Une conversation avec Les Binet : faut-il sacrifier l’émotion à l’algorithme ?
C’est une figure et référence incontournable de la scène marketing, reconnue pour son travail sur l’efficacité publicitaire et l’équilibre entre branding et activation. Alors lorsque DDB Paris invitait Les Binet la semaine dernière à partager son expertise lors de la … Continuer la lecture → The post Une conversation avec Les Binet : faut-il sacrifier l’émotion à l’algorithme ? first appeared on La Réclame.


C’est une figure et référence incontournable de la scène marketing, reconnue pour son travail sur l’efficacité publicitaire et l’équilibre entre branding et activation. Alors lorsque DDB Paris invitait Les Binet la semaine dernière à partager son expertise lors de la conférence Rules of Effectiveness, l’occasion ne pouvait être trop belle pour ne pas être saisie par la Réclame.
Ancien Head of Effectiveness d’adam&eveDDB, il est notamment connu pour ses recherches avec Peter Field sur l’impact de la publicité à long terme, et pour avoir introduit la règle des 60/40, qui prône un équilibre optimal entre branding (émotionnel, long terme) et activation (rationnel, court terme).
Ses travaux, qui démontrent que les campagnes émotionnelles génèrent une croissance plus durable que le court-termisme digital, influencent aujourd’hui les stratégies des plus grandes entreprises et plateformes comme Google et Meta (dont le revirement peut prêter à sourire). À l’occasion de son passage à Paris, nous avons proposé à Vincent Balusseau, professeur de marketing à Audencia Business School, d’échanger avec lui sur les défis que pose la réduction des formats publicitaires et l’évolution des plateformes numériques. Une conversation essentielle, avec l’aimable participation de Sébastien Genty, DG en charge des stratégies chez DDB Paris et Président du Collectif du Planning Stratégique (CPS), à l’heure où la pression du court terme et les logiques algorithmiques mettent à l’épreuve la capacité des marques à créer des émotions durables.
Vincent Balusseau : Votre travail a mis en évidence l’importance de l’équilibre entre deux types d’activités essentielles à la croissance des marques (et l’importance de l’équilibre entre les budgets associés à ces deux activités). Avec les efforts menés en Branding d’une part, on cherche à prédisposer les consommateurs à sa marque, avant même que ceux-ci ne soient “sur le marché”, ou en situation d’achat. Là, vous insistez sur l’importance de la créativité et du storytelling, donc sur la capacité d’une publicité à déclencher des émotions. Avec les “activations”, d’autre part, on concentre ses efforts sur les individus en situation d’achat, et on utilise un discours plus rationnel, de nature à “emporter la décision” et conclure la vente. Comment maintenir cet équilibre à l’heure où les formats publicitaires, sur les plateformes, sont de plus en plus courts ? Et au fond, est-il encore possible de “raconter des histoires” avec des formats aussi courts ?
Les Binet : L’équilibre entre brand building (et un discours plutôt émotionnel) et activation (et un discours plutôt rationnel) reste fondamental malgré la réduction des formats publicitaires. Les plateformes digitales imposent aujourd’hui des contraintes drastiques (3, 5, ou 6 secondes selon les plateformes). Mais il est quand même possible de susciter certaines émotions rapidement, par exemple par l’humour ou la surprise, même s’il devient, c’est vrai, plus difficile d’effectuer un travail émotionnel profond, comme avec les publicités télévisées de John Lewis.
Les formats très courts offrent une palette émotionnelle limitées. Toutefois, des données YouTube indiquent que les publicités les plus efficaces en ligne durent nettement plus longtemps (en moyenne 1 minute 41 secondes). Cela signifie que, malgré la dominance des formats courts, sur certaines plateformes, le contenu émotionnel plus riche et plus long conserve son efficacité, à condition, évidemment, de capter rapidement l’attention et de la retenir.
Alors oui, les formats ultra-courts compliquent le storytelling traditionnel, mais les formats plus longs disponibles en ligne permettent de contourner cette contrainte.
Sébastien Genty : On a tendance à oublier l’affichage, mais dans un monde où les médias sont fragmentés, c’est le seul média qui touche encore tout le monde. Et avec le digital et le DOOH, il devient encore plus puissant. Finalement, l’enjeu aujourd’hui n’est pas tant de choisir entre formats courts et formats longs, mais de comprendre comment articuler les deux de manière cohérente pour maximiser l’efficacité globale. C’est là que réside le vrai défi pour les marques et les agences.
