en délocalisant l’ensemble de la fabrication ont perdu la partie. » Il ajoutait ceci : « Nous exportons vers l’Allemagne des matières premières brutes qui nous reviennent sous la forme de produits transformés. C’est typiquement le cas d’un pays en voie de développement. » Enfin, l’idée, en très grande voie de développement elle aussi, selon laquelle les décisions devraient être désormais être prises à la majorité qualifiée nous mènerait tout droit à une Europe fédérale qui ressemblerait étrangement au modèle du « Saint-Empire romain germanique », où « les princes disposaient d’une relative autonomie par rapport à l’empereur, à l’image de celle dont bénéficient les Länder vis à vis de l’État fédéral. » Conclusion : il nous faudrait «  divorcer de Berlin sans divorcer de l’Europe. »

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Au-delà de l’Europe, le monde, et notre politique à l’international. « L’objectif d’une Europe-puissance, dont la perspective s’éloigne à la mesure des élargissements successifs, a constitué progressivement l’alpha et l’oméga de la politique étrangère française, (….) Paris a perdu sa capacité d’analyse autonome et l’acuité de sa perception de l’évolution du monde. » nous dit Jean de Gliniasty. Nous n’aurions pas su voir les facteurs locaux, historiques, « civilisationnels », voire anthropologiques à l’origine des crises, et aurions, de ce fait, été évincés de nombreux pays. Retrouver une voix singulière dans le concert des nations suppose qu’on ne permette pas le transfert de nouveaux pouvoirs à la Commission, ni le vote à la majorité qualifiée car cela entraînerait une politique centrée sur le plus petit dénominateur commun ; la démocratie et les droits de l’homme en général, ainsi que la fin de notre siège au Conseil de sécurité.

La question centrale de l’Ecole républicaine

Et bien sûr, l’école ! Qui dit République dit école, et qui dit école dit République. Comment les dissocier ?! Et l’islamisme radical l’a bien compris. A ce sujet, Jean-Pierre Chevènement, qui a œuvré à un islam de France, rappelle que celui-ci est fait «  pour les musulmans qui ont choisi d’embrasser la nationalité française », alors que « l’islamisme radical a déclaré la guerre à la République. » On peut objecter qu’on peut prendre la nationalité française sans l’embrasser et que le président de la Turquie encourageait fortement la démarche !  Mais concernant l’école, l’islamisme radical n’est pas le seul responsable. Souâd Ayada constate la fin d’un récit fondateur «  qui associait étroitement l’école et la France. » Par ailleurs, «  Le français n’était pas seulement la langue de la République, il était aussi perçu comme la langue de la promotion sociale. » Le globish aujourd’hui, hélas, s’en charge. Elle déplore également l’idée même d’inclusion «  qui veut que l’on définisse toute personne par sa différence et qu’on lui reconnaisse à ce titre le plein droit à la citoyenneté. » Idée qui sape les fondements mêmes de la République. L’ancien ministre avait rappelé précédemment que « depuis la Révolution de 1789, la France incarne, en effet, le modèle de la nation civique, à l’opposé de la nation ethnique, ou même tout simplement fondée sur un privilège identitaire, qu’il soit religieux ou communautariste. » On pourrait ajouter, sexuel.  « C’est là-dessus qu’il faut reconstruire » conclut-il. Oui, mais comment ? dès lors que le corps enseignant lui-même est favorable à cette idéologie de la diversité, même quand elle se retourne contre lui !

Le président Macron avait dit son peu de goût pour le mot même d’assimilation qui avait à ses yeux un côté trop digestif… Il ne croyait pas si bien dire, car toute culture si elle veut en être une doit être  précisément digérée ! Autrement, cela donne des «  On respecte les lois de la République » sans les avoir jamais fait siennes… Joachim Le Floch-Imad rappelle que « la notion d’assimilation à laquelle on a substitué celle d’intégration, est pourtant toujours présente dans notre code civil comme condition de l’accès à la nationalité », et qu’« elle va de pair avec l’idée d’une culture majoritaire à faire sienne et de principes non négociables à préserver. » (c’est moi qui souligne),

les origines de chacun étant appelées à la discrétion et dévolues à la sphère privée. Jean-Yves Autexier y revient dans son texte évoquant la crise de la raison et la « forte offensive contre l’esprit des Lumières. » en affirmant que « la loi de la majorité ne dispense pas de protéger les minorités, mais ne leur permet pas d’imposer la leur » !

La laïcité, serpent de mer de notre vie politique nationale

Et qui dit République dit laïcité ! Non pas comme une valeur ajoutée, mais comme un principe constituant. Comme l’écrit Sami Naïr, il n’existe pas de « laïcité ouverte ou fermée », mais la laïcité tout court ! Son texte fait l’historique des immigrations successives qui a fait se substituer une immigration de peuplement d’origine extra-européenne à une immigration de travail avec une forte population européenne, ce qui immanquablement modifie la nation, d’autant que l’assimilation à celle-ci n’est plus préconisée. Nous sont rappelés les quatre piliers fondamentaux de la République et le fait que si un seul manque, c’est l’édifice en entier qui vacille.

En en appelant à la pédagogie pour faire entendre raison et à la perspective d’un aggiornamento de l’islam qu’on ne peut se permettre d’attendre, le philosophe me semble peu réaliste. Il l’est davantage lorsqu’il ajoute que rien de cela n’est possible à flux migratoires constants.

Quid donc de la Loi ? À laquelle aucune pédagogie ne peut se substituer. La Vè République, comme nous le montre Jean-Eric Schoettl avait « pour tropisme premier d’instituer un exécutif fort », lequel a pourtant faibli de manière inquiétante. « La place prise par le Conseil constitutionnel, inimaginable en 1958, le droit européen qui est partout, et la magistrature judiciaire qui s’est syndicalisée et politisée » sont autant de facteurs qui l’affaiblissent.

« La loi n’est plus le sommet de la hiérarchie des normes, mais une règle du jeu précaire et révocable, à la merci des contentieux introduits par les lobbies et les activistes devant les instances juridictionnelles nationales et supranationales. » Je ne peux m’empêcher de citer ici le dernier contentieux dont j’ai eu vent et qui concerne un procès intenté à la SNCF par des personnes non-binaires qui ne désirent pas cocher la case homme ou femme dans le questionnaire pour acheter un billet… Alors, comment appliquer la loi lorsque celle-ci est érodée de tous côtés ? Jean-Eric Schoettl nous fait part de ses préconisations, de son rêve comme il dit, qui vaut la peine d’être réalisé…

A propos de la loi et de son grignotage dans tous les domaines, y compris pour la question territoriale, Benjamin Morel rappelle le discours de Jean-Pierre Chevènement à Grasse le 3 septembre 2000 : « Comment expliquer que des députés corses puissent faire la loi à Paris et qu’elle ne s’applique pas en Corse ? La loi doit être la même pour tous. On prétend rompre avec l’uniformité. On rompt en réalité avec l’égalité. (…) Ce qui est en cause, c’est la définition de la France comme communauté de citoyens. Revenir à une définition par l’origine serait une terrible régression. La République n’est pas une parenthèse à refermer dans notre histoire. » Il rappelleégalement l’article 1 de notre Constitution : «  la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. » Benjamin Morel précise que «  l’universalisme républicain interdit de reconnaître à des groupes des droits singuliers au nom d’une identité. » J’ajouterai, quant à moi, que l’égalité devant la loi est devenue, par un singulier glissement, l’égalité des identités, ce qui n’a strictement rien à voir et nous vaut un relativisme généralisé maquillé en tolérance. Pour autant, la démocratie invoquée par la Constitution permet la décentralisation, qui n’est pas, en revanche, la différenciation ; laquelle pourrait s’avérer le « tombeau de la République. »

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Mais faut-il encore que la démocratie, qui se distingue de la République mais ne s’y oppose pas, sache encore ce qu’est une société ! Marcel Gauchet s’en prend à la « gouvernance par les nombres », qui touche aussi l’école (autre point noir de celle-ci, et pas des moindres!), laquelle gouvernance «  privilégie des compétences tournées vers l’efficacité opérationnelle, au détriment de la quête d’intelligibilité. » Le penseur souligne «  la connexion de ce cadre intellectuel avec le consensus idéologique libéral-libertaire qui cimente l’internationale des élites occidentales. »Et conclut : «  La crise démocratique est là. C’est une crise de « gouvernance » en effet.  Ne peuvent valablement prendre en charge la conduite d’une société que des gens qui savent ce qu’est une société. »