Vincent Balusseau : Avec les formats courts, les annonceurs sont tentés de mettre en avant la marque, le produit et son bénéfice immédiatement… ce qui complique les choses….
Les Binet : Cela ne signifie pas nécessairement qu’il faille sacrifier toute émotion. Plutôt que d’afficher immédiatement la marque, on peut d’abord capter l’attention de l’audience avec un élément intriguant, drôle ou surprenant, avant de la révéler quelques secondes après. La clé est d’intéresser rapidement l’audience, pas d’exposer la marque immédiatement.
L’émotion reste évidemment centrale, car les mécanismes psychologiques fondamentaux n’ont pas changé : on doit toujours « préparer » émotionnellement les consommateurs avant de les pousser vers l’achat.
Vincent Balusseau : Mais le régime algorithmique des plateformes et l’attention très réduite des cibles sur les plateformes ne favorisent pas les récits, où la marque se révèle progressivement via une structure narrative classique. Vous seriez surpris de voir le retour de mes étudiants quand je leur montre des publicités “traditionnelles” de 30 ou 60 secondes (même très réussies)… qu’ils auraient, me disent-ils, skippé si je ne les avais pas “obligés” à les regarder. « C’est trop lent », « ça ne va pas assez vite », « il ne se passe rien », et ça n’a donc aucune chance d’être poussé par les algorithmes, sauf exception. Et les contenus vidéos les moins engageants seront même “sanctionnés” par les algorithmes. . Les marques ont donc, à mon sens, raison d’en tirer les conséquences, pour, au moins sur les plateformes, et sur mobile, essayer de dire l’essentiel en quelques secondes (la marque, le produit, son bénéfice). L’autre option consiste à épouser parfaitement les codes créatifs des plateformes, mais là encore, on s’éloigne du storytelling classique, et de sa capacité à provoquer des émotions comme l’empathie… Cela ne limite-t-il pas les marques dans leur capacité à bâtir un attachement émotionnel sur le long terme, qui reste, pour vous, une des clés de l’efficacité publicitaire ?
Les Binet : C’est effectivement un enjeu majeur. Le fonctionnement des algorithmes favorise souvent les contenus qui engendrent une interaction immédiate (clics, partages, engagement rapide), ce qui pousse les marques à adopter une approche plus rationnelle. Mais cela va à l’encontre des principes fondamentaux du brand building.
Sébastien Genty : Ce qui est paradoxal, c’est que les plateformes ont initialement été perçues comme des opportunités pour réinventer la publicité en intégrant davantage d’interactivité et d’immersion. Pourtant, aujourd’hui, elles conduisent plutôt à un appauvrissement du message publicitaire en le rendant plus court, plus direct, moins subtil. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’alternatives. Certaines marques réussissent à contourner ces contraintes en adaptant leur créativité à la logique des algorithmes sans pour autant sacrifier l’émotion. Il y a un équilibre à trouver entre optimisations algorithmiques et impact à long terme sur l’image de marque.
Les Binet : Exactement. L’un des dangers du régime algorithmique est qu’il pousse à court terme à favoriser des tactiques qui peuvent être optimales en termes de coût par clic ou par vue, mais qui ne bâtissent pas de réel capital de marque. Or, une marque forte se construit par répétition et cohérence sur le long terme. Les plateformes elles-mêmes finiront par comprendre que si elles limitent trop les capacités des marques à créer de l’émotion, elles perdront in fine une part de leur attractivité publicitaire au profit d’autres canaux comme l’affichage ou la TV connectée.
Sébastien Genty : C’est pourquoi il est crucial d’expérimenter et d’adapter les formats au contexte tout en gardant une cohérence émotionnelle. Un mix de stratégies est nécessaire pour répondre aux réalités des plateformes tout en conservant un impact sur la perception de la marque à long terme.
Les Binet : Dans ces formats courts (3 à 5 secondes, type bumper ads), une des solutions les plus efficaces reste l’humour : on peut faire sourire en quelques secondes. On peut aussi appréhender ces formats très courts comme des « affiches animées »… visuellement ou artistiquement impactantes, capables de générer une émotion ou une impression esthétique immédiate.
Sébastien Genty : Je pense que cela va obliger les annonceurs à expérimenter davantage : peut-être que l’avenir de l’émotion en publicité passera par un mix entre digital et formats traditionnels, plutôt que par un tout-algorithmique.
Vincent Balusseau : Quel est exactement le rôle des émotions dans l’efficacité publicitaire selon vous ? S’agit-il principalement d’attirer l’attention, de favoriser la mémorisation, ou d’opérer – c’est une de vos convictions – une forme de conditionnement émotionnel ?
Les Binet : Le rôle des émotions en publicité, tel que je l’observe, se décline principalement en trois mécanismes complémentaires.
Le premier rôle évident est celui d’attirer l’attention. Une publicité émotionnelle (qu’elle soit drôle, surprenante ou touchante) capte immédiatement l’attention du public beaucoup plus efficacement qu’une communication purement rationnelle ou informative. Ce qui permet d’attirer l’attention des gens qui, justement, ne sont pas “en situation d’achat”, et n’ont donc aucune raison d’accorder la moindre attention à votre message.
Ensuite, les émotions jouent un rôle déterminant dans la mémorisation à long terme : en psychologie, il est démontré que les gens se souviennent beaucoup plus longtemps des sentiments qu’ils ont éprouvés face à une publicité que des faits ou des messages rationnels. Comme lorsqu’on se rappelle d’un film qu’on a aimé sans nécessairement se souvenir précisément de son intrigue, les gens se souviennent davantage des émotions ressenties face à une publicité que du contenu précis ou des messages explicites véhiculés.
Enfin, et ce point est crucial, les émotions agissent par un conditionnement émotionnel, selon le mécanisme classique du conditionnement pavlovien. C’est-à-dire qu’une émotion positive ressentie face à une publicité devient automatiquement associée à la marque elle-même. Cette association émotionnelle se réactive automatiquement dès que le consommateur entre en contact avec la marque, influençant favorablement ses choix futurs, et ce, de manière inconsciente. Ce dernier point ayant longtemps été sous-estimé par les théories publicitaires classiques, alors même qu’il constitue une clé majeure de l’efficacité à long terme.
Pour prendre un exemple concret, les publicités John Lewis fonctionnent exactement comme cela : les consommateurs ne retiennent pas nécessairement de message précis, mais ressentent un attachement émotionnel fort, et qui perdure. La conséquence directe de ce conditionnement est qu’au moment d’un achat, la marque bénéficie d’un avantage émotionnel souvent décisif.
Sébastien Genty : Cela rejoint d’ailleurs l’idée de Robert Heath sur le low involvement processing : en situation de faible implication, l’émotion permet de créer ces raccourcis mentaux favorables à la marque.
Les Binet : Exactement, et c’est justement ce que beaucoup d’annonceurs oublient quand ils privilégient trop l’aspect rationnel et transactionnel de la publicité.
Vincent Balusseau : Cette logique de “conditionnement émotionnel”– où une émotion déclenchée par la publicité se transfère à la marque – a quand même fait l’objet de beaucoup de débats chez les chercheurs en publicité…
Les Binet : L’attachement émotionnel (conditionnement émotionnel) est soutenu par des preuves empiriques. L’exemple des campagnes John Lewis est parlant : même sans message explicite clair, les spectateurs développent une forme d’affect pour la marque simplement parce qu’ils aiment ses publicités, parce qu’elles les touchent. C’est précisément le mécanisme pavlovien : les gens transfèrent inconsciemment l’émotion positive ressentie devant l’annonce vers la marque elle-même. Bien sûr, d’autres facteurs existent, mais le transfert émotionnel est un mécanisme central qu’on a systématiquement retrouvé, Peter Field et moi-même, dans nos travaux.
Vincent Balusseau : Quelle est votre position face aux multiples critiques qu’on essuyé les sciences comportementales, et leurs applications en publicité (y compris les travaux de Kahneman, et son fameux “système 1” et “système 2”)
Les Binet : Ces débats ne remettent pas en cause la pertinence fondamentale des émotions dans l’efficacité publicitaire. En pratique, on observe toujours que les émotions influencent fortement les décisions des consommateurs. Même si les modèles psychologiques peuvent être débattus ou affinés, l’effet observé sur les ventes et la performance marketing est clairement établie.