Cesser d’importer ce que nous nous interdisons de produire

Louis Gallois, de son côté, interroge le redressement productif pour la France, et s’il ne pense pas possible la relocalisation d’industries d’antan, en revanche il prône une industrie technologique d’envergure. Quant à Franck Dedieu, il en appelle à une réconciliation de l’Écologie, du Progrès et de l’Industrie, partant du principe qu’il s’agit moins de « changer la vie » que de « dévier » l’économie. » Il écrit : « Plus personne n’ose sérieusement opposer l’écologie à l’industrie si le producteur se rapproche du consommateur (…) Acheter un téléviseur à écran plat Made in China pour 299 euros et le changer régulièrement ou payer un tel produit 800 euros fabriqué en France avec la promesse de le garder longtemps correspond à deux mondes différents. » A cette fin, entre autres, Yves Bréchet vante le vecteur électrique, dont il n’hésite pas à dire qu’il est «  l’outil de décarbonation de l’économie ; raison pour laquelle «  la libéralisation du marché de l’électricité est un non-sens économique. » Et que chacun reste à sa place ! « Framatone à celle de chaudiériste et de fabricant de combustible ; EDF à celle de constructeur/exploitant ; le CEA à celle d’organisme de recherche au service de la filière. » Jean-Michel Naulot , pour sa part, pousse un cri d’alarme et affirme que si la France ne veut pas sortir de l’euro, elle doit de toute urgence investir dans la transition écologique, le numérique, la défense et la recherche, et qu’il faut, de surcroît, ajouter l’objectif de stabilité financière à celui de stabilité des prix. Quant à l’industrie de défense française, Laurent Collet-Billon interroge son avenir, compte-tenu des relations conflictuelles sur ce sujet avec l’Allemagne. Il souligne la volonté de la Commission européenne de faire de la politique industrielle en matière d’armement, mais se demande si c’est à elle de mettre en commun des programmes d’armement. Rien n’est moins sûr ! Par ailleurs, il déplore que des enjeux technologiques très importants soient négligés dans la LPM (Loi de programmation militaire 2024-2030) et propose donc de les y intégrer. Enfin, pour ce qui est du monde agricole, Baptiste Petitjean nous fait remarquer que si nous exportons beaucoup, nous importons encore plus. Et qu’il ne faut pas se leurrer ; notre excédent commercial et agroalimentaire doit, certes, aux céréales, mais aussi au champagne et au cognac, sans lesquels la balance penche nettement du mauvais côté ! Et de nous faire la liste des déficits par secteur. Et il y en a ! Ce qui augmente, par l’importation, l’empreinte carbone. Autrement dit, la souveraineté alimentaire est nécessaire et bio par-dessus le marché. L’auteur ne manque pas de pointer du doigt l’effet négatif des programmes environnementaux tels que « Farm to Fork » ou les « Biodiversity Stratégies » sur la production continentale, et préfère nous dire « comment cesser d’importer ce que nous nous interdisons de produire. »

A l’heure où les États-Unis modifient leur relation avec le continent européen, le divorce entre Paris et Berlin n’est peut-être plus de mise. Il se pourrait même qu’une nouvelle alliance puisse réconcilier le couple originel, une fois la dépendance à Washington levée. En attendant, ResPublica aborde les thèmes essentiels d’une politique qui renouerait avec l’esprit de la Républiqueet permettrait à la France de se relever. Au terme de cette présentation où j’ai voulu faire parler chaque intervenant car cet ouvrage se présente comme une feuille de route pour l’avenir ; programme dont nous prive généralement la gauche aujourd’hui, j’espère n’avoir oublié personne et donné envie aux lecteurs d’aller voir de plus près les développements des analyses et les détails des propositions.

Res Publica, sous la direction de Jean-Pierre Chevènement, 20 ans de réflexions pour l’avenir, Éditions Plon, octobre 2024, 240 pages.

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[1] La faute de Mr. Monnet, de Jean-Pierre Chevènement, Éditions Fayard 2006

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