Vincent Balusseau : Quel regard portez-vous sur le concept de « disponibilité mentale » (« mental availability ») d’Ehrenberg-Bass et sur les travaux de Byron Sharp qui, de fait, laissent peu de place au(x) rôle(s) joué(s) par les émotions ?
Les Binet : La notion de disponibilité mentale (« mental availability ») d’Ehrenberg-Bass est effectivement essentielle dans l’efficacité publicitaire : une marque doit facilement être présente à l’esprit des consommateurs, et ce pour de multiples situations d’achat ou occasions de consommations. Je suis parfaitement à l’aise avec ce concept, et avec l’importance qui lui a été attribuée. Et How Brands Grow est incontestablement l’ouvrage marketing le plus important qui soit sorti ces 20 dernières années. Cependant, là où je diverge, notamment avec Byron Sharp, c’est sur un point précis : pour lui, seule la disponibilité mentale compte, et peu importe si la marque est aimée ou non. Je pense au contraire que les affects (« brand liking ») jouent un rôle. Dans un marché où toutes les marques ont potentiellement accès aux mêmes ressources et médias, la dimension émotionnelle devient justement l’élément différenciant. La disponibilité mentale est nécessaire, mais insuffisante : être apprécié constitue un avantage compétitif décisif à long terme.
Quand il affirme que seule la disponibilité mentale importe, indépendamment du fait que les consommateurs apprécient ou non une marque, je pense qu’il est allé trop loin dans la simplification. Certes, être présent à l’esprit (mental availability) est essentiel, mais cela ne fait pas tout. Prenons l’exemple d’Elon Musk : il bénéficie d’une énorme visibilité (très forte disponibilité mentale), mais celle-ci est associée à une charge émotionnelle négative croissante auprès d’une partie du public. Je pense sincèrement qu’à terme, cette visibilité négative aura des répercussions néfastes pour Tesla. Cela prouve bien que l’appréciation positive des marques (« liking ») n’est pas juste facultative, elle conditionne leur succès commercial sur la durée.
Ce n’est pas une opinion personnelle, mais une réalité observable empiriquement : les marques qui génèrent un affect positif réussissent mieux économiquement sur le long terme.
Vincent Balusseau : On va parler mesure, votre autre “grande spécialité”.
Cela doit vous faire plaisir de voir les géants du numérique (Google, Amazon, Meta) adopter désormais des modèles orientés vers l’efficacité à long terme… après avoir, pendant longtemps, privilégié les mesures court-termistes ? Et ils invitent maintenant – ironie du sort – les spécialistes du branding, comme vous et d’autres, à prendre la parole dans leurs papiers ou leurs conférences !
Les Binet : C’est une évolution intéressante et globalement positive. Dès les années 90, certains ont imaginé de que le digital résoudrait définitivement le problème de la mesure de l’efficacité publicitaire ; : il suffirait de suivre des parcours clients et des clics en temps réel. Mais en réalité, la mesure de l’efficacité publicitaire à partir des seuls clics est totalement biasée cette méthode ne capture qu’une très faible partie des véritables effets de la communication, notamment sur le long terme.
Ce changement d’approche de Google, Meta ou Amazon vers des modèles plus orientés branding et efficacité à long terme (comme le MMM) signifie qu’ils reconnaissent l’insuffisance des modèles court-termistes basés sur l’attribution.
Vincent Balusseau : Ou ils reconnaissent que ces approches ne suffisent pas à capter les budgets branding !
Les Binet : Pour moi, peu importe finalement que leur changement de position soit motivé par un intérêt commercial à vendre davantage de formats publicitaires à visée branding. L’essentiel est qu’ils aient fini par reconnaître publiquement l’importance fondamentale d’un équilibre marketing entre le long et le court terme, intégrant ainsi enfin des modèles plus complets, comme le MMM (Marketing Mix Modeling) ou les tests d’incrémentalité. C’est une évolution que j’accueille très positivement, car elle amène toute l’industrie publicitaire à se rapprocher d’une vision plus complète et réaliste de l’efficacité publicitaire.
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